Par Nadir Dendoune

Il y a des livres qu’on lit doucement, et d’autres qu’on ne peut que traverser en apnée. «Un historien à Gaza» de Jean-Pierre Filiu qui sort aujourd’hui (28 mai) appartient à cette seconde catégorie. Ce n’est pas une lecture : c’est une immersion, une secousse. Une fois commencé, il devient impossible de s’en détacher – parce qu’il happe, parce qu’il étrangle, parce qu’il révèle ce que tant préfèrent taire.

On referme ce livre avec la gorge nouée, les yeux brouillés, et le cœur lesté d’une certitude implacable : celle d’avoir touché du doigt l’abandon absolu d’un peuple. Jean-Pierre Filiu n’écrit pas ici un simple carnet de bord. Il livre un cri. Un témoignage sans fard, à hauteur d’humanité broyée.

Pendant un mois – de décembre 2024 à janvier 2025 – l’historien, spécialiste du Proche-Orient, a partagé le quotidien de Gaza, plongé au cœur de l’enfer, auprès de Médecins sans frontières. Ce qu’il y a vu, senti, traversé, dépasse l’entendement – et pourtant, il réussit à l’écrire. Avec une justesse bouleversante. Sans effets. Sans filtre. Sans confort.

« Je n’imaginais pas ainsi mes retrouvailles avec la Gaza assiégée », écrit-il, arrivé de nuit dans un silence seulement brisé par les échos de la destruction. Des quartiers entiers éventrés, surgissant de l’obscurité comme des spectres. Et cet aveu glaçant, de la part d’un homme passé par l’Afghanistan, la Syrie, l’Ukraine : « Je n’ai jamais, au grand jamais, rien expérimenté de similaire. » Ces mots, d’une sobriété désarmante, suffisent à dire l’ampleur du gouffre.

Mais Un historien à Gaza n’est pas un livre sur les ruines. C’est un livre sur les vivants. Ceux qui restent. Ceux qui survivent. Dans la boue, dans le froid, sous les bombes, avec pour seule richesse une lampe de fortune, un puits creusé dans le sable, un regard d’enfant. Filiu écoute. Il recueille les voix. Et il les transmet – intactes, douloureuses, dignes.

Et malgré tout, malgré l’abandon, malgré l’effroi, il y a cette stupeur persistante : les Gazaouis espèrent encore. Une rumeur de trêve, une bribe d’annonce, suffit à faire battre les cœurs. Même sous les décombres, ils rêvent. Même sous les drones, ils dansent.

Ce qui dérange le plus, dans ce récit, c’est son insistance à ne pas vous quitter. Il ne s’oublie pas. Il colle à la conscience, comme une tache qu’aucun silence ne peut laver. Filiu ne se donne pas le beau rôle. Il expose aussi ses limites, son privilège de résident en zone protégée. Il sait qu’il ne verra Gaza qu’à travers ceux qui en ont été chassés. Mais ce regard-là suffit. Il blesse. Il éclaire.

Ce livre est aussi une leçon d’histoire. Celle d’un territoire réduit à des acronymes et des bilans, alors qu’il fut jadis oasis, grenier, trait d’union. Filiu déconstruit les récits simplistes, explore les impasses politiques avec une rigueur implacable. Sans angélisme. Sans haine. Avec une clarté rare.

Ce n’est pas la première fois que Jean-Pierre Filiu prête sa voix à Gaza. En 2012 déjà, il signait les paroles de Une vie de moins, chanté par Zebda. Aujourd’hui, ce livre prolonge ce combat. Tous ses droits seront reversés à Médecins sans frontières. Un geste qui dit l’essentiel : ce livre n’est pas qu’un objet littéraire. C’est aussi un acte.

Éditions les Arènes

Source : Le Courrier de l’Atlas
https://www.lecourrierdelatlas.com/…

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