Par Annie Lacroix-Riz

J’ai lu, avec un grand retard que je déplore, l’article du Monde du 3 septembre qui relaie avec chaleur le rapport intitulé « Les opérations d’influence de la Chine », dû à Paul Charon et Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, et que les deux journalistes-relais, Nathalie Guibert et Brice Pedroletti, présentent avec emphase en ces termes : « une étude exhaustive de 600 pages, publiée lundi 20 septembre au terme de deux ans de travail par l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (Irsem) ».

On lira aussi avec profit la biographie d’un des deux auteurs du présumé chef-d’œuvre, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, passé par l’université Yale, une des étapes obligées de « la classe dirigeante atlantique » chauffée aux États-Unis depuis 1945, voire avant (Van der Pijl Kees, The Making of an Atlantic Ruling Class, Londres, Verso, 2012, 1e éd., 1984) « actuellement directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) [français, rappelons-le] et membre du Academic Advisory Board du Collège de Défense de l’OTAN ». Ce prototype du chercheur (statut qui suppose un minimum d’indépendance intellectuelle ou d’absence de liens avec les puissants et du temps disponible pour la recherche) ouvertement atlantiste, russophobe et sinophobe, se réclame, comme il l’a écrit en 2013 dans la célèbre revue atlantico-européiste Commentaire (vol. 36, no 141,‎ 2013, p. 13-20) fondée en 1978 par Raymond Aron ».

Ce concept est cher à ses prédécesseurs, Raymond Aron, Stanley Hoffmann et Pierre Hassner, lesquels ont joué un rôle majeur dans la « guerre culturelle » conduite en France, via les gigantesques financements de la CIA et du Département d’État depuis l’immédiat après-guerre, notamment via le centre de recherche de l’Institut d’études politiques qui a lancé en France, sous la houlette de Jean-Baptiste Duroselle pour la sphère historique, les « Area studies ». Depuis les travaux de Frances Saunders sur la question (1999), la recherche à ce sujet (déjà alors très riche sur Raymond Aron) s’est beaucoup amplifiée et précisée, dans les travaux surtout anglophones, et c’est un de mes sujets d’étude en cours (rappel sur l’ouvrage indispensable, Saunders Frances Stonor, The cultural Cold War : the CIA and the world of art and letters, New York, The New Press, 2000, réédition, 2013 ; édition anglaise, Who paid the piper ?, London, Granta Books, 1999 ; qui mène la danse, la Guerre froide culturelle, Denoël, 2003, traduction épuisée, 750 € à ce jour,

La thèse de M. Vilmer, Au nom de l’humanité ? Histoire, droit, éthique et politique de l’intervention militaire justifiée par des raisons humanitaire, soutenue en 2009 à l’EHESS, une des institutions, comme l’Institut d’études politiques, les plus anciennement pourvues en riches subventions américaines, est disponible en ligne et en PDF. Ce dithyrambe de l’Occident sous tutelle américaine mérite lecture très attentive. Son appareil scientifique se réduit aux textes et préceptes empruntés aux étoiles du firmament « occidental » qui sont quotidiennement offertes (pour user d’euphémisme, le choix n’existant que si on est objectivement aveugle et sourd) à notre connaissance et à notre admiration. Y figurent en bonne place ceux, d’une part, de la philosophe Monique Canto-Sperber, dont les exploits de directrice de l’ENS d’Ulm ont entre 2005 et 2012 défrayé la chronique, et d’autre part, de feu Pierre Hassner, un des diffuseurs, aux côtés de Jean-Baptiste Duroselle et de Raymond Aron, de ces Area Studies américaines concoctées du temps de l’OSS (depuis 1941-1942, Winks Robin W., Cloak & Gown. Scholars in the Secret War, 1939-1961, New York, William Morrow and C°, 1987) et déployées à l’ère de la CIA (depuis juillet 1947, là, je renonce à la bibliographie) : ces hommages réitérés étaient bien naturels, ces éminences, parmi les intellectuels atlantiques, étant respectivement co-directrice et membre du jury de thèse de l’intéressé.

L’autre auteur, aux titres d’expert militaire presque aussi pompeux que ceux de son compagnon de plume (en anglais, d’abord, puis en français , en anglais seulementhttps://www.apollo.io/people/Paul/Charon/5f6ddb5d13ce1b00011ed84b ), Paul Charon, est un sinophobe officiel « patenté », pour user du vocabulaire des deux « chercheurs » (thèse EHESS, 2012 : « Le vote contre la démocratie : construction de l’État et processus de politisationdans la Chine rurale post-maoïste », ) et enseignant à Science po-Saint-Germain-en-Laye ) gratifié d’une moindre visibilité. Mais j’insiste beaucoup, afin que les choses soient clairement établies, pour que les lecteurs du présent courriel qui le peuvent prennent le temps de consulter les références de la fiche.

Dans ledit rapport des deux éminents collaborateurs de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM), Maxime Vivas subit le traitement infligé à d’autres parias, traîtres coupables de russophiles ‑‑ dont Olivier Berruyer, responsable du site Les Crises, une des cibles favorites des « anti-complotistes » patentés ‑‑, exécutés par une autre présumée chercheuse en histoire russe, en fait linguiste reconvertie dans la russophobie militante à prétentions, sinon scientifiques, du moins médiatiques, particulièrement glorifiée, en 2016, par nos grands médias, dont Le Monde, Libération et Médiapart, Mme Cécile Vaissié, pour son ouvrage délirant Les réseaux du Kremlin en France (Jacques Sapir et, à bien moindre degré, moi-même, figurions dans le panthéon) .

Maxime Vivas est donc, dans l’article susmentionné, « Comment la Chine durcit sa guerre d’influence pour démontrer sa puissance », ouvertement pris à parti, comme un « des « influenceurs patentés, parfois rémunérés » : « En France, Maxime Vivas, un militant d’extrême gauche auteur d’un ouvrage prétendant que la répression des Ouïgours au Xinjiang est une “fake news” semble être un cas d’école d’hameçonnage réussi : il fut invité en Chine par des entités locales directement impliquées dans la répression, comme, en 2018, le Corps de production et de construction du Xinjiang, ou Bingtuan, une organisation paramilitaire subordonnée au PCC. Maxime Vivas s’appuie essentiellement sur des données issues directement de la propagande chinoise, et des sites complotistes étrangers comme l’américain Grayzone ».

Cette attaque, non étayée par des preuves (on remarquera naturellement le juridiquement habile « semble être »), relève de la pure et simple diffamation, et mérite ferme réplique. J’espère qu’un certain nombre de citoyens, et parmi eux, d’intellectuels dignes de leur métier, apporteront à l’assailli leur soutien explicite, milieux pro-gaullistes inclus. Jusqu’à nouvel ordre, M. Vivas est moins visiblement dépendant de la Chine que nos experts militaires ne sont ouvertement dépendants, à tous égards et, en l’occurrence, depuis leur plus jeune âge intellectuel, de l’« allié américain ». Au fait, qui paie les séjours aux États-Unis multipliés de longue date par les auteurs du rapport ?

Le dossier a été relancé aujourd’hui 20 septembre 2021 par Christian Chesnot « grand reporter au service étranger de France Inter depuis 2005 ». Le coup est si grossier qu’il est permis d’y soupçonner une des parades envisagées par les atlantistes qui nous dirigent pour faire oublier l’humiliation suprême de l’annulation américaine du contrat australien et pour inciter les Français à réclamer plus d’atlantisme encore, soit par réflexe pavlovien, soit par résignation : vu la nocivité du « monstre chinois », « courons nous jeter dans les bras [non pas des évêques, comme après juin 1848, mais] des Américains »… L’impayable courrier des lecteurs du Monde, où tout individu émettant le moindre doute sur le refrain imposé se fait traiter de « troll chinois » ou/et envoyer d’urgence « en Chine » (pour la Russie, c’est « troll russe » et l’envoi immédiat à Moscou), rappelle celui de l’ineffable Temps, organe du Comité des Forges dont Le Monde a pris en 1945 la suite directe (lecteurs inclus).

Annie LACROIX-RIZ

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Source : Le Grand Soir
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