Par Olivier Mukuna

Diplômé de l’ENA et de l’Ecole normale supérieure, chercheur et professeur de philosophie, auteur d’une dizaine d’ouvrages relatifs aux enjeux de politique internationale, Bruno Guigue nous livre sa réaction sur l’inédite offensive militaire du Hamas contre l’Etat colonial d’Israël. Une perception « à chaud » qui tranche avec la doxa médiatique victimaire pro-israélienne. Pour les plus jeunes, on se souviendra qu’en 2008, cet ancien haut fonctionnaire s’était fait limogé de ses fonctions, par la ministre de l’Intérieur de l’ère Sarkozy, pour avoir notamment écrit dans une tribune qu’Israël est « le seul État au monde dont les snipers abattent des fillettes à la sortie des écoles ». 

Investig’Action :  L’offensive du Hamas contre Israël constitue un coup d’éclat stratégique et militaire qui a surpris le monde entier. Quelle est votre analyse et cet évènement vous a-t-il surpris ?

Bruno Guigue : Il est beaucoup trop tôt pour estimer à sa juste valeur l’événement en cours, et nul ne sait comment finira ce nouvel épisode de la lutte de libération du peuple palestinien. Mais une chose est sûre : l’initiative stratégique est passée du côté des mouvements de résistance. C’est la première fois que les combattants palestiniens mènent une offensive de cette ampleur en territoire ennemi, et la première fois qu’ils parviennent à capturer plusieurs dizaines de militaires et de civils israéliens.

Jusqu’à présent, leur combat prenait deux formes, soit de type insurrectionnel, à l’instar de l’Intifada, soit de type défensif, la résistance défendant son bastion gazaoui contre l’occupant. Depuis le 7 octobre, le théâtre des opérations principal se situe en territoire israélien, et non dans la bande de Gaza. Les forces de la résistance vont sans doute se replier et un puissant assaut contre Gaza est à prévoir, sachant toutefois que la présence des otages israéliens modifie la donne.

Ce qui est sûr, c’est que la résistance a remporté une victoire stratégique en déportant le centre de gravité du conflit sur le sol israélien. Ses dirigeants ont beau y voir la propriété inviolable de l’État d’Israël, les mouvements palestiniens viennent de lui rappeler que ce territoire fait partie de la Palestine occupée. De ce point de vue, le coup d’éclat du 7 octobre est comme l’écho lointain de la guerre perdue d’Israël contre la résistance libanaise.

En 2006, le Hezbollah avait fait la démonstration que les troupes sionistes pouvaient subir la défaite lorsqu’elles passaient à l’attaque sur le sol libanais. Quelle que soit l’issue du conflit, la résistance palestinienne vient de montrer que ces troupes peuvent subir une correction lorsqu’elles sont en position défensive. Cumulant leurs effets, ces deux événements ont pulvérisé le mythe de l’invincibilité israélienne dans une guerre asymétrique entre armée conventionnelle et résistance populaire.

I’A : Plusieurs experts affirment que sans l’aide en amont et « le feu vert » de l’Iran – qualifié « d’ennemi existentiel d’Israël » –, le Hamas n’aura jamais pu préparer et lancer une telle opération. Qu’en pensez-vous ?

Les alliés des Palestiniens, de leur côté, ont dû leur fournir des assurances et leur procurer des moyens qui ont rendu possible cette initiative spectaculaire. Ce n’est pas un hasard si l’Iran a immédiatement salué l’opération-surprise du 7 octobre. Base arrière de l’Axe de la Résistance, la République islamique est engagée dans un bras de fer de longue durée avec les Occidentaux. Les menaces israéliennes contre son territoire et les bombardements qui frappent la Syrie entretiennent un conflit dont Téhéran pense qu’il mûrira inexorablement, au gré de l’évolution du rapport de forces, jusqu’à la victoire finale.

B.G : Le conflit actuel entre en résonance avec les mutations géopolitiques en cours. A mon avis, l’obstination des États-Unis et de leurs satellites européens à mener une guerre absurde aux frontières de la Russie a offert une fenêtre de tir à la résistance palestinienne. Au moment où Washington est empêtré dans un conflit par procuration qu’il a orchestré sans en mesurer les conséquences, et ce à quelques mois d’une élection présidentielle, l’offensive inattendue de la résistance en territoire israélien souligne la fragilité de l’État-colon et déstabilise l’axe impérialiste.

Or les capacités militaires de l’Iran, notamment ses capacités balistiques, le rendent aujourd’hui capable d’exercer une dissuasion conventionnelle qui inhibe les velléités agressives de l’axe américano-sioniste. S’il est ridicule d’imputer les initiatives de la résistance arabe au « chef d’orchestre iranien », il est évident que le soutien politique et militaire de Téhéran fait partie de l’équation, au même titre que la réconciliation du Hamas avec la Syrie, toujours confrontée, de son côté, à l’agressivité israélienne et au blocus occidental. De la Palestine à l’Ukraine en passant par la Syrie, le Kosovo et le Haut-Karabagh, le conflit est global et les théâtres d’opérations s’enchevêtrent.

I’A : Déjà qualifiée « d’historique » à travers la planète, surtout dans le Sud global, cette offensive palestinienne a provoqué l’effroi et la répulsion parmi les élites occidentales. Cela s’explique-t-il par la partialité pro-israélienne du récit médiatique européen ou davantage par celle des dirigeants européens ou encore par un autre facteur ?

B. G : « Soutien total », « ferme condamnation », « Nous sommes au côté d’Israël » : quand les Occidentaux se mettent à chanter cette chanson à l’unisson, c’est qu’on a touché à la vache sacrée quelque part au Proche-Orient. La sensibilité à géométrie variable de l’homme occidental n’est un mystère pour personne. Ce n’est pas la première fois que « l’effroi et la répulsion » des belles âmes sont réservés aux victimes israéliennes. De leur côté, les milliers de civils palestiniens froidement abattus sont de mesure nulle, ce sont des dommages collatéraux imputables à la défense de « la seule démocratie du Moyen-Orient ». Une fois de plus, l’hypocrisie monumentale du « monde libre » se déverse dans les médias aux ordres, ces relais serviles d’une propagande délétère. Les victimes palestiniennes, en réalité, sont les victimes sans visage de la sauvagerie de l’occupant, mais aussi de cette bassesse occidentale qui couvre les crimes sionistes des oripeaux de la démocratie.

Mais peu importe. Le mensonge collectif a beau atteindre des niveaux stratosphériques, c’est peine perdue, car cette indignation sélective n’a aucun effet sur le rapport des forces. Le Sud global n’est pas dupe des artifices d’une rhétorique dont il fait lui-même les frais depuis des lustres. Les Palestiniens n’attendent plus rien des Européens, ils savent bien que ce sont des canards sans tête. Comme tous les mouvements de libération nationale dans l’histoire, la résistance à l’occupant devra compter sur ses propres forces, et l’événement en cours fait la démonstration qu’elle n’en manque pas. D’autant qu’elle pourra aussi compter sur ses alliés, confortés jour après jour par le déclin d’un Occident qui se croyait maître du monde et qui voit s’effriter une domination mortifère, vouée à finir dans les poubelles de l’histoire.

Propos recueillis par Olivier Mukuna

Source : Olivier Mukuna
https://www.investigaction.net/fr/…

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