Par Faouzia Zebdi Ghorab
Dialogue autour de la dette publique
Alors que le débat budgétaire s’enlise, le discours médiatico-gouvernemental martèle la même rengaine : « urgence à redresser les comptes », « nécessité de désendetter le pays », « efforts collectifs pour sauver les finances publiques… ».
Mais ce catéchisme comptable a un avantage pour ceux qui l’ont installé : il transforme une architecture politique savamment mise en place, en fatalité. À force de s’entendre répéter que « les caisses sont vides », on ne demande plus qui les a vidées, par quelles règles, et au bénéfice de qui.
C’est à cette question que nous tenterons de répondre, en choisissant la forme socratique des questions-réponses. Ce dialogue n’oppose pas des personnages réels, mais met en scène une conscience qui revisite les formules toutes faites.
Dialogue I — Comment la dette publique est devenue un gouffre
– Pourquoi l’État français est-il aujourd’hui si lourdement endetté ?
– Parce qu’il emprunte chaque année pour financer son déficit : quand, sur une année, les dépenses dépassent les recettes, il faut combler l’écart. Et ces emprunts sont contractés avec intérêts. Et la dette n’a pas une seule cause : elle dépend du déficit « hors intérêts » (ce qu’il manque avant de payer les intérêts), du rythme de l’économie (si elle stagne, les recettes progressent moins), et du prix de l’emprunt (si les taux montent, la dette coûte plus cher).
– Mais à qui l’État emprunte-t-il donc ?
– Aux marchés (banques, fonds, assureurs, investisseurs ), tous privés. Et même lorsque la banque centrale (BCE + banques centrales nationales) rachète ensuite une partie des titres, l’émission initiale passe par ces intermédiaires. L’État vend d’abord ses titres sur le marché primaire (= la première vente, au moment où l’État émet sa dette) à des acteurs financiers. Ce n’est qu’ensuite, sur le marché secondaire (= la revente de ces titres entre acteurs financiers), que l’Eurosystème (BCE + Banque de France) peut éventuellement intervenir en rachetant ces titres. Le détour n’est donc pas un détail technique : c’est une règle d’architecture.
– Pourquoi l’État emprunte-t-il cette monnaie au lieu de se financer lui-même, comme il le faisait auparavant ?
– Il le pourrait, mais il s’en est interdit le droit en acceptant un cadre juridique qui interdit le financement monétaire direct (créer/obtenir de la monnaie directement auprès de la banque centrale). Non pas parce que l’outil serait « magique » ou sans risque, mais parce qu’on a décidé que la monnaie devait être soustraite à la décision politique ordinaire.
– Et si on rend à l’État la possibilité de se financer, ne va-t-on pas déclencher l’inflation ?
– L’inflation n’est pas un argument contre l’outil, c’est un argument pour des règles d’usage. Ce qui est dangereux, ce n’est pas de pouvoir agir : c’est de prétendre qu’un outil peut être « neutre » parce qu’il est confisqué.
– Comment un État souverain peut-il s’interdire un droit aussi vital ?
– Il suffit qu’il signe des traités, qui seront ensuite traduits en droit interne. La souveraineté est alors transférée à un « tiers » qui se rémunère au passage, bien sûr.
– On dit souvent que « tout commence en 1973 ». Est-ce exact ?
– La loi de 1973 est un jalon, mais le verrouillage explicite arrive plus tard. Disons plutôt que le tournant juridique net se consolide avec Maastricht (1992) (traité qui encadre la monnaie et les budgets) et la loi française de 1993 sur l’indépendance de la Banque de France (la banque centrale mise à distance du pouvoir politique), qui interdit le crédit direct au Trésor (l’État ne peut plus se financer directement auprès de sa banque centrale).
– Et au niveau européen ?
– C’est écrit noir sur blanc : article 123 du TFUE (Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne, « code » juridique de l’UE) : interdiction des découverts/crédits des banques centrales aux États et interdiction d’acheter directement leur dette.
– Cette interdiction a-t-elle été dictée par une nécessité économique ?
– On a invoqué l’inflation, bien sûr, et le risque inflationniste est réel. Mais il est aussi l’argument commode qui permet de sanctuariser un choix institutionnel. L’interdiction relève d’un choix : soustraire la monnaie à la décision politique ordinaire, la placer dans un espace « indépendant », et donc hors de portée démocratique. C’est cette logique que Maastricht inscrit ensuite dans les règles.
– En quoi consistent ces règles ?
– Une dette publique plafonnée à 60 % du PIB, et un déficit limité à 3 %.
– Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?
– Cela signifie que l’État ne peut s’endetter ou dépenser au-delà d’un certain seuil, même s’il en a besoin pour investir, aider sa population ou répondre à une crise. Même si, dans la pratique, ces règles ont été interprétées, contournées ou « assouplies » par des clauses, des exceptions et des réformes : preuve qu’elles ne sont pas des lois de la physique, mais des instruments politiques, l’Etat est contraint de rester dans des limites comptables rigides, définies non par l’intérêt général, mais par des règles budgétaires européennes.
– Avant ces règles, l’État était-il déjà soumis à un plafond ?
– Non. Avant qu’il ne se prive lui-même du pouvoir de créer sa propre monnaie, l’État pouvait recourir à des avances de la Banque de France et à des circuits publics de financement, sans dépendre structurellement des marchés comme aujourd’hui. La notion même de « limite d’endettement » était donc hors sujet, car on ne plafonne pas ce qu’on ne doit pas.
– Ces chiffres de 60 % et de 3 % reposent-ils sur une règle économique ou une démonstration scientifique ?
– Non, leur statut est surtout politique. On les traite comme des « lois » alors que ce sont des bornes de discipline autrement dit des barrières posées pour contraindre le politique.
– Et pourquoi l’État français s’y plie-t-il ?
– Parce qu’en rejoignant la zone euro, il a accepté un cadre qui impose ces règles.
– Cela revient-il à dire que la France s’est volontairement privée d’un outil de souveraineté ?
– Oui. Elle a choisi d’abdiquer un pouvoir régalien, celui d’émettre sa propre monnaie, au nom d’une construction européenne qui privilégie la soumission monétaire à la liberté politique.
– La dette est-elle uniquement le résultat d’un excès de dépenses comment on veut en persuader le citoyen français ?
– Non. Cette explication est un alibi. La dette grossit avec les crises, la stagnation, les taux, les choix fiscaux, notamment les choix qui réduisent durablement les recettes tout en maintenant des besoins collectifs constants. Mais elle explose surtout quand on impose à l’État de se financer comme un particulier : en empruntant, avec intérêts, sous le regard des marchés ; ce mécanisme transforme chaque choc (crise, ralentissement, transition) en dépendance à refinancement (= devoir revenir emprunter régulièrement).
– Mais alors, pourquoi nous demande-t-on sans cesse des efforts, et des sacrifices, au nom de cette dette ?
– Parce que la dette sert d’argument massue : elle justifie l’austérité (couper dans les dépenses publiques et services), accélère les privatisations (vendre au privé ce qui était public), et impose le « réalisme » comme une nouvelle morale.
– Beaucoup de citoyens n’ont jamais signé de crédit. Pourquoi devraient-ils payer ?
– Parce qu’on leur a raconté que « nous » avons fauté, donc « nous » devons expier. Et parce qu’on peut remplacer les hommes, sans pouvoir toucher aux règles qui commandent leurs décisions.
– La dette publique est-elle une fatalité ?
– Non. Elle est l’effet d’un choix de règles. Ce qui a été décidé politiquement peut être redécidé politiquement, si l’on ose enfin ouvrir le débat interdit : à quoi sert la monnaie, et à qui ?
Dialogue II — La dette comme système
– Qui crée la monnaie dans la zone euro ?
– La monnaie centrale (l’argent « de base » : celui des banques centrales) vient de la BCE (Banque centrale européenne) et des banques centrales nationales. La monnaie de dépôt (l’argent sur nos comptes bancaires), quant à elle, est créée par les banques commerciales lorsqu’elles accordent un crédit. Ainsi une simple écriture comptable suffit à faire apparaître le montant du prêt. Qu’il y ait ensuite des règles et des contrôles ne change pas le fait décisif : la création est d’abord bancaire. L’État, lui, n’obtient la monnaie qu’en s’endettant. Et quand il veut financer une dépense, il n’a concrètement que trois leviers : augmenter les recettes (impôts/cotisations), emprunter (émettre de la dette), ou déplacer de l’argent à l’intérieur du budget (couper ailleurs, reporter un projet, geler un poste). Jamais par un accès direct à l’émission monétaire.
– La BCE peut-elle financer directement les États ?
– Non. Selon l’article 123 TFUE (Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne) : pas d’achat direct sur le marché primaire, pas de crédit direct au secteur public.
– Pourtant la BCE a bien racheté massivement de la dette publique ?
– Oui, via des programmes d’achats, mais sur le marché secondaire, c’est-à-dire après l’émission initiale ; et lorsque la banque centrale détient des titres, une partie des intérêts peut revenir indirectement aux États (par les résultats redistribués des banques centrales). Ce qui n’annule pas la dépendance au circuit, mais empêche de réduire l’histoire à une « rente bancaire » simple et univoque.
– Quelle différence entre marché primaire et secondaire ?
– Le primaire : l’État émet ses titres, vendus aux banques et investisseurs. Le secondaire : ces titres circulent ensuite et peuvent être rachetés, y compris par la BCE.
– Pourquoi cette distinction est-elle décisive ?
– Parce qu’elle impose un détour. L’État ne se finance pas auprès de la BCE : il emprunte d’abord aux marchés, puis la BCE peut éventuellement racheter ensuite. Intermédiaire obligatoire, donc intérêts obligatoires au départ. Et surtout, cela rend l’État dépendant du bon vouloir des prêteurs : il doit revenir emprunter régulièrement, aux conditions qu’on lui fixe. Autrement dit, le prêteur ne finance pas seulement : il impose aussi ses règles.
– Donc, l’argent peut être créé pour stabiliser les marchés, mais pas pour financer directement l’hôpital par exemple ?
– Voilà le cœur politique du système. La monnaie existe, mais son accès est hiérarchisé : d’abord la stabilité financière (éviter l’effondrement du système bancaire), ensuite et éventuellement, le reste. On appelle ça « neutralité » (faire comme si ce choix n’en était pas un). Mais c’est surtout une préférence.
– Et si, en reprenant la main sur la monnaie, on provoquait une fuite des capitaux ?
– Les capitaux fuient déjà : ils fuient l’impôt, ils fuient le travail, ils fuient la nation. La vraie question n’est pas « vont-ils fuir ? », mais « qui commande : l’argent qui circule et s’échappe, ou le peuple souverain ?
– Et que se passe-t-il lorsque la dette des États devient trop lourde ?
– On exige des coupes dans la santé, l’éducation, les infrastructures… Tout ce qui fait une nation n’est plus qu’une ligne « coût » à réduire.
– L’État ne peut-il pas renégocier, suspendre, restructurer ?
– Il le peut dans l’absolu, mais il est pris dans une dépendance : marchés, crédibilité (= la « confiance » des prêteurs), taux, refinancement (= revenir emprunter pour payer/rouler l’ancien). Quand vous ne contrôlez pas votre monnaie, vous négociez toujours avec un couteau sur la gorge : le prochain emprunt. Et même quand l’intervention monétaire apaise temporairement les taux, elle ne rend pas au politique la maîtrise des règles qui encadrent l’outil.
Dialogue III — Monnaie, souveraineté, austérité : sortir de la cage
– Et les citoyens dans tout ça ?
– On leur laisse l’illusion du choix. Ils changent les visages, mais pas la cage. Le peuple vote, mais le cadre qui décide reste inchangé.
– On évoque une ponction possible de l’épargne. S’agit-il d’un réel danger ?
– Si on parle de budget de l’État, ce serait un abus de dire que « l’État peut vider les comptes pour payer la dette ». Mais si on parle de crise bancaire, alors oui, le droit européen a prévu des mécanismes.
– Lesquels ?
– BRRD (règles européennes pour gérer une banque en faillite) : cadre européen de résolution bancaire (procédure pour éviter l’effet domino). En cas de faillite, on fait contribuer les actionnaires puis les créanciers, et selon les cas, des dépôts non garantis.
– Qu’est-ce que la BRRD ?
– La Bank Recovery and Resolution Directive, adoptée par l’Union européenne. Elle organise la gestion des faillites bancaires dans la zone européenne.
– Les dépôts sont-ils protégés ?
– Oui jusqu’à un certain seuil : garantie des dépôts jusqu’à 100 000 € dans l’UE (jusqu’à ce montant, c’est censé être protégé). Au-delà, certains dépôts peuvent être exposés selon la structure de la banque et la procédure de résolution.
– Peut-on bloquer temporairement des retraits ?
– Oui, dans certains cadres de résolution : possibilité de restrictions temporaires/moratoires (un « gel » provisoire pour éviter la panique).
– Cela a-t-il déjà existé en pratique ?
– Oui : Chypre 2013 : ponctions/conversions sur dépôts non garantis (> 100 000 €) dans certaines banques. Petite précision : Chypre précède la BRRD, mais sert de précédent politique.
– Pourquoi accepte-t-on tout cela sans révolte ?
– Parce que la dette a cessé d’être une réalité économique pour devenir une morale.
– Une morale ?
– Oui. On nous enseigne que la dette est une faute. Qu’il faut « faire des efforts », « redresser les comptes », « payer nos erreurs ». Le langage est religieux, quasi pénitentiel.
– Mais d’où vient cette culpabilité collective ?
– Elle est savamment construite. Elle permet de faire passer des politiques impopulaires comme des nécessités « responsables ».
– En somme, on transforme une décision politique en fatalité ?
– Exactement. La dette devient une dette ontologique, une dette d’existence que les citoyens lèguent à leurs enfants tel un patrimoine. Le citoyen n’est plus acteur politique, mais débiteur passif.
– Comment sortir de cette logique ?
– En la désacralisant. En rappelant que la monnaie est un instrument politique et ne doit en aucun cas devenir un levier moralisateur. Tout en assumant qu’un instrument politique doit être gouverné : non pas au gré des humeurs, mais par des règles claires, des objectifs publics et des comptes à rendre. Et en posant enfin la question que le catéchisme budgétaire interdit : qui décide, concrètement, de ce qu’on finance : l’hôpital, l’école, l’énergie, les infrastructures et à quelles conditions ? La démocratie, ou les marchés ? Et selon quelles procédures, quels contre-pouvoirs, quelles limites explicites ?
– Et si les fameux « garde-fous » (les règles et limites censées encadrer l’usage de la monnaie) devenaient une excuse pour ne rien changer, comme aujourd’hui ?
– Alors on recommence : un garde-fou n’est pas une cage. S’il sert à empêcher la démocratie d’agir, ce n’est plus une règle : c’est un verrou.
– Cela suppose-t-il que les citoyens comprennent ce qui leur a été retiré ?
– Oui. Comprendre que l’État n’est pas ruiné : il a été organisé pour ne plus pouvoir agir autrement. Comprendre que l’austérité n’est pas une conséquence, mais un choix. Et que la dette n’est pas un mur, mais un outil de la nouvelle régence.
– Et après cette prise de conscience ?
– Alors peut venir le débat. Le vrai. Celui qu’on n’a jamais voulu ouvrir : Quel usage voulons-nous faire de la monnaie ? Est-elle un instrument au service des marchés, ou des besoins collectifs ? Et s’il s’agit bien d’un outil public, alors il doit revenir entre des mains publiques, c’est-à-dire sous contrôle démocratique, mais encadré par des garde-fous clairs : objectifs (plein emploi, investissement, stabilité des prix), transparence, limites quantitatives, et sanctions en cas d’abus. Ce n’est pas un rêve, c’est une exigence démocratique.
– Et tout commence par… ?
– Par un refus : refuser de parler de dette en baissant les yeux. Parce que ce système n’est ni « naturel » ni « inévitable ». C’est une construction. Et une construction, ça se démonte ou ça se réforme : en rouvrant les traités, en changeant le mandat de la banque centrale, en distinguant ce qui prépare l’avenir (infrastructures, écoles, hôpitaux, énergie) de ce qui sert les dépenses de fonctionnement et en cessant de traiter la dépense utile comme une déviance morale. La question n’est pas « imprimer de l’argent », mais décider à quoi sert la monnaie, et qui en répond devant le peuple auquel revient le dernier mot.
Source : auteur
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