Par MK Bhadrakumar

https://www.indianpunchline.com/asian-fault-lines-of-bidens-war-on-russia/

Les secousses des tensions entre les États-Unis et la Russie en Europe, se font déjà sentir de différentes manières en Asie. L’hypothèse selon laquelle l’Ukraine est en Europe et que le conflit ne concerne que la sécurité européenne, est illusoire.

Du Kazakhstan au Myanmar, des îles Salomon aux îles Kouriles, de la Corée du Nord au Cambodge, de la Chine à l’Inde, au Pakistan et à l’Afghanistan, les lignes de fracture apparaissent.

Les puissances extrarégionales ont joué un rôle dans l’échec de la révolution de couleur qui a récemment tenté de renverser le gouvernement établi au Kazakhstan, une masse continentale géopolitique très disputée, grand comme les deux tiers de l’Inde, bordant à la fois la Chine et la Russie, qui sont les adversaires jurés de Washington. Grâce à une intervention russe rapide, soutenue par la Chine, le changement de régime a été évité.

De même, le projet anglo-américain d’entraîner le Myanmar, frontalier de la Chine, dans une insurrection armée a échoué, faute d’un sanctuaire dans la région du nord-est de l’Inde et en raison de la congruence perçue des intérêts des pays voisins dans la stabilité du Myanmar.

En comparaison, la ligne de faille nord-coréenne s’est approfondie. La Corée du Nord suit son propre calendrier et a probablement décidé que la crise ukrainienne lui offrait une couverture utile pendant qu’elle accélérait son programme de tests. Pyongyang soutient explicitement l’opération spéciale de la Russie en Ukraine, en notant que « la cause fondamentale des événements en Ukraine réside dans l’autoritarisme et l’arbitraire des États-Unis, qui ont ignoré les appels légitimes de la Russie à des garanties de sécurité et n’ont cherché qu’une hégémonie mondiale et une domination militaire, tout en s’accrochant à ses campagnes de sanctions. » L’objectif de la Corée du Nord est d’améliorer sa sécurité et son influence en augmentant la qualité et la quantité de ses capacités de dissuasion et en renforçant sa position de négociation.

Sur un autre plan, la crise ukrainienne a injecté une nouvelle urgence dans les efforts étatsuniens pour entretenir un partenariat avec de nouveaux pays asiatiques. Mais Washington s’est heurté à des vents contraires et a dû reporter sine die un sommet spécial avec les dix pays membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) initialement prévu fin mars. Aucune nouvelle date n’a été proposée, bien que les États-Unis aient présenté le sommet comme « une priorité absolue« .

Manifestant une certaine rage, Washington a depuis sanctionné le Cambodge, actuellement président de l’ASEAN. Les pays d’Asie du Sud-Est hésitent clairement à prendre parti entre les États-Unis et la Chine, ou à critiquer la Russie.

Jusqu’à présent, la conséquence la plus directe de la crise ukrainienne en Asie est peut-être la forte détérioration des relations du Japon avec la Russie. Tokyo a simplement fait du copier-coller, recopiant toutes les sanctions étatsuniennes contre la Russie (y compris contre le président Poutine). Le Premier ministre Kishida a délibérément détruit ce que son prédécesseur Shinzo Abe avait soigneusement cultivé en terme de relation cordiale et amicale.

Le Japon fait maintenant ouvertement référence à « l’occupation » russe des îles Kouriles, ce qu’il ne faisait pas dans le passé. Moscou a riposté en désignant le Japon comme pays « hostile ». Pourtant, les analystes estimaient jusqu’à récemment que la Russie et le Japon avaient des intérêts communs à bloquer les ambitions arctiques de la Chine et s’acheminaient donc vers la résolution de leur différend sur les Kouriles.

Autant dire que les motivations de Kishida pour ce revirement brutal pour faire des Kouriles un potentiel point de discorde dans les relations avec la Russie doivent, pour le moins, être attribuées à la stratégie étatsunienne plus large d’isoler la Russie.

Entretemps, on a également observé un développement à contre-courant  avec le défi à la stratégie US de « Chaîne d’îles » dans le Pacifique occidental, que  constitue le nouvel accord de sécurité négocié entre la Chine et les Îles Salomon. Cette évolution change la donne et peut avoir de vastes conséquences, et elle est dangereusement liée à la question de Taiwan. Biden aurait envoyé un haut responsable de la Maison Blanche aux Îles Salomon pour tenter de faire capoter l’accord avec la Chine.

L’administration Biden redouble maintenant d’efforts pour que l’Inde rompe également ses liens avec la Russie. Cela devient une ligne de faille dans le partenariat stratégique américano-indien. Ce qui doit être particulièrement exaspérant pour Washington, c’est la probabilité que l’Inde poursuive sa coopération commerciale et économique avec la Russie en devises locales. La Chine et l’Inde ont effectivement adopté une position assez similaire sur la crise ukrainienne.

Compte tenu de la taille de l’économie chinoise et du fort potentiel de croissance de l’économie indienne, leur disposition à contourner le dollar serait un précurseur de tendance pour les autres pays. La Russie, frappée par les sanctions occidentales, a appelé les BRICS, le groupe des économies émergentes à étendre l’utilisation des monnaies nationales et à intégrer les systèmes de paiement.

Inutile de dire que la « militarisation du dollar », et la décision radicale de l’Occident de geler les réserves de la Russie font froid dans le dos à la plupart des pays en développement. Le Népal a cédé pour ratifier l’accord de la Millennium Challenge Corporation suite à la menace d’un fonctionnaire étatsunien de rang intermédiaire !

Il n’y a aucune raison concevable pour que l’OTAN devienne le fournisseur de sécurité pour la région asiatique. C’est pourquoi l’avenir de l’Afghanistan est d’une importance cruciale.  Il ne fait aucun doute que le changement de régime au Pakistan est au moins en partie lié à l’Afghanistan. Le ministère russe des Affaires étrangères a révélé certains détails de l’ingérence US dans les affaires intérieures du Pakistan et de ses pressions sur l’ancien Premier ministre Imran Khan.

Mais le temps montrera à quel point sont ou non réalistes les attentes de Washington de placer le Pakistan dans l’orbite étatsunienne et d’en faire un substitut pour tirer parti du régime taliban en Afghanistan.  La Russie et la Chine veillent à ce que la porte reste fermée au retour de l’OTAN en Afghanistan. Ils ont sapé les récents efforts de Washington pour coopter les dirigeants talibans à Kaboul. (Voir mon article Les États-Unis battent les états régionaux dans la course pour Kaboul)

La récente réunion sur la question afghane des ministres des Affaires étrangères des pays voisins de l’Afghanistan à Tunxi, en Chine, a fait passer le message que les États de la région espèrent jouer un rôle de premier plan dans la transition de ce pays du chaos à l’ordre.  Ainsi, les États régionaux ont progressivement marqué leur distance par rapport à l’exceptionnalisme occidental et adoptent plutôt la voie de la persuasion à travers un engagement constructif. La déclaration conjointe publiée à Tunxi reflète cette nouvelle pensée.

Les développements sur l’Afghanistan fournissent un signal indiquant que toute tentative d’imposer la domination occidentale sur l’Asie se heurtera à la résistance des États de la région. La plupart des pays asiatiques ont eu des expériences amères avec le colonialisme dans leur histoire.  (Voir mon article Le dilemme de l’Inde entre l’Occident et la Russie)

Même si les analystes étatsuniens le minimisent, le conflit en Ukraine ne manquera pas d’impacter très significativement le « Siècle asiatique ». Les États-Unis sont déterminés à transformer l’OTAN en une organisation de sécurité mondiale qui agisse au-delà de la compétence des Nations Unies pour faire respecter «l’ordre fondé sur des règles» de l’Occident.

La poussée désespérée de l’Occident pour affaiblir la Russie et faire basculer l’équilibre stratégique mondial en faveur des États-Unis vise à dégager la voie qui mènerait à un ordre mondial unipolaire au 21e siècle. Dans une récente interview, Hal Brands, professeur distingué ‘Henry A. Kissinger’ en affaires mondiales à la Johns Hopkins University, a présenté la stratégie US derrière la guerre en Ukraine comme très rationnelle :

« Eh bien, il y a longtemps eu un débat aux États-Unis sur la question de savoir si nous devrions donner la priorité à la concurrence avec la Russie ou avec la Chine, ou bien les traiter comme des égaux. Et ce débat a de nouveau éclaté dans le contexte de cette guerre. Je pense que ce que la guerre indique, cependant, c’est que la meilleure façon de faire pression sur la Chine, qui est le plus dangereux et le plus puissant des deux rivaux, est en fait de s’assurer que la Russie soit vaincue, qu’elle n’atteigne pas ses objectifs dans cette guerre, car il en résultera une Russie plus faible, moins capable de faire pression sur les États-Unis et ses alliés en Europe, et donc moins utile comme partenaire stratégique pour Pékin. »

« Les États-Unis ne peuvent tout simplement pas éviter la réalité qu’ils doivent contenir à la fois la Russie et la Chine. »

Source : Liste « Alerte Otan »

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