Par Faouzia Zebdi Ghorab
Il n’y a pas si longtemps, sur l’échelle du temps social, les musulmans de France vivaient à la marge, relégués aux périphéries bétonnées de l’Île-de-France, entassés dans des bidonvilles qui disaient tout de leur statut provisoire, précaire, et toléré par nécessité. À Nanterre, par exemple, lieu du plus grand bidonville de France dans les années 1950-1970, le boucher « halal » officiait dans un abri de tôle ondulée.
Dans ce désert institutionnel, l’organisation communautaire se faisait selon les moyens du bord.
Pas d’enseigne, pas de vitrine, pas de marketing. Juste un couteau, une planche, et une communauté qui faisait avec ce qu’elle avait. C’était l’époque où le halal n’était pas un marché, mais un « souvenir » du bled, une fidélité religieuse bricolée dans l’exil.
Il y avait alors, dans ces quartiers de fortune, une économie de proximité sans storytelling, ni marque déposée. Le barbier, le vendeur de pain, le boucher, tous offraient un service, dans une forme d’autosubsistance communautaire. Le mot « halal » ne s’écrivait pas en lettres capitales, il se murmurait, comme la prière qu’on n’ose plus trop afficher dans une République qui tolère mal ce qui échappe à ses codes culturels. Mais cette époque est finie. Bien finie.
De l’invisibilité honteuse à la consommation assumée
Aujourd’hui, ce même halal, hier marginal, et presque honteux, s’étale sur les devantures des fast-foods, s’invite dans les rayons des hypermarchés, colonise les linéaires comme un Coca-Cola cachère. On le retrouve même sur les marchés de Noël. Oui, les marchés de Noël ! L’exception islamique devenue norme alimentaire.
On croirait rêver, et pourtant tout est réel : les restaurants italiens, coréens, chinois… tous affichent sans complexe (ou presque) l’étiquette « halal ». Pas par conversion soudaine à la jurisprudence islamique, non. Par simple logique de marché. Les musulmans sont devenus des consommateurs à part entière, et leur carte bleue pèse plus lourd que leur présence dans les sondages anxiogènes sur l’insécurité.
C’est ici que le paradoxe prend toute sa saveur. On tolère mal leur présence dans les écoles, dans les débats publics, dans l’espace symbolique de la République, mais on ferme bien volontiers les yeux lorsqu’il s’agit d’empocher leur argent. L’islam dérange, mais le halal rapporte. Alors on ruse, on s’adapte, on vend.
Islamophobie culturelle, appétit économique
Dans le même temps, certains de ceux-là mêmes qui exploitent la manne halal ne cachent plus leur désir de réduire à néant toute présence visible de l’islam lorsqu’il concerne les plus jeunes.
On désire bien la conséquence économique : une clientèle captée, une niche de consommation rentable. Mais on refuse la cause visible, culturelle ou religieuse. Le halal reste un produit de consommation. Le voile (ou la pratique du jeûne) est un symbole à bannir.
À l’automne 2025, un rapport d’une vingtaine de sénateurs du groupe Les Républicains (LR) propose d’interdire le voile, et même le jeûne du mois de Ramadan, aux mineurs de moins de 16 ans. De son côté, le chef de ce parti, Laurent Wauquiez, a déposé une proposition de loi visant à proscrire le port du voile pour toute mineure dans l’espace public.
Le marché du halal en France
Selon le cabinet Solis, le marché du halal en France pèse aujourd’hui plus de 10 milliards d’euros, avec une croissance supérieure à celle du bio. En 2022, une étude menée par FranceAgriMer montrait que plus de 60 % de la viande halal vendue en France provenait de circuits industriels où la traçabilité était floue, voire inexistante.
L’illusion de la certification, la réalité du simulacre
Plusieurs rapports, dont celui de l’Œuvre d’Orient et de la Fondation Islam de France, évoquent une prolifération des labels halal sans contrôle indépendant, sans certification sérieuse, sans garantie religieuse.
L’abattage halal, qui suppose en principe une intention, une prière, un geste rituel précis, est réduit à une signature administrative, tamponnée à la chaîne dans des abattoirs.
Concrètement, dans de nombreux cas, les centres d’abattage en France ne disposent pas de chaînes halal véritablement dédiées. Ce sont souvent des créneaux horaires alloués au sein d’abattoirs classiques, où l’on tente de reconstituer un rite religieux entre deux séries de carcasses. Résultat : un abattage à la chaîne, où l’exigence spirituelle cède devant les contraintes industrielles.
Autre phénomène préoccupant : l’importation massive de viande estampillée halal, venue notamment de Pologne, d’Irlande ou d’Amérique Latine. Avec elle, c’est toute la question de la traçabilité qui s’effondre. Comment garantir qu’une viande congelée, transportée sur des milliers de kilomètres, répond encore à des critères strictement religieux ? Réponse : on ne garantit rien. On fait confiance au logo.
Un halal qui imite le haram : la crise du goût et du sens
Le label halal est devenu un argument de vente, vidé de sa substance spirituelle, exactement comme le label bio a été transformé en greenwashing publicitaire. Ce n’est plus de la viande bénie, c’est du branding religieux.
Mais dans cette vaste entreprise de digestion consumériste, il serait trop simple d’en rejeter toute la faute sur l’industrie ou l’hypocrisie républicaine. Car l’autre partie du problème, et non des moindres, se niche dans l’attitude même de certains, toujours plus soucieux d’imiter les formes de la modernité occidentale que d’en interroger les fondements.
Il faut désormais du halal qui ressemble à du haram, du champomy pour imiter le champagne, des tranches de dinde qui jouent à être du bacon, des saucissons sans porc mais avec les additifs de la charcuterie industrielle…
Une habitude rentable, un pouvoir gaspillé
La fidélité aux principes cède devant la logique de substitution. L’exigence religieuse se fait ludique, presque infantile. À force de vouloir tout consommer « comme les autres », mais « halal, bien sûr ».
Des boucheries prétendent désormais proposer des rayons entiers de charcuterie halal : mortadelle, chorizo, jambon cru, pâté de campagne…, à des volumes et cadences qui devraient, logiquement, inquiéter tout consommateur un tantinet scrupuleux. Quelle logistique ? Quelle traçabilité ? Quelle régularité rituelle derrière ces tonnes de marchandises transformées ? Personne ne demande. On achète. On se rassure avec l’emballage.
Certification, opacité et mauvaise foi : l’autre scandale du halal
Et pourtant, dans ce grand désordre marchand, certains tentent d’instaurer des garde-fous. L’organisme AVS (À Votre Service), fondé en 1991, se veut l’un des rares acteurs à proposer une certification halal encadrée, avec une présence physique sur les chaînes d’abattage et un contrôle continu jusqu’à la distribution.
Association à but non lucratif, elle affirme offrir cette certification gratuitement aux boucheries de détail, misant sur un modèle financé en amont par les industriels. Une promesse de rigueur qui contraste avec l’opacité ambiante. Mais cette promesse reste peu suivie, marginale dans le paysage commercial, absente de la plupart des restaurants, et ignorée par une majorité de commerces. L’exigence existe, mais elle ne s’impose pas : ni par la loi, ni par la conscience.
Halal invisible, confiance impossible : quand le doute devient la norme
À Nanterre, ville emblématique de l’immigration musulmane, seules deux boucheries sont certifiées AVS, d’après les données disponibles, contre des dizaines d’établissements revendiquant une offre « halal ». Quant aux restaurants, fast-foods ou traiteurs, la certification y est tout simplement absente.
Quant un client ose demander une preuve de conformité, beaucoup de commerçants s’irritent, prennent la mouche, comme si la question elle-même était une offense. Ce réflexe défensif, au lieu de rétablir la confiance, l’érode. Il alimente une méfiance généralisée que certains dénoncent comme stigmatisation, mais dont ils sont, en partie, les artisans.
On ne peut pas brandir le halal comme argument de vente, puis se crisper dès qu’il s’agit d’en démontrer la validité. Là encore, la responsabilité est double : à la fois celle d’un marché sans régulation publique, et celle d’une communauté qui ne s’impose pas à elle-même les exigences qu’elle prétend revendiquer.
Et pendant que ce théâtre marchand se joue, que font nos « représentants » ? Que font ces figures officielles de l’islam hexagonal qui surgissent à chaque polémique, prêtes à publier leur communiqué de circonstance, aussi prévisible qu’inutile, aussi flou que la crise qu’il prétend clarifier ? Rien. Pas un mot sur cette économie parallèle qui pourrait être bien plus qu’un simple marché : un levier d’autonomie, une arme de souveraineté, un outil de dignité collective.
Mais non. On préfère enfiler les condamnations comme des chapelets de phrases creuses, ajouter du brouillard au brouillard, entretenir l’illusion d’une parole utile là où il faudrait une action structurante. Le halal n’a pas besoin de porte-parole, il a besoin d’hommes responsables, de filières transparentes, d’une éthique visible.
Un rite sacrifié sur l’autel du marché capitaliste
Car là réside le vrai scandale : les musulmans de France représentent un pouvoir économique massif, une force de marché qui alimente restaurants, commerces, grandes surfaces, plateformes de livraison, et banques. Et pourtant, ce pouvoir est entièrement cédé à d’autres, faute d’organisation, de conscience, de stratégie.
Au lieu de former des imams économistes, des bouchers vertueux, des certificateurs exigeants et rigoureux, on forme des porte-parole. Des clercs de l’émotion médiatique. On pleure, on condamne, on se dit « pas d’accord ». Mais dans les usines, dans les circuits logistiques, dans les chambres froides de Rungis ou les caisses des hypermarchés, personne n’incarne ce que le halal devrait être : un acte de foi avant d’être une ligne de produit.
Nos parents, nos grands-parents, eux, savaient ce qu’ils mangeaient, ou du moins savaient ce qu’ils ne mangeaient pas. Le bœuf était rare car difficile à abattre dans le respect des rites. Aujourd’hui, il suffit d’un clic sur une appli pour se faire livrer un burger halal fusion barbecue-teriyaki.
Dans cette vaste digestion du religieux par la machine consumériste, le halal ne fait pas exception. Il est devenu un exemple parfait d’absorption sans reconnaissance : on n’intègre pas les musulmans, mais on absorbe leur pouvoir d’achat. On déteste leur visibilité, mais on adore leur contribution au PIB.
Le halal, hier refuge identitaire, est aujourd’hui produit d’appel. Il ne reste qu’un pas avant que Carrefour, Auchan ou toute autre grande enseigne, ne propose une gamme « Bio-Halal-Vegan-Éthique », avec QR code sur l’étiquette pour rassurer tout le monde : les végans, les imams, et le service marketing. Le halal n’étant plus une exigence spirituelle mais un marché tristement captif.
Source : auteur
https://www.faouzia-zebdi-ghorab.com/…

