Capture d’écran : PalSol

Par Gideon Levy

Gideon Levy, Haaretz, 23 /11/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

La caméra se déplace lentement d’un joueur à l’autre. Un par un, elle zoome sur la même expression dure et ferme. Pas un muscle ne bouge sur leur visage, leurs lèvres sont pincées. Dix jeunes hommes en rouge et un en bleu pâle se tenaient épaule contre épaule et se soutenaient mutuellement dans leur heure de gloire. Il est difficile de savoir ce qui leur a traversé l’esprit à ce moment-là. Il est encore plus difficile de savoir comment ce geste est né : quand a-t-il été planifié, ont-ils tous été d’accord à l’avance ? Qui a pris l’initiative, qui était au courant, qui a tenté de les dissuader, et y en a-t-il un seul qui ait flanché ?

L’hymne national de la République islamique d’Iran, leur pays, a été joué et leurs lèvres sont restées scellées. Ils se sont tus comme un seul homme et leur silence a résonné jusqu’au bout du monde. Dans le stade de Doha, un moment fondateur est né. Un silence qui a résonné plus fort que tout le bruit dans les stades.

On ne sait pas ce qu’il adviendra d’eux lorsqu’ils rentreront, s’ils rentrent, dans leur pays. Il est peu probable qu’ils aient l’occasion de le représenter à nouveau. Le risque qu’ils ont pris est énorme, tout comme l’admiration mondiale qu’ils ont gagnée. Ils ont également été admirés en Israël. Les Israéliens savent apprécier le courage, mais uniquement de ceux qui résistent aux régimes d’autres États. Ce qui s’est passé à Doha ne se produira jamais dans l’équipe juive d’Israël, et pas seulement parce qu’Israël n’a aucune chance d’atteindre la Coupe du monde.

Les joueurs arabes de l’équipe israélienne ne chantent pas l’hymne, ostensiblement à cause de quelques mots qui ne leur conviennent pas. Mais la raison est plus profonde. Eux aussi sont des résistants au régime, un régime de suprématie juive, qui chante « Aussi longtemps qu’au fond de nos cœurs/
Vibrera l’âme juive
 » dans un Etat habité par deux nations. Le risque qu’ils prennent en ne chantant pas l’hymne est limité. Personne ne va les virer de l’équipe pour l’instant, sans parler de les envoyer en prison. Il n’est pas non plus nécessaire de s’étendre sur les différences entre le régime iranien et celui d’Israël. Une dictature totalitaire comme celle de l’Iran n’existe que dans l’arrière-cour d’Israël. Dans la façade d’Israël, où vivent aussi les joueurs de l’équipe arabe, il y a un régime libre, sinon égalitaire.

Moanes Dabbur, après avoir marqué un but pour l’équipe israélienne en 2019. Photo: Nir Keidar

Lorsque Bibras Natcho n’a pas chanté l’Hatikva, aucun de ses coéquipiers juifs n’a pensé à faire preuve de solidarité et à se joindre à son combat. Lorsque Moanes Dabbur a cité le Coran dans le conflit armé baptisé “Gardien des Murs” [mai 2021] et a écrit : « Ne pensez pas qu’Allah ignore ceux qui commettent les iniquités », il a été temporairement suspendu de l’équipe, jusqu’à ce qu’il la quitte pour de bon. Personne n’est venu prendre sa défense. Un joueur juif de l’équipe qui s’identifie à la minorité opprimée n’est pas encore né. Les joueurs juifs de l’équipe, et la plupart de ses fonctionnaires et de ses fans, rivalisent entre eux pour faire preuve du patriotisme le plus véhément et le plus criard contre les résistants à notre régime. En Iran, les dissidents sont des héros. Ici, ce sont des traîtres. D’Eyal Berkovic à Eran Zehavi vient la menace qu’il ne peut y avoir un capitaine qui ne chante pas l’hymne. Si seulement nous avions quelques joueurs juifs plus adéquats, la majorité préférerait non seulement que tous les membres de l’équipe chantent l’hymne à l’unisson, mais une équipe entièrement juive, comme il se doit pour un État juif.

Ceux qui ont admiré l’événement à Doha devraient également admirer Natcho et Dabbur. Ceux qui ont été impressionnés par les joueurs iraniens doivent être honnêtes avec eux-mêmes et admettre que dans l’ Israël juif, la protestation courageuse n’existe pas vraiment. La solidarité non plus. Il n’y a pas des ayatollahs qu’en Iran, et un régime brutal et oppressif n’usurpe pas et ne tue pas des manifestants innocents et non armés que dans les rues iraniennes. Il n’est pas nécessaire d’avoir des ayatollahs iraniens pour se rebeller, il suffit de vivre aux côtés d’une tyrannie militaire pour protester courageusement. 

À Doha, nous avons appris le pouvoir du courage. Mais en Israël, le problème est pire que le manque de courage. La plupart des joueurs de football juifs, comme la plupart des Israéliens, ne comprennent même pas contre quoi il y a à protester ici. La vie est belle et Israël est la seule démocratie. Est-ce que quelqu’un tue des manifestants ici ? Vous êtes fous ? Les Arabes devraient être reconnaissants qu’on les laisse jouer. Laissons les Iraniens protester, et nous les applaudirons avec fierté.

Source : TLAXCALA
https://tlaxcala-int.blogspot.com/…

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