La soprano Anna Netrebko, à droite, et le ténor Yusif Eyvazov se produisent lors d’un concert d’opéra qui marquait le 313e anniversaire de Saint-Pétersbourg sur la place Dvortsovaya (du Palais) à Saint-Pétersbourg, en Russie, le vendredi 27 mai 2016 [Photo: AP Photo/Dmitri Lovetsky].

Par Jordan Shilton

Les campagnes de propagande idéologique menées pour justifier les guerres impérialistes du passé reposaient invariablement sur des déformations, des fabrications et des mensonges purs et simples. Comme l’a observé l’écrivain Stefán Zweig dans ses souvenirs du déclenchement de la Première Guerre mondiale, «Toutes les nations belligérantes étaient déjà dans un état de surexcitation et la pire rumeur était immédiatement transformée en vérité et la calomnie la plus absurde était crue».

De la même façon, pendant la semaine qui a suivi l’invasion de l’Ukraine par Poutine, la campagne anti-russe hystérique menée par les médias bourgeois et des sections de la classe moyenne dans le but de légitimer la campagne de guerre des États-Unis et de l’OTAN a pris des proportions horrifiantes. Des chanteurs, des artistes, des chefs d’orchestre, des produits et même des chats sont exclus ou bannis uniquement en raison de leur nationalité ou de leur origine russe.

Mardi, le maire de Munich, Dieter Reiter, a annoncé le licenciement immédiat du chef d’orchestre russe Valery Gergiev de son poste de chef d’orchestre principal du philharmonique de Munich. Reiter, un social-démocrate, avait lancé un ultimatum à Gergiev peu après l’invasion de l’Ukraine par Poutine: soit il critiquait publiquement le gouvernement russe, soit il était licencié. Gergiev n’ayant pas répondu, Reiter a annulé sans délai tous les contrats avec le chef d’orchestre mondialement connu.

La soprano vedette Anna Netrebko a subi un sort similaire au Metropolitan Opera de New York. Après une campagne soutenue du New York Times sur les «liens avec Poutine» de Netrebko, c’est-à-dire sa nationalité russe, Netrebko a renoncé à ses prochains engagements au Metropolitan Opera et au Staatsoper de Berlin. Dans une déclaration qui affirmait son opposition à la guerre, Netrebko a déclaré: «Ce n’est pas juste de forcer les artistes, ou toute autre personnalité, à exprimer leurs opinions politiques en public et à dénoncer leur patrie».

Un traitement tout aussi brutal a été réservé aux cinéastes russes, qui ont effectivement été interdits de festivals internationaux de cinéma, et aux athlètes, qui se sont vus interdire de participer aux Jeux paralympiques, à la Coupe du monde de football et à d’autres compétitions sportives. Les détaillants d’Amérique du Nord et d’Europe ont retiré les produits russes de leurs rayons. Une université italienne est allée jusqu’à tenter d’interdire un cours de littérature basé sur les romans de Fiodor Dostoïevski, romancier russe mort en 1881 après avoir écrit des œuvres emblématiques de la littérature mondiale comme «Crime et châtiment» et «Les Frères Karamazov». L’université de Milano Bicocca n’a cédé qu’après un tollé général.

Cette campagne chauvine est menée par une partie de la classe moyenne supérieure infectée par la fièvre de la guerre. Des médias, des universitaires et des scientifiques qui devraient être plus avisés ont avalé la propagande proguerre de l’impérialisme américain et des puissances de l’OTAN selon laquelle le monde était un paradis pacifique jusqu’à ce que le génie du mal Vladimir Poutine envoie des troupes russes en Ukraine le 24 février 2022. Ils ont applaudi les sanctions imposées à la Russie, qui équivalent à une guerre économique et qui vont dévaster la population, et applaudi le renforcement militaire massif des puissances de l’OTAN dans toute l’Europe de l’Est.

Cela ne semble être venu à l’esprit d’aucun d’entre eux qu’il existe une base de principe, de gauche, pour s’opposer à l’invasion réactionnaire de l’Ukraine par Poutine, qu’il a justifiée en invoquant le chauvinisme russe de droite.

Cette opposition, enracinée dans la lutte pour unifier les travailleurs en Ukraine, en Russie et au niveau international dans un mouvement antiguerre mondial, n’exige pas que l’on s’adapte aux intérêts prédateurs des puissances impérialistes ou que l’on dissimule le rôle du fascisme en Ukraine. Cela ne nous oblige pas à garder un silence honteux sur le fait que parmi les alliés des puissances de l’OTAN dans leur bataille pour une «Ukraine démocratique et indépendante» se trouvent des nationalistes d’extrême droite et des fascistes dont les ancêtres politiques ont collaboré avec les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.

Parmi ces couches complaisantes de la classe moyenne, aucun examen critique de ces questions historiques et politiques soulevées par la guerre Ukraine-Russie n’est autorisé. Comme le notait vendredi le World Socialist Web Site, «Dans les reportages sur le conflit, la distinction entre journalisme et propagande a été oblitérée. Tout est présenté en noir et blanc, et les médias ne laissent aucune place au cerveau pour qu’il s’active. Selon le récit universel, la Russie a envahi l’Ukraine parce qu’un monstre appelé Poutine existe, tout comme des monstres nommés Saddam Hussein, Oussama Ben Laden et Slobodan Milosevic existaient».

«Les universitaires érudits – même ceux qui ont été aux prises pendant des décennies avec le problème complexe de la causalité historique – sont dans un état d’effondrement intellectuel et se contentent de laisser CNN, MSNBC et, bien sûr, le New York Times, penser pour eux».

En écoutant les conférences des directeurs de compagnies d’opéra, des responsables sportifs et des universitaires qui tentent de justifier le bannissement de tout ce qui est russe, on ne pourrait jamais savoir que l’impérialisme américain et ses alliés de l’OTAN font la guerre de manière ininterrompue depuis les trois dernières décennies. Aucune de ces personnes ou institutions n’a demandé aux musiciens ou artistes américains de répondre des horribles crimes de guerre des gouvernements Clinton, Bush ou Obama, y compris le bombardement sauvage de la Serbie, l’invasion de l’Irak, les programmes de torture dans les sites noirs, les assassinats du «mardi de la terreur», et le massacre de civils en Afghanistan, en Libye, en Syrie et ailleurs.

Aucun artiste qui a accepté un prix du gouvernement américain, qui s’est produit à la Maison-Blanche ou qui a servi de conseiller universitaire ou scientifique au gouvernement n’a été menacé d’exclusion et de la fin effective de sa carrière professionnelle en raison des guerres de pillage de l’impérialisme américain, qui, selon des estimations prudentes, ont entraîné la mort de quelque quatre millions de personnes.

Bon nombre des mêmes personnes qui s’emploient à attiser l’hystérie anti-russe n’ont pas été moins véhémentes dans leurs dénonciations des campagnes de boycott dirigées contre des universitaires israéliens en guise de protestation contre l’oppression brutale des Palestiniens par le régime sioniste. Dans la bande de Gaza, la population appauvrie fait face à la violence aveugle de l’armée israélienne dans des conditions que les organisations humanitaires comparent à une prison à ciel ouvert. Pourtant, lorsque les partisans de la campagne de boycott, désinvestissement et sanctions (BDS) demandent la suspension des liens avec les universitaires israéliens et l’interdiction des produits israéliens, ils sont régulièrement traités d’«antisémites». En 2019, 27 États américains avaient adopté des lois qui interdisent aux agences gouvernementales et aux employés de faire des affaires avec toute personne qui soutient le boycott d’Israël.

Les couches proguerre de la classe moyenne supérieure ne voient rien de mal dans ces deux poids deux mesures grossières car elles ont depuis longtemps fait leur paix avec l’impérialisme américain et européen. Pendant la guerre aérienne de l’OTAN contre la Serbie en 1999, où l’armée de l’air allemande a été déployée pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, il ne manquait pas d’intellectuels et d’anciens politiciens radicaux prêts à justifier le massacre d’hommes, de femmes et d’enfants serbes avec de belles paroles hypocrites sur la protection des «droits de l’homme» par les avions de guerre de l’OTAN.

Expliquant les racines matérielles de ce phénomène, le président du comité de rédaction international du WSWS, David North, écrivait en 1999:

La grande augmentation de valeur des actions en bourses depuis le début des années 80 est venue profondément chambarder la structure sociale et les rapports entre les classes de tous les pays capitalistes importants. La valeur toujours croissante des actions, plus spécialement leur explosion depuis 1995, a permis à une section significative de la classe moyenne, surtout son élite professionnelle, d’accéder à une richesse qui dépasse toutes ses attentes. Seul un faible pourcentage de la population s’est enrichi. Toutefois, ces «nouveaux riches» représentent une couche sociale politiquement puissante et significative quant à son nombre absolu. [«Après le massacre: Leçons politiques de la guerre des Balkans», inclus dans le livre: A Quarter Century of War: The US Drive for Global Hegemony, 1990–2016] en anglais.

Cette couche sociale est maintenant déterminée à fournir la justification idéologique d’une guerre catastrophique entre l’alliance de l’OTAN dirigée par l’impérialisme américain et la Russie: un conflit qui serait mené avec des armes nucléaires. En effet, la sauvagerie de la campagne anti-Russie qu’ils mènent ne peut être comparée qu’à la diabolisation des nations ennemies en état de guerre.

Même le quotidien canadien de droite National Post, qui soutient fermement la campagne de guerre de l’OTAN contre la Russie, a écrit un peu nerveusement vendredi: «Tout cela ressemble un peu aux premiers mois de la Première Guerre mondiale, lorsque le Canada et l’Empire britannique au sens large ont fébrilement renommé tout ce qui avait ne serait-ce qu’un soupçon d’association avec l’Allemagne. Berlin, en Ontario, avait été rebaptisé Kitchener. Les communautés albertaines de Bingen, Carlstadt et Dusseldorf ont toutes reçu des noms plus patriotiques. Et la famille royale a même changé son nom, passant de la Maison de Saxe-Cobourg et Gotha à la très britannique Maison de Windsor».

Mais si la fièvre de la guerre a une prise ferme sur les couches privilégiées de la classe moyenne, la crise actuelle est perçue très différemment par la grande masse de la population: la classe ouvrière. Après trente ans de guerre sans fin et une baisse constante de leur niveau de vie, les travailleurs n’ont aucune envie d’être entraînés dans une conflagration mondiale désastreuse. Et après plus de deux ans d’une pandémie dans laquelle les travailleurs ont été forcés par les gouvernements du monde entier à sacrifier leur santé et leur vie pour la protection des bénéfices des grandes entreprises, ils traitent avec scepticisme ou carrément avec mépris les prétentions de l’élite politique et de ses acolytes de la classe moyenne supérieure à se battre pour la «démocratie» et au nom du «monde libre».

La tâche cruciale consiste maintenant à transformer cette opposition latente à la guerre au sein de la classe ouvrière internationale en une lutte politique consciente pour le socialisme.

(Article paru en anglais le 5 mars 2022)

Source : WSWS
https://www.wsws.org/fr/…

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