Par Naram Sarjoun et Nasser Kandil

Hier, 1 novembre, le site Mondialisation.ca a publié un article intitulé « Le monde plonge dans une frénésie eschatologique qui pourrait avoir de graves conséquences », traduit en français par Dominique Muselet [1]. Nous proposons d’ajouter à cette analyse exhaustive la réaction de l’écrivain syrien, Naram Sarjoun, et celle de l’ancien député libanais et rédacteur en chef du quotidien libanais, Nasser Kandil, aux propos tenus le 28 octobre par le président turc Erdogan quant à la frénésie génocidaire israélienne qui frappe les Palestiniens de Gaza [2]. Si le premier souligne son hypocrisie, le second analyse plus particulièrement cette phrase citée par l’article : « Je le demande à l’Occident : allez vous créer une nouvelle atmosphère de croisades à l’encontre du Croissant? ».

Mais avant de traduire ces deux réactions, nous transcrivons un extrait du deuxième épisode d’une série d’émissions de France Inter, diffusé le 27 octobre, sous le titre « Anatomie d’un conflit » ; anatomie disséquée par l’historien Vincent Lemire présenté comme l’un des meilleurs spécialistes de Jérusalem :

« Dans la chronologie palestinienne la première intifada n’est pas celle de 1987 dont on parle en Europe occidentale, c’est celle de 1936-1939. C’est le premier soulèvement qui est effectivement massif et qui est un soulèvement paysan populaire. C’est au moment d’ailleurs où le nationalisme palestinien va troquer le tarbouche, ou le fez, pour le keffieh, parce que le Keffieh en fait c’est le foulard du paysan palestinien. Ce qui compte c’est de dire que le nationalisme palestinien passe, en effet, des élites bourgeoises à la paysannerie palestinienne et la défense de la terre. L’invention du keffieh est de 1936, initiée par un certain Izzeddine al-Qassam qui a donné son nom à certaines des brigades du Hamas aujourd’hui. Donc, le soulèvement de 1936 est très important. Il faut dire, par exemple, que toute la ville de Jérusalem est entièrement sous le contrôle des insurgés en 1938 qui hissent le drapeau palestinien sur les plus grands bâtiments de Jérusalem. Ce drapeau palestinien est exactement celui qu’on connaît aujourd’hui : vert, noir, blanc, rouge. Sauf que dans le triangle rouge, il y a une croix et un croissant. C’est pour bien affirmer que le nationalisme palestinien, il n’est pas encore du tout islamisé comme il est aujourd’hui. C’est vraiment un nationalisme musulman et chrétien, parce que les élites chrétiennes sont extrêmement impliquées dans ce soulèvement » [3].

Nous avons fini par trouver ce drapeau dans les archives de l’Université de Bir Zeit en Palestine avec la légende suivante : « Des résistants palestiniens dans la région de Haïfa et dans la région des montagnes de Jénine en 1937 avec leur chef Abdel Qader al-Hadi, portant un drapeau palestinien orné d’un croissant et d’une croix » [4].

À l’époque la Palestine était encore sous mandat britannique censé l’aider à accéder à l’indépendance, mais chacun sait qu’après plus de 400 ans de domination ottomane, les Palestiniens se sont retrouvés confrontés au néocolonialisme britannique puis à la ségrégation des sionistes…

Il ne nous appartient pas de commenter l’islamisation de la Résistance palestinienne, mais il faut dire que cette résistance ne cesse de répéter qu’elle défend aussi bien les lieux saints des chrétiens que des musulmans, tout comme se sont comportés les combattants du Hezbollah libanais en Syrie [5]. Et ce n’est pas l’Archevêque grec orthodoxe du Patriarcat de Jérusalem, Monseigneur Atallah Hanna, qui le démentirait. Bien au contraire, il ne cesse de l’affirmer [NdT].

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Extraits de l’article de Naram Sarjoun

Pour moi, le critère de la victoire et de la défaite est l’apparition des hypocrites.

Et l’hypocrite turc, Erdogan, s’est tu pendant vingt jours bien qu’il ait vu les forces aériennes israéliennes tuer les Palestiniens, alors qu’elles s’étaient entraînées dans le ciel turc conformément aux traités de coordination entre les deux armées, israélienne et turque, et que les pilotes israéliens qui étaient hébergés et dorlotés dans des bases turques ont fait du bon boulot en tuant 10 000 civils palestiniens, en en blessant 20 000 autres, et en détruisant 140 000 maisons.

Le calife ne s’est réveillé qu’une fois qu’Israël ait mis en œuvre son programme génocidaire et détruit Gaza jusqu’à la rendre absolument invivable. Il n’a pris la parole qu’une fois que l’aviation israélienne se soit éreintée à tuer Gaza et que ses bombes se soient lassées d’exploser dans les corps de ses enfants […]. Une apparition qui indique que les Résistants palestiniens se dirigent vers la victoire alors qu’Israël recule.

Et Erdogan n’est réapparu le 28 octobre que pour voler la victoire. Il est resté silencieux sur l’invasion de l’Irak en 2003. Il est resté silencieux sur les massacres israéliens commis au Liban en 2006. Mais après la victoire de 2006 et une fois que les Américains ont pleuré à cause de nos frappes en Irak, ce qui les a décidés à se retirer en 2008, il est apparu gonflé comme qui aurait bu du lait de lion pour voler nos victoires sur Israël et l’Amérique en bavardant à Davos.

Et cela, parce que selon la répartition des rôles après la défaite de l’Amérique et d’Israël, il devait apparaître comme celui qui défie Israël, non les résistants et leur Axe passant par la Syrie et le Hezbollah. Un rôle créé pour lui et taillé à ses mesures depuis la victoire de 2006, afin qu’il devienne le « leader » des sunnites et du prétendu Printemps arabe qui a détruit tous les Arabes […].

Et aujourd’hui son arrogance, en plein milieu du festival organisé pour Gaza, lui a fait dire qu’Alep, Mossoul et Gaza appartiennent à l’Empire turc. Mais il n’a pas osé évoquer Al-Qods [nom arabe de Jérusalem] et la Palestine, parce qu’il est le serviteur de l’Otan et qu’il sait parfaitement ce que cette organisation n’aimerait pas qu’il dise […]. Ce qui indique que cet homme est un bavard colonialiste et qu’il n’y a aucune différence entre lui et les Israéliens qui revendiquent la propriété des terres situées entre le Nil et l’Euphrate […].

Certes, il peut menacer de couper ses relations avec Israël, menacer de se retirer de l’Otan tant qu’elle tuera les musulmans avec autant de brutalité et de hideur la privant d’un million de soldats, menacer aussi de libérer des groupes armés pour les envoyer en Libye et dans le Haut-Karabagh pour prétendument soutenir la population de Gaza contre Israël. Mais il n’en fera rien et se contentera de parler, car il est l’homme de l’Otan dans notre région, l’homme des missions difficiles et malpropres en Orient.

Son apparition le 28 octobre indique qu’Israël commence à souffrir et qu’il se prépare à répéter le scénario de 2006 avec un nouveau rôle dans la gestion des conséquences de la guerre de Gaza, laquelle semble devoir se terminer par un lamentable échec israélien et européen sans précédent. Un rôle qui mettra l’accent sur sa colère et son entrée en médiation avec le Qatar, alors qu’il est de notoriété publique que le Qatar et la Turquie sont les représentants de l’Otan en Orient […].

Mais ce rôle de héros courageux ne l’empêchera pas d’envoyer des produits agricoles turcs en Israël, où les ouvriers et les agriculteurs sont rendus sur les fronts des batailles face au Liban, au Golan et à Gaza. Les magasins d’alimentation doivent, en effet, être approvisionnés auprès de la source la plus proche, à savoir la Turquie. Et bien entendu, les accords turco-israéliens en matière de sécurité militaire et commerciale resteront en vigueur. Ils ne seront pas touchés par le sang des enfants de Gaza […].

Ne croyez pas que ce menteur bougera un doigt contre l’Otan et Israël. Il est l’ennemi Arabes tout comme Netanyahou. Sans cet homme et le prétendu printemps arabe, la Syrie, la Libye et l’Irak auraient été des pays capables de contenir Israël. Aujourd’hui, Gaza paye le prix de ce péché ayant détruit les pays qui soutenaient Gaza et la Palestine.

Extrait de l’émission « 60 minutes avec Nasser Kandil »

Les propos du président turc interpellant l’Occident sur son soutien à la guerre génocidaire menée par Israël contre les Palestiniens pour dire, en substance, « allez-vous en faire une guerre entre la Croix et le Croissant une fois de plus ? Nous vous affirmons que nous sommes toujours aussi forts… Regardez ce qui s’est passé dans le Haut-Karabagh et en Libye… », peuvent naturellement être considérés par certains comme une mise en garde. Parfait !

Mais, je ne suis pas de cet avis. Il aurait pu dire : « Vous ne pourrez pas en faire une guerre entre la Croix et le Croissant, parce que des millions de Palestiniens chrétiens ont porté le drapeau palestinien sur leur croix. Quant à vous qui attaquez le droit des Palestiniens, vous ne représentez pas la Croix ! ».

En ce qui me concerne, les propos d’Erdogan n’étaient absolument pas innocents. Le langage qu’il a adopté participe à la diffusion de l’esprit confessionnel en grattant la plaie de courants extrémistes qu’il a pris l’habitude d’exploiter pour entraîner notre région dans des guerres absurdes.

Sans chercher à peiner ceux qui me disent qu’il a quand même organisé tout un spectacle pour Gaza et a dit qu’il ne permettrait pas ceci ou cela, je réponds : « A-t-il fermé l’ambassade d’Israël ? A-t-il levé le drapeau palestinien sur cette ambassade ? De tels gestes n’auraient pas été plus faciles que de nous resservir une guerre entre la Croix et le Croissant… ? Qui s’est permis de dire « nous verrons la Croix brisée sous le Croissant ». D’où sont sortis de tels propos ?

À ceux qui palabrent en arguant qu’Erdogan a quand même bien parlé, car l’Occident est mauvais, je réponds que la « rue occidentale » est plus honorable que nombre de dirigeants arabes ; plus honorable, en tout cas, que Mahmoud Abbas [le président de l’Autorité palestinienne] qui envoie la police réprimer les Palestiniens manifestant en faveur de Gaza dans le rues de Ramallah. Oui, la rue occidentale et toute personne, y compris les juifs, qui lève aujourd’hui le drapeau palestinien est des plus honorables et mérite toute notre considération. Certains diront, mais que peuvent-ils faire ? Je leur réponds qu’ils peuvent bien plus que nous du fait que la plupart de nos dirigeants ne tiennent pas compte de la « rue arabe », contrairement aux dirigeants occidentaux qui finissent, au moins, par reculer sous la pression de la rue.

Par conséquent, cette rue occidentale qui bouge ainsi que cette Croix qui bouge au grand dam d’Erdogan étreint le Croissant qui bouge, et tout langage cherchant à faire exploser une discorde confessionnelle ou doctrinaire est un jeu douteux qui veut, une fois de plus, offrir la « rue chrétienne » mondiale aux sionistes.

Quant à moi, je n’écarte pas la possibilité que les propos tenus par Erdogan n’encouragent quelques-uns, en collaboration avec les services du renseignement étrangers, à nous créer de sérieux problèmes en ciblant des sites chrétiens et que d’autres ripostent en ciblant des sites musulmans, car ce qui se passe dans les rues occidentales est terrifiant, terrifiant pour les Américains et les Israéliens qui ne l’avaient pas pris en compte.

Quoi qu’il advienne, ce que nous observons aujourd’hui témoigne du sang froid et de l’intelligence des dirigeants de l’Axe de la résistance, lesquels ont laissé la Palestine et les personnalités palestiniennes occuper toutes les places. Par conséquent, à ceux qui demandent quand est-ce que Sayed Nasrallah se décidera à s’exprimer et quand est-ce que le Hezbollah interviendra plus fort encore sur le terrain, la réponse est : tant que l’intitulé palestinien progresse l’arène lui appartient, le reste consiste à soutenir la Résistance palestinienne à sa demande et dans les limites de ses besoins.

Quant à l’étonnement que j’éprouve face aux propos turcs, il me fait penser à celui qui a jeûné pendant des semaines, puis a rompu son jeûne pour n’avaler qu’un oignon. En effet, Erdogan est resté en silence depuis le début des événements. Pire encore, les dirigeants du Hamas m’ont appris qu’ils lui avaient adressé un message de reproches suite au discours qu’il a tenu le premier jour des événements. Ce message disait, en substance : « Ces propos qui assimilent la victime au bourreau considérant qu’il est inacceptable que des civils tombent des deux côtés ne consistent qu’en une dissertation humanitaire générale dont le but est de se joindre à l’humeur occidentale qui soutient l’entité occupante de La Palestine ». Autrement dit, les propos d’Erdogan sont véreux.

Mais le 3 novembre, Sayed Nasrallah prendra la parole, une parole attendue aussi bien par les amis de la Palestine que ses ennemis, et surtout par les Gazaouis assiégés par Israël, la mort, le feu, la faim, la soif et les maladies…

Sources :

بعد ديفوس ومرمرة كلاكيت رقم 3 .. أخيرا ظهر اردوغان في اخر عرض مسرحي
Émission « 60 minutes avec Nasser Kandil » ; (de 38 à 43)
https://www.youtube.com/watch?v=oC7QZzGL1Jk&t=2358s

Traduction de l’arabe par Mouna Alno-Nakhal

Notes :

[1][Le monde plonge dans une frénésie eschatologique qui pourrait avoir de graves conséquences]

[2][Erdogan accuse de « crimes de guerre » Israël, qui rappelle ses diplomates]

[3]Ep 2 : 1917, la promesse trahie – Israël / Palestine : Anatomie d’un conflit (14’) https://www.youtube.com/watch?v=u1hm8P_wM2g

[4]Le drapeau palestinien orné d’un Croissant et d’une Croix
http://awraq.birzeit.edu/ar/node/9857

[5][Rendez au Hezbollah ce qui est au Hezbollah…

Source : Mouna Alno-Nakhal