Par Laurent Brayard

Sergeï est originaire du Donbass, où il aura passé l’essentiel de son existence. Il est fils de médecins, qui à l’éclatement de la guerre en 2014, décidèrent de rester à leur poste contre vents et marées. Étudiant à l’Université technique d’ingénierie de Donetsk, sa destinée fut marquée par son attrait pour tout ce qui touchait à la gastronomie, un domaine bien sûr très éloigné de sa formation première. C’est ainsi qu’une fois ses études terminées, il s’engagea sur la voie… de la restauration et de la gastronomie du plus haut niveau. Il fut embauché dans l’un des restaurants gastronomiques parmi les plus prestigieux du centre de la ville de Donetsk, d’abord aide cuisinier dans la brigade, il monta rapidement les échelons dans l’établissement et croyait dur comme fer à un avenir brillant pour le Donbass, surtout après le déroulement du championnat d’Europe des Nations de football, organisé en 2012 entre la Pologne et l’Ukraine. Sa voie était toute tracée, il avait épousé la femme de sa vie en 2013 avec la ferme intention de fonder une famille. Et puis… il y eut le Maïdan et bientôt la guerre.

Une vingtaine d’années, l’amour de la cuisine et des bonnes choses… et l’agression ukrainienne.

Sergeï n’avait qu’une vingtaine d’années quand tout commença à s’affoler en Ukraine. Son métier lui permettait d’envisager un avenir radieux tandis que se profilait l’arrivée de son premier enfant. Comme il le raconte lui-même, il n’avait pas vu, ni cru à l’arrivée de tels événements dans le Donbass : « En 2013-2014, j’étais très jeune et mes aspirations, mes projets et mes intérêts étaient tout autres, par rapport par exemple mes parents à l’expérience déjà bien assise. Lorsque le Maïdan a commencé à Kiev, je n’y ai presque pas porté d’attention, je pensais sincèrement que c’était une révolution de plus dans le pays, qui n’allait pas changer grand-chose. Dès après la présidence de Ioutchenko, puis celle de Ianoukovitch, franchement rien, absolument rien n’avait changé dans le pays. Je ne voyais pas pourquoi ce Maïdan pourrait changer vraiment quelque chose à nos problèmes, et à mon âge vous savez on ne s’intéressait pas vraiment à ces événements, à la politique. Cela ne m’intéressait guère et toute ma vie était tournée autour de ma vie de jeune marié, d’une famille à fonder, mes amis, ma famille, mon travail et voilà ! J’avais la conviction que Donetsk et le Donbass avaient un avenir touristique brillant. J’avais vu se construire les belles infrastructures dans la région, les hôtels, les cafés, les restaurants parfois très chics et puis bien sûr l’aéroport. Je savais qu’il y avait des ambitions pour rendre la région attractive au tourisme et j’étais vraiment certain que nous allions prospérer. Lorsque tout a commencé après le Maïdan, Kharkov, le massacre d’Odessa, et même à ce moment là je ne pensais pas que cela pourrait nous apporter la guerre. Jusqu’au dernier moment je n’y ai pas cru. Je n’en croyais pas mes yeux lorsque l’Ukraine a commencé à bombarder la ville, c’était surréaliste, voire totalement incompréhensible pour moi. Mais les premières bombes et obus sont tombés sur le Donbass, c’était sérieux et comme beaucoup j’ai décidé de mettre ma famille à l’abri et nous sommes partis en Russie, à Moscou. J’avais entendu qu’il y avait de l’aide pour les réfugiés, et bien que je n’avais pas de famille dans la capitale russe, nous sommes partis nous y installer quelques temps. Là bas j’ai appris qu’il n’y avait pas d’aide, non pas en Russie, mais à Moscou où rien n’avait été organisé. Cependant j’ai trouvé un logement et très rapidement un travail dans un beau restaurant dans le quartier huppé de Chisty Proudy, dans l’un des restaurants très fréquenté au bord de l’étang, et je me suis vite retrouvé second de cuisine ».

A la rencontre d’un Italien et ses masters class pour devenir… fromager.

Sergeï ayant trouvé un emploi stable, dans la trépidante capitale russe accueillant des centaines de milliers de touristes, la logique aurait été de poursuivre tranquillement sa carrière sur place. Mais l’étonnant et dynamique père de famille avait soif de connaissances, il raconte : « J’ai vu une réclame pour apprendre à faire du fromage, c’était un Italien d’une célèbre firme qui avait été fondée en Russie et qui réalisait sur place des fromages et des produits laitiers selon les traditions et recettes italiennes. Cela m’a forcément intéressé, alors j’ai foncé et j’ai appris beaucoup avec lui, engrangeant un savoir-faire et le goût également de me lancer. A Moscou, tout était très cher vous savez, c’est une ville où il est difficile de faire sa vie, il faut pas mal d’argent et j’ai jugé qu’il serait bien plus facile de mettre en application ce que j’avais appris dans le Donbass. Alors dans l’année 2015, nous sommes revenus à Donetsk et je me suis retroussé les manches. Beaucoup de gens étaient revenus, et malgré la situation, nous étions de toute façon chez nous, sur notre terre, et proche de mes parents et beaux-parents. J’ai d’abord cherché du lait bien sûr, ce fut difficile et le reste un peu au niveau de la qualité, je parle de trouver du lait selon les standards les plus strictes et les plus qualitatifs. Dans le Donbass il y a du lait, mais les techniques et méthodes d’élevage ne sont pas encore tournées vers la qualité, les produits sains, la bonne nourriture pour les bêtes et ce genre de choses. Je décidais de me concentrer sur des produits plus faciles à travailler, comme la mozarella, les Burrata et j’installais mon premier laboratoire… dans mon appartement. C’était super compliqué, il fallait porter les bidons dans les étages, ce fut réellement l’aventure ! Je traitais environ 50 litres de lait par jour, pour commencer c’était très suffisant, alors que les prix du litre tournaient autour de 35 roubles. Et puis à force d’imagination, de travail, le bouche à oreille a commencé à faire son office. Les clients sont venus, ce sont des gens qui cherchent le goût, les bons produits, un bon fromage à déguster avec une bonne bouteille de vin ! Des gens qui ont envie de se régaler ! Au fil du temps j’ai pu installer mon laboratoire ailleurs, puis ici dans ce centre commercial de Donetsk où je suis depuis trois ans. J’ai maintenant un très beau magasin, j’avais des vitrines devant l’échoppe, je fais aussi de délicieuses glaces à l’italienne, dont vous me direz des nouvelles ! J’ai participé à des concours, j’ai aussi été invité à Saint-Pétersbourg en Russie et j’aimerais bien participer à l’immense et fameux festival du fromage à Istra près de Moscou, fondé par le célèbre Oleg Sirota qui lui-même est fromager et fait essentiellement un parmesan devenu incontournable en Russie. Au fil du temps, j’ai atteint un traitement d’environ 200 litres de lait par jour, mais les choses ont changé lorsque l’opération spéciale russe a commencé. Avec son déclenchement, les affaires sont devenues très dures pour l’instant, car beaucoup de gens sont partis de la région de Donetsk, même s’ils me disent qu’ils veulent tous revenir au pays par la suite».

Cette fois-ci je participerai au référendum, nous avons besoin de la paix… et de la Russie !

Sergeï n’avait pas participé au référendum de mai 2014, au sujet de la création de la République Populaire de Donetsk. Mais cette fois-ci, il l’affirme, il votera pour le rattachement à la Russie et a l’espoir que cette dernière apportera une stabilité et une prospérité que l’Ukraine avait échoué à instaurer, il explique : « Je peux lire, écrire et parler l’Ukrainien, mais après tous ces événements, ces morts et ce qu’à fait l’Ukraine, cela est devenu impossible de songer à un retour de l’État ukrainien ici. Rien que l’idée est complètement folle. Alors lorsqu’il y aura un referendum pour voter en faveur du rattachement à la Russie, je peux vous dire que j’irais voter et je voterais pour la Russie. Je ne fais pas de politique, mais je comprends bien ce qui se passe. Après le commencement de l’opération spéciale russe en février dernier, nous avons cependant été durement touchés, nous les commerçants. Je peux dire que nous avons subis le premier choc. Le centre commercial est presque vide comme vous l’avez constaté en venant ici, la clientèle s’est réduite au minimum. Nous sommes dans un quartier régulièrement bombardé, c’est terrifiant de venir au travail et de se dire que l’on peut mourir, que l’on ne peut être sûr du lendemain. Je ne vous parle pas du fait de travailler sous les obus ukrainiens… quelle ambiance pour travailler, mais nous essayons quand même de continuer chaque jour, c’est important et il faut bien faire le dos rond en attendant. J’ai dû installer un stand au premier niveau, proche de l’entrée principale et aujourd’hui je n’ai plus qu’une vendeuse, et une personne à la production en plus de moi. Mais j’ai l’espoir que lorsque tout sera fini, l’avenir reviendra au beau fixe, j’en suis même persuadé ! L’assimilation dans la Russie m’apportera la chance d’aborder le marché russe, ainsi surtout que les grands événements gastronomiques dans le pays. Tout le matériel, les ferments et ce dont j’ai besoin vient actuellement de Russie et je suis de toute façon de langue maternelle russe, c’est ma culture, je fais partie de cet ensemble. J’essaye de communiquer via les réseaux sociaux, Instagram, Facebook, une chaîne Youtube ou Telegram, je propose mes produits, des recettes ou encore des vidéos de mon travail, il y a du potentiel c’est certain. Vous irez voir et de toute façon je vous donnerais quelques produits pour déguster… vous m’en direz des nouvelles assurément ! ».

Effectivement ce que Sergeï nous a offert ce jour-là était délicieux, et l’artisan a entre les mains un grand talent. Au vu de mon expérience en la matière, ayant travaillé quelques temps pour la fromagerie française Grand Laitier, à Obninsk, dans l’oblast de Kalouga en Russie, j’ai mis en contact les deux hommes, en espérant que Frédéric pourra l’aider à venir participer à quelques-uns des grands marchés gastronomiques qui sont organisés dans sa région. Nous souhaitons à Sergeï les plus francs succès pour l’avenir, en étant sûr que dès que la paix sera revenue, son talent pourra s’exprimer plus largement et que la prospérité pourra revenir durablement, à la fois pour lui et sa famille, mais aussi pour le Donbass de manière plus générale. Son choix courageux de revenir à ses origines dans une zone de guerre doit être salué, et j’espère personnellement que nos amis Français verrons en lui un symbole, celui du pont gastronomique et culturel autour du fromage. Quel Français digne de ce nom ne vibrerait pas à cette évocation ! Comme je l’ai dis souvent dans nos reportages, le Donbass est très loin de se réduire à cette image tenace de pays minier, et il y a au-delà de l’insurrection républicaine, des soldats courageux et braves, d’autres hommes et femmes, qui méritent eux aussi bien mieux que les insultes et les dénigrements que nos médias occidentaux déversent sans relâche dans une hystérie de désinformations.

Laurent Brayard pour le Donbass Insider

Source : Donbass Insider
https://www.donbass-insider.com/fr/…

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