Par Faouzia Zebdi Ghorab
Pendant des siècles, les prêtres ont détenu le monopole du sens. Aujourd’hui, ce sont les banquiers qui contrôlent la valeur. Le dogme a changé, le clergé aussi, mais la liturgie reste la même : d’un côté un peuple qui obéit, et de l’autre les initiés qui décident.
Nous croyons, sans même y penser, que la monnaie possède une valeur en soi, que chaque unité monétaire contient intrinsèquement ce qu’elle vaut. Nous croyons donc qu’un billet de 10 euros par exemple vaut 10 euros même s’il ne sert à rien, même s’il ne permet aucun échange. Alors que ces 10 euros n’ont de valeur que parce qu’en tant que groupe humain, nous avons décidé collectivement d’y croire, et que nous consentons à l’échanger contre des biens, des services, du travail.
La grande fable de l’altruisme financier
Les institutions bancaires, les fonds d’investissement et les multinationales financières ne se contentent pas de capter des flux colossaux d’argent. Elles tiennent aussi à nous convaincre que cet accaparement est légitime, autant que nécessaire. À leurs yeux, les sommes indécentes qu’elles brassent sont le juste salaire que la société — autrement dit nous — leur doit, en échange des services « indispensables » qu’elles nous rendent et nous prodiguent.
Elles sont, voyez-vous, nos bienfaitrices. Et si nous ne comprenons pas cela, c’est que nous sommes ingrats, ignorants, incapables de reconnaître ce « désintéressement » héroïque. C’est donc presque malgré elles qu’elles doivent continuer à accumuler, spéculer, restructurer, licencier et privatiser. Tout cela pour notre bien, cela va de soi. Car s’ils n’étaient pas immensément riches, nous, pauvres mortels, serions encore plus pauvres.
Le procédé n’est pas nouveau. Il rappelle les discours de l’époque coloniale, quand des puissances occidentales expliquaient, sans rire, qu’elles colonisaient des peuples entiers pour les sortir de leur misérable condition de sauvages. Il ne s’agissait bien sûr pas d’exploitation, ni de domination, mais d’une noble mission civilisatrice. L’impérialisme était un geste de bonté, une œuvre d’amour.
Et lorsque, malgré autant de « générosité », les peuples colonisés osaient se révolter, il fallait les punir. Mais comme un enfant qu’on corrige pour son bien. Car, comme le dit l’adage de ceux qui confondent violence et vertu : « Qui aime bien châtie bien. » On les entendrait presque murmurer une prière sacrificielle : « Mon Dieu, pardonne-leur, car ils ne comprennent pas ce que nous faisons pour eux. »
Car leur mission, à ces banquiers, traders et technocrates, est divine. Ils portent la croix du capitalisme sur leurs épaules pour mieux nous libérer de nos faiblesses, de notre paresse, de notre incapacité à gérer nous-mêmes nos vies. Ils sont les nouveaux missionnaires du salut économique.
2008 : Quand les masques sont tombés
Mais parfois, la liturgie déraille. La crise de 2008 fut le gros grain de sable. Pendant quelques mois, le vernis s’est craquelé, et le vrai visage du système est apparu. Des banques en faillite, des bulles éclatées, des ménages ruinés, des États au bord du gouffre. Et pourtant, le miracle a eu lieu. Par un tour de passe-passe dont seule la haute magie financière est capable, on a renfloué les banques… mais pas les particuliers. On a sauvé les spéculateurs, mais on a laissé couler les familles surendettées.
Ceux qui avaient pris les risques ont été récompensés ; ceux qui avaient tout perdu ne méritaient pas d’être aidées.. Justice divine inversée : ce sont les victimes qui paient pour les bourreaux.

Et à nouveau, on nous a dit que c’était pour notre bien. Renflouer les banques était « nécessaire » pour éviter l’effondrement du système. Mais ce système, justement, est peut-être le cœur du problème.
Création monétaire : dernier privilège des dieux ?
Combien de fois a-t-on vu rire ou ironiser les idolâtres polythéistes modernes, qui pensent sincèrement que certains apôtres de Dieu ont non seulement seuls le pouvoir de créer la monnaie. Mais, en plus, celui de décider à qui la distribuer, selon des règles édictées par eux-mêmes, bien évidemment.
Ceci est tellement vrai qu’aujourd’hui, même les États dits « souverains » n’ont plus le droit d’émettre leur propre monnaie, en toute indépendance.
Ceux qui créent l’argent prêtent à ceux qui en ont besoin… contre intérêts.
Ce pouvoir de créer la dette et d’en faire payer le prix à tous est peut-être le levier de domination le plus invisible et le plus efficace jamais inventé.
Créer n’est pas produire : rétablir le sens des mots
Le mot « créer » n’est pas neutre. On ne produit pas de la monnaie comme on fabrique une chaise. Le verbe « créer » appartient au registre du sacré, à la théologie, à l’absolu. Or, seul Dieu crée. L’homme, lui, façonne, transforme, agit dans les limites du monde.
En parlant de « création monétaire », on divinise un acte profondément politique, et on installe l’individu dans une posture d’humilité forcée : il doit croire, sans chercher à comprendre. L’imaginaire de la création monétaire est donc fondamentalement religieux : il repose sur la croyance, le dogme, l’interdit.
Mais attention aux conclusions hâtives. Il n’est nullement question de revenir au troc, mais bien de comprendre pourquoi cette valeur d’échange a pris, dans nos esprits, une forme aussi mystifiée. Et surtout, comment en sortir.
La dette comme nouveau péché originel
Les dépenses de l’État sont relativement stables. Pourtant, la dette de la France est devenue une machine infernale. Ce n’est plus un simple boulet, c’est une enclume qui nous entraîne dans un abîme sans fond.
De quoi s’agit-il alors ? Du « service de la dette » nous dit-on. Joli euphémisme pour désigner les INTERETS que nous devons verser pour avoir le droit d’utiliser une chose qui, dans une société libre, devrait être un bien commun. Nous sommes ainsi condamnés à payer un tribut permanent à une caste de créanciers invisibles.
Les fondements de la servitude volontaire
Mais pourquoi n’osons-nous plus penser autrement ? Parce que nous avons intégré l’impuissance comme norme. Même la gauche, autrefois républicaine et souverainiste, s’est ralliée au catéchisme européen.
Dès lors, imaginer une monnaie nationale semble hérétique. Les « économisto-sophistes » montent au créneau : sortie de l’euro, c’est le chaos. Bla-bla… sécurité, bla-bla… inflation, bla-bla… fin du monde.
Nous ne débattons plus : nous récitons des mantras. Et nous acceptons que le pouvoir de créer l’argent soit réservé à une caste, comme un privilège sacerdotal. Et tout blasphème économique est puni d’ostracisme médiatique.
Le mythe bancaire : qui a peur du vide ?
« Et que ferait-on sans les banques ? » demandent les disciples fervents. Nous avons peur de reprendre le pouvoir sur nos vies, car des siècles d’infantilisation ont fabriqué une dépendance organique. Victimes consentantes, nous aimons nos chaînes, et nous vénérons ceux qui nous les ont forgées. L’Europe et les banques privées n’ont même plus besoin d’imposer : nous demandons à être soumis. Notre aliénation est devenue volontaire, presque affective.
« Oui mais si le peuple créait sa monnaie, ce serait le chaos… »
Enfermés dans une prison construite dans nos propres têtes, nous avons intégré que les peuples sont toujours suspects dès qu’ils pensent autrement. Seuls quelques hommes en col blanc seraient capables de nous sauver… contre nous-mêmes. On nous a convaincus que la démocratie s’arrête à la porte de la banque centrale.
Le bitcoin : brèche ou piège ?
Disons-le clairement et sans détours : le bitcoin a le mérite d’exister. Il a été un véritable sursaut, un briseur d’idoles et de tabous. Oui, une monnaie peut naître sans État, sans banque centrale, sans prêtre, sans autel. Et en cela, l’expérience du bitcoin est probante.
Mais ce sursaut initial a rapidement été absorbé par les logiques prédatrices du vieux monde ; les vieux démons de la spéculation, de l’accumulation, et du mimétisme. Bitcoin, loin d’être une monnaie populaire, est devenu un actif financiarisé, confisqué par les plus rapides, les plus technophiles, les plus riches. Il n’a pas aboli le pouvoir des élites, il en a reconstruit de nouvelles.
De plus son infrastructure technique — c’est-à-dire le système informatique sur lequel il fonctionne — est énergivore. Et pour cause : afin d’empêcher la fraude, d’éviter la double dépense (le risque qu’un même jeton numérique soit utilisé deux fois pour payer deux personnes différentes), et de garantir l’intégrité du registre des transactions (la blockchain), le réseau Bitcoin exige que des milliers d’ordinateurs à travers le monde résolvent des calculs complexes, dans un processus appelé « minage”.
Ce système, censé garantir la sécurité du réseau, consomme aujourd’hui plus d’électricité que certains pays entiers. Et tout cela au nom d’une décentralisation qui, en réalité, reste très relative : le pouvoir de validation est largement concentré entre les mains de quelques grandes entreprises disposant d’une puissance de calcul colossale. L’idéal libertaire cède la place à une technocratie cryptographique.
Bitcoin est une révolte contre la tyrannie monétaire… mais une révolte qui tourne à vide. Il a posé les bonnes questions, mais offert les mauvaises réponses.
Et surtout, comme la TRM, il se heurte à une limite de taille : son accès technique. Car qui, aujourd’hui, peut réellement manier les portefeuilles, sécuriser des clés privées, comprendre la logique de la blockchain, éviter les erreurs fatales ? Cette nouvelle architecture monétaire reste, de fait, entre les mains d’une élite technologique.
Mais je veux penser que les fondateurs de cette monnaie la préparent pour les générations futures — celles qui, nées avec le code, la cryptographie et les réseaux distribués, seront naturellement familières de ces technologies.
Une hypothèse tout à fait plausible. Car si l’humanité a mis des siècles à apprivoiser l’écriture, pourquoi ne mettrait-elle pas quelques décennies à apprivoiser la cryptomonnaie ?
La monnaie libre, ou le retour du commun
À titre de comparaison, la Théorie Relative de la Monnaie (TRM), portée par Stéphane Laborde, repose sur un modèle radicalement différent de celui de Bitcoin, tant dans ses objectifs que dans son architecture technique.
Là où Bitcoin propose une ingénierie de la défiance, la TRM propose une économie de la confiance. Son approche est d’abord anthropologique avant d’être technologique.
La TRM affirme une idée simple, mais oh combien décapante : tout être humain est légitime à co-produire la monnaie, à égalité avec les autres.
Ce n’est ni une promesse magique, ni une utopie hors-sol : c’est un changement de paradigme. La monnaie ne descend plus d’en haut, elle émerge d’une communauté. La TRM ne se veut pas un produit à vendre, mais une réflexion radicale sur la nature politique de la monnaie.
Moins énergivore que Bitcoin, la TRM est aussi moins sécurisée, non par impuissance, mais parce qu’elle n’en a pas besoin. Elle ne cherche ni à stocker de grandes masses de valeur, ni à attirer les flux spéculatifs internationaux. Son usage est clair : communautaire, non spéculatif, à taille humaine. Elle ne vise pas à concurrencer Wall Street, mais à tisser une économie de proximité. Elle n’a donc pas besoin d’une armure de silicium, mais seulement d’un pacte de confiance entre ses membres.
Cette logique prend corps dans la Ğ1 (la « June »), monnaie libre expérimentée localement. Bien sûr, cela reste marginal. Mais le principe est là : un dividende universel versé à chaque individu, une émission monétaire sans dette, et une co-création distribuée, et plus important encore une circulation incarnée dans des territoires réels.
Prenons un exemple : un artisan dans une région rurale accepte d’être payé en June. Il reçoit une rémunération, non pas grâce à une banque qui lui accorde un crédit, mais parce que la monnaie est co-produite chaque jour par les membres du réseau. Il peut ensuite utiliser cette monnaie pour acheter du pain chez un boulanger local, lui aussi membre de la communauté. L’échange se fait sans dettes, sans intérêts, sans permission venue d’en haut.
Ceci pour répondre à celles et ceux qui croient que penser la monnaie autrement reviendrait au troc. Ce n’est pas un retour en arrière, mais une bifurcation. L’usage d’une carte bleue est même envisageable, et certains membres réfléchissent déjà à la création de banques en monnaie libre. Autrement dit, la monnaie libre n’est pas l’ennemie de la réalité ni du progrès, mais de la mystification.
Son enjeu n’est pas technique, mais spirituel : désacraliser la monnaie, redonner confiance entre les hommes. Et pour que cela fonctionne, il faut un écosystème vivant c’est-à-dire une économie réelle, des producteurs engagés, et des outils numériques simples, et enfin des zones de confiance et d’usage. Sans cela, la monnaie libre reste une graine sans terre.
Mais là encore, une question cruciale surgit : cette monnaie libre, qui repose sur une infrastructure informatique, ne risque-t-elle pas d’exclure ceux qui ne sont pas à l’aise avec le numérique ? La critique est fondée. Car pour gérer son compte, sécuriser ses clés, échanger, il faut un minimum de familiarité technique. Et tout le monde ne l’a pas.
Stéphane Laborde répond à cela en évoquant la montée en compétence populaire. Il ne s’agit pas de réserver la monnaie libre aux initiés, mais d’accompagner les utilisateurs : en simplifiant les outils, en développant des interfaces accessibles, en intégrant la monnaie dans des usages du quotidien : marchés locaux, AMAP, réseaux d’entraide.
La TRM ne doit pas rester dans les mains d’un petit cercle technicien. Si elle veut devenir une monnaie du peuple, elle doit parler le langage du peuple.
Les constituants : une nouvelle constitution pour une nouvelle monnaie ?
Le lien entre monnaie et pouvoir politique est indissociable. Or, on ne changera pas de monnaie sans changer de régime. La souveraineté monétaire est une conséquence du pouvoir populaire retrouvé, pas un préalable technique.
Aussi les assemblées constituantes citoyennes, lucides et déterminées, n’ont de poids réel que si elles s’inscrivent dans un basculement politique.
Mais qui sont ces « citoyens constituants » ? Ce ne sont ni des députés ni des professionnels du droit. Ce sont des femmes et des hommes ordinaires qui, à travers des ateliers d’écriture collective — inspirés notamment par les travaux d’Étienne Chouard — imaginent une nouvelle Constitution. Une charte qui pourrait remplacer l’actuelle si le pouvoir tombait un jour dans les mains du peuple.
Comme la monnaie libre, une nouvelle Constitution ne vaut que si elle émerge d’un rapport de force. Elle ne peut pas être un exercice académique, ni un vœu pieux récité entre convaincus. Elle doit devenir une arme politique prête à être dégainée le moment venu.
Et lorsque l’histoire imposera ce tournant — crise majeure, vacillement institutionnel, perte de légitimité du pouvoir — les idées patiemment mûries ne seront plus des utopies, mais des plans d’action.
Cela prendra peut-être dix, vingt, trente ans. Qu’importe. Ce n’est pas une course contre le temps, c’est une course contre l’anéantissement. Et ceux qui écrivent aujourd’hui ces brouillons de souveraineté construisent, en silence et dans la marge, les fondations du monde d’après.
Vers une monnaie post-mystique
Ce qui rend la monnaie stable et solvable : c’est la confiance collective. Une monnaie devient crédible quand un groupe humain décide d’y croire, de l’utiliser, de l’ancrer dans sa vie quotidienne. Et cela vaut aussi bien pour l’euro que pour la Ğ1, pour le dollar et l’euro, que pour une future monnaie
Nous arrivons au terme d’un cycle historique : celui d’une monnaie confisquée, sacralisée, transformée en instrument de domination. Il ne s’agit plus simplement de la reprendre mais de la refonder.
Quitter l’euro ou abolir la BCE ne suffira pas. Il faut autre chose. Une monnaie qui exprime un projet de société. Une monnaie qui dise : la valeur ne vient pas de la rareté, mais de la relation. La richesse ne naît pas de la dette, mais de la confiance. L’échange n’est pas soumission, mais coopération.
Et peut-être est-il utile de rappeler, en ces temps de résignation forcée, que les réalités d’aujourd’hui sont faites des rêves d’hier ; ces rêves qu’on qualifiait autrefois de fous, et qui demain, pourraient devenir la norme.
Source : auteur
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