Par Gideon Levy

Gideon Levy, Haaretz, 2/4/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Une famille est informée que son fils est tombé au combat. Une autre famille, de la même communauté, est informée que son fils a été blessé et capturé, et qu’il se trouve à présent dans l’hôpital de l’ennemi, de l’autre côté de la frontière. Pendant plus d’un mois, cette famille a essayé de rendre visite à son fils, tandis que l’autre famille pleure la mort de son proche, dont le lieu d’enterrement est inconnu. Finalement, le permis attendu arrive et la mère se rend au chevet de son fils blessé. Dès qu’elle entre dans sa chambre d’hôpital, son univers s’effondre : le jeune homme dans le lit n’est pas son fils. C’est le fils de ses voisins que l’on croyait mort. Les 40 jours de deuil rituel sont de toute façon écoulés.

C’est ce qui s’est passé ces dernières semaines dans le camp de réfugiés d’Aqabat Jabr, situé à la périphérie de Jéricho. Tayer Aweidat a été déclaré mort ; Alaa Aweidat aurait été blessé. Lorsque la mère, Nawal, s’est rendue à l’hôpital Hadassah de Jérusalem pour rendre visite à son fils, après un mois d’efforts pour obtenir un permis, elle a été stupéfaite de trouver un homme blessé qui n’était pas son fils. Depuis, elle et sa famille sont hors d’elles. Ils ne veulent savoir qu’une chose : qu’est-il arrivé à leur fils ?

L’État a en effet répondu : « La personne concernée n’est apparemment plus en vie et son corps est conservé au Centre national de médecine légale. … Cela met fin à notre intervention », a écrit l’avocat Matanya Rosin, substitut au bureau du procureur de l’État, département de la Haute Cour de justice. L’avocat est catégorique : le fils est “apparemment” mort et c’est “la fin de notre implication”. C’est assez d’informations pour vous, sous-hommes, continuez à vivre avec vos doutes et n’osez plus nous déranger. L’avocat a également informé la famille, avec l’humanité qui caractérise si bien notre pays éclairé, que la famille peut se rendre à l’institut médico-légal pour identifier ce qui est supposé être le corps de leur fils.Depuis lors, la famille, avec l’aide de Hamoked, le Centre de défense de l’individu, tente d’obtenir un permis d’entrée pour rendre visite à la personne décédée, mais sans succès jusqu’à présent. Pourquoi se presser ? En attendant, contentez-vous de l’infime espoir que le corps dans le congélateur ne soit pas celui de votre fils. De toute façon, la famille ne recevra pas le corps. Israël l’a enlevé, comme il l’a fait pour des centaines de corps qu’il a volés pour son propre usage, déshonorant les morts et maltraitant les vivants. Il n’a pas l’intention de rendre le corps, acceptant seulement gracieusement de permettre à la famille d’y jeter un coup d’œil. Le respect de la dignité des morts, une valeur juive importante, exige que les morts soient enterrés dans des tombes juives, mais pas dans des tombes palestiniennes.

Quiconque souhaite avoir la preuve du niveau de déshumanisation atteint par les Palestiniens et de la dévalorisation de leur vie et de leur mort est invité à se rendre dans le camp d’Aqabat Jabr. Là, entre les maisons des endeuillés et les taudis du désespoir, on peut voir un nouveau nadir d’irrespect pour les vivants et les morts. Ce sont des Palestiniens, alors quelle importance y a-t-il à ce qu’ils soient vivants ou morts ? Qui a été tué et qui a été blessé ? Après tout, ce sont tous des terroristes, et c’est leur destin et celui de leurs familles.

Des femmes en deuil réagissent à la mort d’un Palestinien de 17 ans tué près de Naplouse, au début de l’année. Photo : JAAFAR ASHTIYEH – AFP

Lorsqu’un avocat représentant l’Etat écrit “apparemment” à propos d’un décès dont l’identité peut être facilement établie, en demandant à la famille de ne plus l’importuner, il dit ce qu’Israël dit depuis longtemps : que valent la vie des Palestiniens, leur dignité, leur deuil et les émotions qu’ils n’ont pas ? Après tout, ils n’aiment pas leurs enfants. Les familles des cinq personnes tuées par Tsahal lors de la récente invasion de ce camp ne savent plus où donner de la tête. Les rumeurs circulent dans les allées du camp et personne ne sait qui est mort et qui est vivant. En Israël, personne n’en a entendu parler.

Ce sont les jours qui précèdent nos fêtes nationales festives, pleines de platitudes, des jours qui célèbrent le culte de la mort et de l’héroïsme. Bientôt, nous aurons une procession de clichés, un pathos sans fin sur nos fils vivants et morts, sur les sacrifices consentis et la justice de notre chemin ; entre le mont Herzl et Yad Vashem, nous prendrons à nouveau une pose de victimes ad nauseam, en déplorant nos morts ; entre la résidence du président et la Knesset, nous raconterons à nouveau les histoires de leur bravoure. À moins d’une heure de route, des familles, endeuillées ou non, resteront dans l’incertitude, peut-être pour toujours. « Qu’Israël se souvienne de ses fils et filles loyaux et courageux », telle est la prière qui sera prononcée. Seulement les nôtres, exclusivement, au-dessus des fils de toute autre nation et supérieurs à eux.

Source : TLAXCALA
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