Par Jonathan Cook

Source : jonathan-cook.net

Traduction : lecridespeuples.fr

La décision inattendue de la juge Vanessa Baraitser de rejeter l’exigence de Washington d’extrader Julian Assange, déjouant les efforts pour l’envoyer dans une super-prison américaine pour le reste de sa vie, est une victoire juridique bienvenue, mais submergée par des leçons plus importantes qui devraient nous perturber profondément.

Ceux qui ont fait campagne si vigoureusement pour garder le cas d’Assange sous les feux de la rampe, alors même que les médias dominants américains et britanniques [sans parler du Monde ou même de Mediapart] ont œuvré avec acharnement à le maintenir dans l’obscurité, sont les héros du jour. Ils ont rendu le prix à payer trop élevé pour que Baraitser ou l’establishment britannique acceptent d’enfermer Assange indéfiniment aux États-Unis pour avoir dénoncé leurs crimes de guerre et leurs crimes contre l’humanité en Irak et en Afghanistan.

Mais nous ne devons pas minimiser le prix qui est exigé de nous pour cette victoire.

Un moment de célébration

Nous avons contribué collectivement, à nos diverses petites échelles, à reconquérir pour Assange un certain degré de liberté et, espérons-le, un sursis face à ce qui pourrait être une condamnation à mort alors que sa santé continue de se détériorer dans une prison de haute sécurité surpeuplée de Belmarsh, à Londres, qui est devenue un terrain fertile pour le Covid-19.

Pour cela, nous devons nous accorder un moment de célébration. Mais Assange n’est pas encore sorti d’affaire. Les États-Unis ont déclaré qu’ils feraient appel de la décision. Et il n’est pas encore clair si Assange restera emprisonné au Royaume-Uni –peut-être à Belmarsh– tandis que de nombreux mois de débats juridiques supplémentaires sur son avenir auront lieu.

Les pouvoirs établis aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne ne se soucient pas de l’endroit où Assange est emprisonné –que ce soit en Suède, au Royaume-Uni ou aux États-Unis. Ce qui a été le plus important pour eux, c’est qu’il continue d’être enfermé hors de vue dans une cellule quelque part, dans quelque sombre cachot où son courage physique et mental pourra être détruit et où il sera effectivement réduit au silence, encourageant les autres lanceurs d’alerte potentiels à tirer la leçon qu’il y a un prix écrasant à payer pour la dissidence.

La bataille personnelle pour Assange ne sera pas terminée tant qu’il ne sera pas complètement libre. Et même alors, il aura de la chance si la dernière décennie de diverses formes d’incarcération et de torture auxquelles il a été soumis ne le laisse pas traumatisé de façon permanente, émotionnellement et mentalement diminué, une ombre pâle du champion de la transparence impénitent et vigoureux qu’il était avant que son épreuve commence.

Cette déchéance sera déjà une victoire pour les systèmes britanniques et américains qui étaient si embarrassés et craintifs face aux révélations de Wikileaks sur leurs crimes.

Voir Toute la vérité sur Julian Assange : ‘Un système assassin est en train d’être créé sous nos yeux’, par Nils MELZER,

Rejeté sur un détail technique

Mais mis à part ce qui est une victoire personnelle potentielle pour Assange, à supposer qu’il ne perde pas en appel, nous devrions être profondément préoccupés par les arguments juridiques avancés par Baraitser pour refuser l’extradition.

La demande d’extradition des États-Unis a été rejetée sur ce qui était en fait un détail technique. Le système d’incarcération de masse américain est si manifestement barbare et dépravé que, comme l’ont démontré les experts lors des auditions de septembre, Assange courrait un risque grave de se suicider s’il devenait une autre victime de ses super-prisons.

Il ne faut pas non plus écarter une autre des considérations probables du pouvoir en place britannique, à savoir que dans quelques jours, Donald Trump aura quitté la Maison Blanche et qu’une nouvelle administration américaine prendra sa place.

Il n’y a aucune raison d’être sentimental à propos du Président élu Joe Biden. Il est aussi un grand fan de l’incarcération de masse, et il ne sera pas plus un ami des médias dissidents, des lanceurs d’alerte et du journalisme qui défient l’État de sécurité nationale que ne l’était son prédécesseur Démocrate, Barack Obama. Qui, rappelons-le, était tout sauf un ami de la liberté de la presse.

Mais Biden n’a probablement pas besoin que l’affaire Assange pende au-dessus de sa tête, devenant un cri de ralliement contre lui, un résidu inconfortable des instincts autoritaires de l’administration Trump que ses propres fonctionnaires seraient obligés de défendre.

Il serait bon d’imaginer que les institutions juridiques, judiciaires et politiques britanniques ont fait preuve de courage en rendant cette décision contre l’extradition. La vérité beaucoup plus probable est qu’ils ont sondé l’équipe entrante de Biden et ont reçu la permission de renoncer à une décision immédiate en faveur de l’extradition, pour une raison purement technique.

Gardez un œil sur ce que fera la nouvelle administration Biden et si elle décidera d’abandonner le dossier d’appel. Il est plus probable que ses responsables la laisseront discrètement suivre son cours, largement sous le radar des médias, pendant encore plusieurs mois.

Le journalisme redéfini comme espionnage

De manière significative, le juge Baraitser a soutenu tous les principaux arguments juridiques de l’administration Trump en faveur de l’extradition, même s’ils ont été complètement démolis par les avocats d’Assange.

Baraitser a accepté la nouvelle définition dangereuse du journalisme d’investigation, requalifié par le gouvernement américain comme de l’ « espionnage », et a laissé entendre qu’Assange avait également enfreint le draconien Official Secrets Act britannique en dénonçant les crimes de guerre du gouvernement.

Elle a convenu que le traité d’extradition de 2007 s’appliquait dans le cas d’Assange, ignorant les termes réels du traité qui exonéraient les procès politiques comme le sien. Elle a ainsi ouvert la porte à d’autres journalistes qui pourront être saisis dans leur pays d’origine et extradés « légalement » ou clandestinement vers les États-Unis pour le crime d’avoir embarrassé Washington.

Baraitser a admis que la protection des sources à l’ère numérique –comme Assange l’a fait pour le lanceur d’alerte Chelsea Manning, une obligation essentielle pour les journalistes dans une société libre– équivaut désormais à un « piratage » criminel. Elle a saccagé les droits de la liberté d’expression et de la liberté de la presse, affirmant qu’ils ne laissaient pas « une discrétion totale à M. Assange pour décider de ce qu’il allait publier ».

Elle a semblé approuver les nombreuses preuves montrant que les États-Unis ont espionné Assange à l’intérieur de l’ambassade équatorienne, à la fois en violation du droit international et de son privilège client-avocat, ce qui constitue une violation de ses droits juridiques les plus fondamentaux qui à elle seule aurait dû interrompre la procédure.

Baraitser a fait valoir qu’Assange bénéficierait d’un procès équitable aux États-Unis, même s’il était presque certain qu’il se déroulerait dans le district oriental de Virginie, où les principaux services de sécurité et de renseignement américains ont leur siège. Tout jury serait dominé par le personnel de sécurité américain et leurs familles, qui n’auraient aucune sympathie pour Assange.

Ainsi, tandis que nous célébrons cette décision en faveur d’Assange, nous devons également la dénoncer bruyamment comme une attaque contre la liberté de la presse, comme une attaque contre nos libertés collectives durement acquises, et comme une attaque contre nos efforts pour tenir les gouvernements américains et britanniques responsables et leur demander des comptes lorsqu’ils bafouent et piétinent les valeurs, les principes et les lois qu’ils prétendent défendre.

Même s’il nous offre d’une main un petit prix dans la victoire juridique actuelle d’Assange, l’establishment nous confisque beaucoup plus avec son autre main.

Voir Les abus de pouvoir contre Assange démontrent qu’il s’agit d’une affaire d’État, par Jonathan COOK,

La diffamation continue

Il y a une dernière leçon à tirer de l’arrêt Assange. La dernière décennie a été consacrée à discréditer, déshonorer et diaboliser Assange. Cette décision doit être considérée comme une continuation de ce processus.

Baraitser a refusé l’extradition seulement en raison de la santé mentale d’Assange et de son autisme, et du fait qu’il présente un risque de suicide. En d’autres termes, les arguments de principe pour libérer Assange ont été rejetés de manière décisive.

S’il retrouve sa liberté, ce sera uniquement parce qu’il a été qualifié de malade mental. Cela sera utilisé pour discréditer non seulement Assange, mais aussi la cause pour laquelle il s’est battu, l’organisation Wikileaks qu’il a aidé à fonder, et toute dissidence plus large qui remettra en cause les récits des pouvoirs en place. Cette idée s’installera dans le discours public populaire, à moins que nous ne remettions en question une telle présentation à chaque occasion.

La bataille d’Assange pour défendre nos libertés, pour défendre les habitants des pays lointains que nous bombardons à outrance dans la promotion des intérêts égoïstes d’une élite occidentale, n’était ni un acte autiste ni une preuve de maladie mentale. Son combat pour rendre nos sociétés plus justes, pour forcer les puissants à rendre compte de leurs actes, n’était pas la preuve d’une déficience quelconque. C’est un devoir que nous partageons tous de rendre notre politique moins corrompue, nos systèmes juridiques plus transparents, nos médias moins malhonnêtes.

À moins que nous ne devenions beaucoup plus nombreux à combattre pour ces valeurs –pour une vraie santé mentale, et non pour les intérêts pervers, insoutenables et suicidaires de nos dirigeants–, nous sommes condamnés. Assange nous a montré comment nous pouvons nous libérer et libérer nos sociétés. Il nous incombe à tous de poursuivre son combat.

Voir notre dossier sur le martyre d’Assange.

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Source : Le Cri des Peuples
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