L’ancien président brésilien Luiz Inacio Lula da Silva s’exprime lors d’une conférence de presse dans un hôtel de Brasilia, au Brésil, le 08 octobre 2021. (Mateus Bonomi / Anadolu Agency via Getty Images)

Par Sabrina Fernandez

Alors que Jair Bolsonaro et la droite sont en plein désarroi, Lula da Silva réfléchit à son retour à la présidence du Brésil. Cette voie est encombrée de contradictions — beaucoup d’entre elles sont compliquées, certaines sont potentiellement dangereuses.

Source : Jacobin Mag, Sabrina Fernandez
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

L’élection du président brésilien Jair Bolsonaro a été un triomphe pour la droite. Soutenu par l’élite brésilienne, il a été porté à la victoire par un mouvement conservateur galvanisé, dont le fer de lance réside dans les églises évangéliques fondamentalistes et les partisans de la dictature militaire qui a duré de 1964 à 1985.

Depuis que Bolsonaro a pris le pouvoir en 2019, le débat fait rage pour savoir si son gouvernement peut être qualifié de fasciste. Pendant ce temps, encouragé par sa victoire, un fascisme non équivoque connaît un regain de popularité au Brésil. L’adhésion à des groupes néo-nazis brésiliens a augmenté de 270 % entre janvier 2019 et mai 2021. Au Brésil, fabriquer, commercialiser et distribuer du matériel nazi est un crime. Ce type de crime est également en recrudescence depuis 2015, connaissant une forte progression depuis 2019. Pendant ce temps, tant un célèbre podcasteur brésilien qu’un membre du Congrès ont fait valoir que les partis nazis devraient être légalisés.

Bien que la popularité de Bolsonaro ait été mise à mal depuis son arrivée au pouvoir, sa cote de popularité est tombée à 22 %, il est évident que l’idéologie d’extrême droite est encore très présente dans la société brésilienne. Il nous faut donc prendre au sérieux le risque qu’elle joue un rôle dans les élections prévues en octobre 2022..

Même si certains estiment que, s’il se sent proche de la défaite, Bolsonaro pourrait opter pour un siège au Congrès afin de s’assurer un statut privilégié, les Brésiliens s’attendent généralement à une course Bolsonaro contre Lula. Et si l’ancien président Luiz Inácio Lula da Silva est actuellement favori, ce serait une terrible erreur de considérer la défaite de Bolsonaro comme une affaire pliée.

Un récent sondage montre que certes Lula l’emporterait face à n’importe quel éventuel adversaire au second tour — y compris Sergio Moro, le juge qui l’a injustement traqué et incarcéré — cependant son avance face à Bolsonaro est passée de 22 à 15 points en pourcentage. Étant donné que la base de Bolsonaro fait souvent référence à l’invasion du Capitole américain et que Bolsonaro lui-même a menacé de faire un coup d’État par le passé, le risque d’un mauvais coup criminel ne peut pas non plus être exclu.

A la lumière de ces menaces, une réflexion stratégique de la gauche brésilienne est indispensable afin de déterminer quelles alliances sont nécessaires pour gagner – et lesquelles sont trop antinomiques pour être préservées.

Un bref récapitulatif des contradictions

L’histoire démocratique du Brésil est riche en pathos. Au cours des trois courtes décennies qui ont suivi la promulgation de la constitution actuelle, deux présidents ont été destitués, un a été élu au suffrage indirect et deux autres étaient des vice-présidents qui assuraient l’intérim.

Une réflexion stratégique de la gauche brésilienne est indispensable afin de déterminer quelles alliances sont nécessaires pour gagner — et lesquelles sont trop antinomiques pour être préservées

Dilma Rousseff a fait l’objet d’un de ces procès en destitution en 2016, conduit par la classe capitaliste du pays et ses alliés de la droite. Après des années de négociation menées dans le cadre du projet du Parti des travailleurs (PT) pour une conciliation des classes afin de garantir une bonne gouvernance, les capitalistes en avaient marre. La stratégie du PT était contrastée, avec notamment des concessions envers la droite au Congrès et une dose d’austérité sous la houlette de l’ancien ministre des finances Joaquim Levy. Mais ces avancées n’ont pas suffi à empêcher le coup d’État parlementaire qui a évincé Rousseff, et qui a été orchestré avec l’aide du vice-président de Rousseff, Michel Temer.

Dans une tentative pour tirer les leçons du coup d’État de 2016, Rousseff a fait valoir que la force d’un gouvernement réside dans l’organisation de la population, et que le Parti des travailleurs (PT) avait perdu une grande partie de sa capacité de mobilisation en tant que parti. La mobilisation contre le coup d’État a tout d’abord été erratique, et peut-être trop tardive si l’on considère que la droite brésilienne avait commencé à instrumentaliser le mécontentement populaire à la faveur des manifestations massives et hétérogènes de juin 2013 et avait commencé à prôner un coup d’État dès la réélection de Rousseff en 2014.

La gauche radicale, beaucoup plus modeste que le PT et ses alliés de la gauche modérée, était également divisée à l’époque. Par exemple, alors que certaines branches du Parti Socialisme et Liberté (PSOL) sont descendues dans la rue pour protester contre le coup d’État (et plus tard contre l’emprisonnement de Lula), d’autres au sein de ce même PSOL ont adopté une attitude du style « on les vire tous » contre le gouvernement du PT et d’autres politiciens de l’establishment. Certains ont même soutenu l’enquête Lava Jato dans sa croisade bidon contre la corruption.

La question de la corruption a depuis longtemps une dimension émotionnelle au Brésil, mais la gauche a du mal à la politiser, reproduisant parfois des récits peu convaincants qui réduisent la corruption à un simple dysfonctionnement personnel au lieu de la considérer comme une caractéristique de la démocratie capitaliste et aux conflits qui en découlent. Pendant ce temps, le bolsonarisme [Vague ultra-conservatrice, NdT] prospère sur de faux prétextes « anti-corruption » qui sont destinés à en appeler à la morale et au chauvinisme national. Les attaques contre un Lula corrompu et voleur n’ont pas démarré avec le Lava Jato [L’opération Lava Jato est une enquête de la police fédérale du Brésil qui a commencé en mars 2014, concernant une affaire de corruption et de blanchiment d’argent impliquant notamment la société pétrolière publique Petrobras, NdT] ni avec le bolsonarisme, mais cette combinaison a été renforcée ces dernières années et devrait encore se renouveler dans une nouvelle vague de fake news et de manipulation en ligne à l’approche des élections.

L’utilisation de fake news contre la Gauche est de plus en plus fréquente. Malheureusement, il y a même des cas d’affirmations volontairement diffamatoires proférées par des gauchistes à l’encontre d’autres personnalités et organisations de gauche — ce qui est symptomatique de la crise et de la fragmentation en cours de la gauche brésilienne. Cette fragmentation suscite des débats sur la manière d’aborder la campagne de Lula en 2022 et, en cas de victoire électorale, sur la façon de mobiliser et négocier sous un nouveau gouvernement Lula. C’est là qu’intervient la question des alliances.

En juin 2002, avant de gagner sa première élection présidentielle, Lula a publié une « lettre au peuple brésilien » qui était, en fait, une lettre adressée au secteur financier. Son principal message était que, s’il était élu, son gouvernement poursuivrait un programme « d’amples négociations nationales » tout en respectant les contrats passés précédemment et en recherchant l’équilibre fiscal. Par exemple, si elle mentionne la réforme agraire, la lettre indique également que l’agrobusiness doit être valorisé. Selon cette lettre, pour résoudre la crise économique, le gouvernement du PT devra dialoguer avec tous les secteurs de la société et s’engager à contrôler les dépenses publiques tout en poursuivant un programme de changements courageux mais « responsables ».

La lettre de Lula a donné le ton de son gouvernement ainsi que de celui de Rousseff. Il a promu des programmes sociaux clés et amélioré la qualité de vie de millions de Brésiliens. Cependant, l’ambiguïté du lulisme réside dans le fait que les banquiers et l’agro-industrie ont eux aussi connu une croissance et des profits records — un résultat qui suscite souvent la fierté de Lula, même si ces mêmes classes ont organisé le renversement de Rousseff, promu des réformes anti-ouvrières avec le gouvernement Temer et ont ensuite contribué à l’élection de Bolsonaro.

Faire campagne pour la candidature Lula/Alckmin dans un État de la région Sud est sans doute une chose, mais à São Paulo, les travailleurs tendent à se souvenir de la cruauté d’Alckmin.

On retrouve cette même contradiction en 2022. Le ministre des finances de Bolsonaro, Paulo Guedes, a promis une reprise économique, mais il a laissé la classe capitaliste sur sa faim. Même les membres les plus riches et les plus éduqués de la base électorale qui soutient Bolsonaro pensent que le gouvernement manque de stratégie et que les aspects autoritaires du comportement de Bolsonaro conduisent à une instabilité absurde. Lorsque les menaces de Bolsonaro à l’encontre de la Cour suprême sont devenues trop manifestes, Temer a dû intervenir et calmer leur nervosité avec une lettre. En d’autres termes, les élites brésiliennes ne sont pas complètement acquises à Bolsonaro. Elles sont prêtes à être récupérées et Lula en est bien conscient.

Pour attirer ces élites à la dérive, Lula a fait le pari d’un vice-président de droite. D’un point de vue de gauche, c’est décevant, surtout si l’on considère qu’en 2018, le ticket du PT présentait Manuela D’Ávila, du Parti communiste du Brésil (PCdoB), de gauche modérée, comme candidate à la vice-présidence.

Bien que cela ne soit pas encore officiel, Lula et le PT ont fait savoir que leur préférence allait à Geraldo Alckmin. Alckmin a été gouverneur de São Paulo à quatre reprises et son administration a été marquée par des scandales de corruption et par la violence avec laquelle il a traité les mouvements sociaux. C’est pendant le mandat d’Alckmin qu’en 2012, des milliers de familles ont été expulsées de leur territoire et ont vu leurs maisons être détruites tandis que la police s’en prenait violemment aux femmes enceintes, aux enfants et aux personnes âgées à Pinheirinho. Alckmin s’est toujours opposé au PT, et s’est fait un devoir d’associer Lula à la criminalité et à la corruption.

Il semble cependant que Lula soit prêt à enterrer la hache de guerre. Cela ne convient pas à d’autres membres de la gauche qui estiment que la proposition Alckmin comme vice-président est écœurante et décourageante. Faire campagne pour la candidature Lula/Alckmin dans un État de la région Sud est sans doute une chose, mais à São Paulo, les travailleurs tendent à se souvenir de la cruauté d’Alckmin.

Certains des membres du PT affirment que se lier à Alckmin est le seul moyen de vaincre Bolsonaro, et rejettent les objections de la gauche comme étant au mieux contre-productives. Les modérés déroulent le tapis rouge pour Alckmin — qui, même s’il aspire à une carrière politique au-delà de Bolsonaro, fait figure de symbole du coup d’État de 2016 — tout en condamnant la gauche pour ses manœuvres d’obstruction. Cette question a ravivé les débats de juin 2013, qui ont conduit à présenter la gauche radicale comme responsable du coup d’État.

Faire revenir Lula à la présidence

Il y a quelques mois, des militants et des influenceurs ont commencé à se montrer arborant des casquettes de base-ball rouges sur lesquelles on pouvait lire « Make Brazil 2002 Again » (Reconstruisons le Brésil de 2002), en référence à la première élection de Lula à la présidence du Brésil.

Ce qui est ironique avec cette casquette et son slogan, c’est qu’en imaginant que 2002 marque le début d’une grande ère, les partisans de Lula approuvent sans le savoir un fouillis de contradictions qui ont finalement permis à la droite de renverser le gouvernement du PT et d’installer un dirigeant aux idéaux fascistes. L’élection de Lula a été synonyme d’espoir, mais aussi de restriction. Des millions de personnes ont pu manger trois repas par jour, mais les milliardaires se sont enrichis en cours de route — et lorsque le programme du PT ne les a plus servis, cette classe capitaliste puissante l’a renversé.

Il est vrai que le Brésil avait autrefois un président qui se souciait de savoir si les gens vivaient ou mouraient, ce qui aurait pu faire une différence majeure pendant la pandémie, qui jusqu’à présent a tué plus de six cent mille Brésiliens sous la présidence de Bolsonaro. Mais il est important de dépasser ce sentiment de nostalgie mélancolique et de commencer à poser des questions stratégiques pour savoir qui peut devenir un allié et quelles sont les limites à ne pas franchir. Faire en sorte que Lula redevienne président est un objectif important. Il existe d’autres alternatives à gauche, mais aucune d’elle n’est aussi convaincante que lui en ce moment. Cependant, Lula n’est pas un dieu. Son élection n’est pas gagnée d’avance, et sa façon de vouloir réconcilier les classes est à la fois source de stabilité mais aussi de profonde vulnérabilité.

Ceux qui justifient le choix d’Alckmin comme vice-président prétendent que Lula sait ce qu’il fait. Mais si Dilma Rousseff a raison de dire que le Parti des travailleurs aurait dû mobiliser la population en faveur d’un gouvernement de gauche, la décision d’élire un vice-président connu pour sa répression brutale contre les manifestants et pour avoir encouragé le coup d’État qui a placé le vice-président de Rousseff à la présidence pendant plus de deux ans est une décision dangereuse. Dans une stratégie de gouvernance, Lula pourrait choisir son vice président parmi les politiciens de droite et du centre, mais est-il vraiment judicieux de dire que parmi tous ceux-ci la meilleure option serait quelqu’un qui a joué un rôle dans le coup d’État de 2016 ?

Parmi tous les présidents du Brésil, Lula a été le meilleur jusqu’à présent, mais même lui a pu faire des erreurs. Espérons qu’en cas de victoire, il saura à nouveau faire de la mobilisation populaire une priorité.

L’Autrice

Sabrina Fernandes est communicatrice et activiste éco socialiste brésilienne, titulaire d’un doctorat en sociologie de l’université de Carleton, au Canada. Elle est boursière postdoctorante de la Rosa Luxemburg Stiftung et est à l’origine de la chaîne marxiste Tese Onze sur YouTube.

Source : Jacobin Mag, Sabrina Fernandez, 04-03-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Source : Les Crises
https://www.les-crises.fr/…

Notre dossier Amérique latine