Une rue du quartier juif (mellah) de la Médina de Marrakech, le 13 octobre 2017 (AFP)

Par Aziz Chahir

Si la plupart des Marocains perçoivent Israël comme un allié historique de la monarchie, d’autres pensent que Mohammed VI a vite cédé aux pressions de MBZ afin de contenir la crise politique interne – et que cela pourrait embraser toute la région

Sur la terrasse d’un café très fréquenté du centre-ville de Rabat, en début de soirée jeudi, et dans un froid rigoureux, deux quadragénaires sirotent un thé vert marocain, les yeux braqués sur la chaîne de télévision France 24, qui passe en boucle l’annonce solennelle par le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, de la normalisation entre Israël et le royaume du Maroc sous les auspices de Donald Trump. Peu avant, le président américain avait fait savoir qu’il avait signé une proclamation reconnaissant la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental, ancienne colonie espagnole que se disputent les Marocains et les indépendantistes du Polisario soutenus par l’Algérie.

La scène pourrait, à elle seule, résumer toute la complexité inextricable de la question juive au Maroc. L’un des quadragénaires pose son verre de thé sur la table avec énervement et lâche ceci : « Les bâtards [les Israéliens], ils ont écrasé les Arabes ; le nôtre [le roi Mohammed VI] aussi a signé… Je le savais bien, le Mossad [renseignements israéliens] ne rigole pas, c’est lui qui protège les gouvernants arabes… »

Ces commentaires improvisés lâchés spontanément sur la place publique traduisent toute la complexité qu’il y a à saisir les perceptions de la question juive par les Marocains en raison de l’imbrication du politique, du culturel et du religieux dans l’imaginaire collectif

À ce moment-là précis débarque le serveur, la soixantaine passé, pour poser un paquet de cigarettes sur la table des deux quadra, saisissant l’occasion pour leur glisser une phrase tranchante et furtive : « La vérité, ces gens-là [les juifs] sont les vrais chorfas [descendants du prophète Mohammed], avec eux on vivait bien, dans les mellahs [quartiers juifs], aujourd’hui, nos frères musulmans, soi-disant, ils te laissent à peine un dirham de pourboire, voire rien ! »

Et c’est là qu’intervient le deuxième quadra pour prendre tout le monde à contrepied, en s’exprimant clairement, grillant doucement une cigarette, en faveur de la normalisation avec Israël : « Je suis désolé, mais chacun doit se démerder pour sauver sa tête, sidna [le roi] l’a fait pour défoncer les Algériens et le Polisario. Écoutez, chacun défend ses intérêts, mais croyez-moi, l’affaire est bien calculée par les gens du Makhzen [Palais royal]… »

En s’apprêtant à quitter les lieux, après avoir acheté quelques journaux à un kiosque adjacent du café, converti pendant un temps en plateau d’analyse politique, une voix engagée s’exprime du fond du café pour répondre aux commentaires lâchés précédemment.

Sur un ton plutôt menaçant, cet homme jeune, à peine la vingtaine, pointe du doigt la scène où l’ambassadeur israélien aux États-Unis allume la menorah (chandelier à sept branches des Hébreux) pour orienter le « débat » improvisé vers l’aspect religieux de la scène, qui coïncide d’ailleurs avec la fête juive de Hanouka, en martelant un verset coranique (sourate al-Baqara, v. 120) : « Ni les juifs, ni les chrétiens ne seront jamais satisfaits de toi, jusqu’à ce que tu suives leur religion. »

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Ces commentaires improvisés lâchés spontanément sur la place publique traduisent toute la complexité qu’il y a à saisir les perceptions de la question juive par les Marocains en raison de l’imbrication du politique, du culturel et du religieux dans l’imaginaire collectif : à l’image du premier quadra, la plupart des Marocains lambda croit à la « théorie du complot » et à la superpuissance d’Israël, dont les services de renseignement seraient capables de faire et de défaire les régimes politiques arabes.

De ce point de vue, la normalisation du Maroc avec Israël bénéficierait avant tout à la monarchie, qui parviendrait, grâce au soutien d’Israël et ses alliés, à garantir la stabilité politique du régime, au regard de la montée éventuelle de la protestation dans le royaume.

Le second personnage, le serveur de café, inscrit quant à lui ses propos dans le cadre d’une réflexion nostalgique émanant d’un héritage culturel et identitaire commun entre le Maroc et Israël.

Quant au troisième commentateur, il traduit pour sa part la position officielle du régime, lequel prône la normalisation avec Israël en vue de défendre les intérêts politiques du royaume dans un contexte de crise mondiale et d’incertitudes dans la région.

Le dernier commentateur, lui, représente une bonne partie des jeunes Marocains ayant subi les effets d’une vague d’islamisation transnationale, qui inscrit le conflit entre les pays arabes et Israël dans le cadre d’une guerre religieuse inéluctable.   

Hassan II aurait mieux négocié la normalisation

Dans l’imaginaire collectif, la plupart des Marocains considèrent que les rois alaouites ont toujours été des amis privilégiés d’Israël, à commencer par Hassan II (1929-1999), qui accorda un intérêt particulier à la communauté marocaine d’origine juive, dont certains membres furent nommés à des postes à responsabilités de haut niveau, à l’instar du conseiller du roi, André Azoulay.

Dans l’imaginaire collectif, la plupart des Marocains considèrent que les rois alaouites ont toujours été des amis privilégiés d’Israël

En 1986, dans un contexte de tensions extrêmes entre Israël et les pays arabes, le roi Hassan II accueillit officiellement le Premier ministre Shimon Peres. Il essuya d’ailleurs de nombreuses critiques à ce propos, lui reprochant une certaine compromission avec Israël.

Il y a quelques années, un ex-haut responsable sécuritaire juif a publié un livre où il atteste de l’implication du roi Hassan II dans des affaires d’espionnage au profit d’Israël, dont notamment les discussions secrètes qui se sont déroulées au Maroc entre les dirigeants de la Ligue arabe.    

Nombreux sont les Marocains qui se rappellent en outre l’engagement du roi Mohammed V (1909-1961) à protéger les juifs persécutés par le régime de Vichy dans les années 1940.

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Pour la plupart des Marocains lambda, la décision du roi Mohammed VI de normaliser les relations du royaume avec Israël n’est donc pas une surprise ; c’est tout simplement un pas naturel supplémentaire sur le chemin des relations de coopération tenues jusque-là pour secrètes.

Le royaume a toujours entretenu avec Israël des relations politiques et diplomatiques solides, qui se sont traduites par une coopération économique et culturelle remarquable.               

Mohammed VI flanche devant MBZ

Les déclarations spectaculaires de Trump sur la normalisation des relations entre le Maroc et Israël et la reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental par les États-Unis sont tombées tel un couperet.

Personne ou presque ne s’attendait à ce que le royaume bascule si vite vers une normalisation, malgré la vague d’accords qui a vu ces derniers mois les Émirats arabes unis (EAU), Bahreïn puis le Soudan normaliser leurs relations avec Israël.

Le monarque voit désormais son leadership régional s’effriter devant les princes forts du Golfe

L’engagement déclaré du royaume à défendre la cause palestinienne, dans le cadre du Comité al-Qods, présidé par le roi Mohammed VI, ne laissait pas présager, du moins dans le court terme, un accord secret visant la normalisation en contrepartie de la reconnaissance par les États-Unis de la marocanité du Sahara occidental. En effet, il y a quelques mois encore, les officiels marocains parlaient de « rumeurs infondées ».

Après l’annonce de ce jeudi, le ministre marocain des Affaires étrangères s’est trouvé dans une situation embarrassante. Voulant se dérober à ses déclarations précédentes, il a tenté maladroitement de dissocier la reconnaissance américaine de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental de la normalisation du royaume avec Israël.

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Dans le même temps, il a avancé que la reconnaissance américaine de la marocanité du Sahara occidental, qui sera basée uniquement sur la proposition d’autonomie formulée par Rabat, a pris deux ans de négociations.

Une tentative de la part de la diplomatie marocaine de sauver la face, en donnant la fausse impression que le royaume n’avait pas subi de pressions, notamment de la part de Mohammed ben Zayed (MBZ), dirigeant de facto des EAU et homme fort des Américains dans le Golfe, qui semble avoir réussi à sortir le roi Mohammed VI de sa torpeur diplomatique.

Le monarque voit désormais son leadership régional s’effriter devant les princes forts du Golfe, même s’il peut se consoler avec la reconnaissance américaine de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental. Une reconnaissance qui devrait être, cependant, entérinée par la nouvelle administration du président élu Joe Biden et validée par les puissances mondiales.         

Les islamistes du PJD dans une impasse

Au plan national, et sans grande surprise, les leaders des partis politiques et les responsables locaux et régionaux se sont empressés de saluer l’initiative royale, en la qualifiant tous, sans exception, d’« événement historique et de victoire de la diplomatie royale ».

C’est le cas notamment de Sidi Hamdi Ould Rachid, président de la région Laâyoune-Sakia El Hamra (Istiqlal ; droite) et aussi de son père Moulay Hamdi Ould Rachid, président du Conseil municipal de Laâyoune, qui comptent, tous les deux, organiser des rassemblements populaires dans le Sahara afin de célébrer la décision américaine.

C’est le cas aussi des chefs des partis politiques, dont notamment Nabil Benabdellah (PPS ; gauche), Aziz Akhnouch (RNI ; centre) et Driss Lachgar (USFP ; gauche), qui ont tous applaudi « la sagesse de la décision américaine et le succès retentissant de la diplomatie royale ».

Les islamistes au pouvoir n’ont d’autre choix que de rallier la position officielle du régime, sans quoi ils seraient inéluctablement attaqués par les autres partis politiques

Après l’annonce de la décision du président Trump, une source fiable au sein de l’exécutif, sous couvert d’anonymat, nous a confié que les membres du secrétariat général du PJD (islamiste ; au pouvoir) s’étaient donné rendez-vous, le jeudi en début de soirée, au siège principal du parti à Rabat pour discuter de la nouvelle donne politique et du positionnement du parti sur la cause palestinienne, surtout à la veille des prochaines élections.

Le chef du gouvernement, Saâdededdine el-Othmani, secrétaire général du PJD, aurait donné pour directive à ses partisans, notamment au sein de la jeunesse du parti, de rallier d’une manière inconditionnelle l’initiative royale, qui a permis au Maroc, selon lui, d’obtenir la reconnaissance américaine historique de la marocanité du Sahara occidental.

Sur le site web du parti, les responsables de la communication ont fait en sorte de diluer tout ce qui se rapporte à Israël dans des titres trompe-l’œil, qui mettent en avant la victoire diplomatique du Maroc sur le Polisario ou encore la décision américaine d’adopter la solution marocaine sur le Sahara occidental et d’ouvrir un consulat à Dakhla.

Face à cette décision royale impromptue prise sous les pressions des hommes forts du Golfe et dans un timing inapproprié, qui coïncide avec le départ du président Trump, les islamistes au pouvoir n’ont d’autre choix que de rallier la position officielle du régime, sans quoi ils seraient inéluctablement attaqués par les autres partis politiques, dont certains voient dans la normalisation avec Israël, à la veille des élections législatives marocaines d’octobre 2021, une opportunité de choix pour fragiliser davantage le socle idéologique du PJD, fondé notamment sur l’adhésion indéfectible à la défense de la cause palestinienne.

Un coup dur pour le chef du gouvernement actuel, qui n’a cessé de déclarer que la normalisation avec Israël n’était pas une question d’actualité et que le royaume n’était pas disposé à reconnaître l’existence d’Israël.

Un drapeau palestinien est déployé lors d’une manifestation contre le plan de paix au Proche-Orient formulé par les États-Unis, devant le consulat américain à Casablanca, le 30 janvier 2020 (AFP)

De leur côté, les Marocains lambda continueront à commenter l’actualité et à se poser des questions sur l’avenir de la question palestinienne, prise entre le marteau des intérêts politiques du régime et de sa pérennisation, et l’enclume de la pression internationale qui a eu raison, cette fois-ci, de la politique du « soft power » du roi Mohammed VI.

Ce dernier se place désormais derrière les puissants princes du Golfe, qui s’invitent avec force dans la région du Maghreb. Le pouvoir pourrait se targuer d’avoir emprunté le chemin d’un « smart power », un pouvoir intelligent, raisonnable et avisé qui privilégierait l’« agir collectif » pour préserver l’intégrité territoriale du royaume. Mais encore faut-il que le régime de Mohammed VI soit capable de composer démocratiquement avec les voix de l’opposition et qu’il décide de couper avec l’autoritarisme et l’oppression des libertés.

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Par ailleurs, le Maroc devra prendre en considération les contraintes de la communauté internationale, à l’image de l’ONU, qui a déjà émis des réserves quant à la décision unilatérale du président Trump de reconnaître la marocanité du Sahara, laquelle ne prend pas la mesure des effets collatéraux d’une telle initiative sur la région, notamment sur l’avenir des relations entre le Maroc et l’Algérie, qui soutient le Polisario.

L’administration du nouveau président américain Joe Biden sera invitée à apporter des réponses à toutes ces questions et à tester, par là-même, sa capacité effective à préserver la paix, la démocratie et les droits de l’homme dans le cadre d’un « agir collectif » qui ne favorise pas la recrudescence de l’autoritarisme et des guerres entre les peuples et les nations.

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Publié le 31 décembre 2020 avec l’aimable autorisation de Middle East Eye

Source : Middle East Eye
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