Entretien d’Anahita Grisoni avec Maxime Combes

À l’issue du premier confinement, alors que certain·es se préparaient à l’avènement du « monde d’après », le gouvernement français déclinait la version nationale du « plan de relance pour l’Europe » (sic, en réalité pour l’Union Européenne, le nom anglais du plan étant NextGenerationEU). Malgré une communication insistant sur le caractère « écologique » de cet investissement, ce nouveau plan s’inscrit pleinement dans la continuité des perspectives productivistes, croissantistes et technophiles des politiques économiques précédentes. Maxime Combes, économiste, co-auteur avec Olivier Petitjean de Un pognon de dingue mais pour qui ? L’argent magique de la pandémie, (Seuil, mai 2022), détaille ici la manière dont ce programme de soutien s’adresse avant tout aux entreprises du CAC 40 en délaissant les millions de nos concitoyen·nes touché·es par la crise.

Mouvements (M.) : D’une manière générale, peut-on dire que le plan de relance répond aux besoins de la société française et aux urgences écologiques ?

Maxime Combes (M.C.) : Précisons d’abord de quoi nous parlons. Depuis le début de la pandémie de COVID-19, et même si un telle évaluation agrégée est discutable, on peut considérer que plus de 400 milliards d’euros d’argent public ont été mis sur la table pour faire face aux conséquences économiques, sanitaires et sociales de la pandémie. C’est une somme extrêmement conséquente, un véritable « pognon de dingue » dont certain·es prétendaient qu’il n’existait pas, et qui aurait pu servir de levier pour reconvertir des pans entiers de l’économie française afin de répondre aux urgences écologiques et sociales. Ce n’est pas ce qui a été fait. Dans le détail, il est possible de distinguer au moins trois phases et trois grands types de dispositifs d’aides publiques débloquées par l’État. La première phase, au printemps 2020, a consisté à mettre sur pied des mesures d’urgence (chômage partiel, report ou exonérations de charges, prêts garantis par l’État (PGE), fonds de solidarité, etc.) auxquelles une très grande majorité d’entreprises étaient éligibles, petites ou grandes, coutumières ou non d’un soutien financier de la part des pouvoirs publics. En plus de ces mesures, des plans sectoriels ont visé à couvrir les secteurs confrontés à des problèmes spécifiques de survie économique (aéronautique, automobile, tourisme, etc.) qui ont permis à l’exécutif de renflouer certaines entreprises comme Air France ou Renault. Par ailleurs, la Banque centrale européenne a lancé un plan de rachat de titres financiers qui a très largement contribué à préserver la trésorerie des très grandes multinationales de l’UE. L’objectif principal du gouvernement français comme de la BCE a ainsi été d’intervenir « quoi qu’il en coûte » pour que l’appareil productif du « jour d’après » soit le plus proche possible de celui du jour d’avant. Il n’a pas été question d’imposer des contraintes de transformation économique ou de reconversion industrielle aux entreprises françaises : le pari de l’exécutif consistait à ce que les champions français soient bien positionnés une fois que la parenthèse de la pandémie se refermerait et que l’économie repartirait : sauver Air France, Renault et consorts pour qu’elles regagnent au plus vite des parts de marché face à des entreprises étrangères en situation plus difficile. Durant toute cette période, les besoins immédiats de la population, ou encore le soutien à celles et ceux qui étaient en première ligne face à la pandémie, malgré les grandes déclarations publiques, ont largement été mis de côté : investir dans les services publics et les métiers du soin, soutenir les revenus des plus pauvres et précaires, réorienter l’appareil productif vers des activités moins nocives, réduire notre dépendance à des chaînes de valeur internationales extrêmement fragiles, etc., sont autant de mesures qui bien que claironnées comme nécessaires sont assez largement restées à l’état de vœux pieux.

M. : les phases suivantes ont-elles permis d’infléchir cette logique ?

M.C. : Pas vraiment. Par certains côtés, c’est même le contraire qui s’est produit. La deuxième phase a débuté avec le plan de relance de 100 milliards d’euros présenté en septembre 2020. Visant à « redresser l’économie et faire la France de demain » en deux ans, ce plan, dit « France Relance », comportait 70 mesures ventilées autour de trois axes : 36 milliards d’euros pour « la compétitivité des entreprises », 34 milliards d’euros pour « la cohésion sociale et territoriale » et 30 milliards d’euros pour « l’écologie ». Ce plan s’inscrivait dans le plan de relance de l’UE, NextGenerationEU, et permet à la France de pouvoir compter sur un financement communautaire à hauteur d’environ 40%. Ce plan a été validé en juillet 2021 par la Commission européenne. Par rapport à la première phase, on a pu constater une certaine inflexion, du moins en termes de communication : le plan était annoncé comme visant à accompagner le secteur privé dans sa transformation vers le numérique et une meilleure prise en compte des enjeux écologiques. Mais entre ce discours officiel et la réalité, il y a eu un vrai fossé. Le montant de 100 milliards avait pour objectif de frapper les esprits en permettant à l’exécutif de montrer qu’il mettait tout en œuvre pour retrouver dès 2022 le niveau de produit intérieur brut (PIB) d’avant la crise : il s’agissait encore une fois de relancer l’appareil productif « quoi qu’il en coûte », sur des bases de compétitivité interne et externe classiques, en remettant à plus tard toute transformation d’envergure. En plus de capter l’essentiel des aides publiques directes, y compris en matière de transition écologique (hydrogène, aérien, automobile, etc.), le secteur privé a obtenu que 20% du plan de relance, soit 20 milliards d’euros, lui soit concédé sous forme d’exonérations fiscales avec la suppression d’une partie des impôts dits de « production ». Après avoir baissé de façon conséquente l’impôt sur les sociétés, le gouvernement a profité du plan de relance pour satisfaire à nouveau l’une des demandes du Medef : baisser de façon pérenne ces impôts de 10 milliards d’euros par an, sans condition et quelles que soient les entreprises. Les entreprises privées, notamment celles qui sont tournées vers les marchés internationaux, ont été servies sur un plateau d’argent, en échange de contreparties bien fragiles. Avec ce plan, le gouvernement a consacré l’un des grands principes de son intervention économique depuis le début de la pandémie de COVID-19 : mettre l’État au service du secteur privé. Une fois de plus, les services publics et les plus précaires ont été les grands oubliés : seul 0,8 % du plan de relance a été dédié à soutenir les personnes précaires, dont la situation s’est encore dégradée avec la conjonction des effets sanitaire, économiques et sociaux de la pandémie. En effet, à peine 800 millions d’euros ont été prévus pour financer la hausse de l’allocation de rentrée scolaire (100 euros de plus par enfant pour les familles modestes) et la baisse du prix des repas à 1 euro pour les étudiant·es boursièr·es. C’est bien maigre alors que des études montrent qu’il aurait suffi de mobiliser à peine 7 % du plan de relance, soit environ 7 milliards d’euros, pour éradiquer la grande pauvreté.

M. : Ce plan de relance a-t-il permis a minima de financer la transition écologique ?

M.C. : Pas suffisamment, et pas de manière adéquate. Contrairement aux affirmations de Barbara Pompili, la ministre de la Transition écologique, selon lesquelles l’ensemble du plan « France Relance » serait à 100% guidé par un fil vert, l’ambition écologique et climatique du plan a été bien limitée : il ne comprenait aucune contrepartie écologique sérieuse à l’ensemble des aides pour les entreprises polluantes et à la suppression des impôts de production (seule mesure pérenne du plan) alors que cette suppression a principalement favorisé les secteurs de la finance et l’industrie des énergies fossiles (pétrole, gaz, chimie, etc.). Le Haut-Conseil pour le climat s’est lui-même inquiété du fait que 70% des financements du plan pourrait avoir « un effet significatif à la hausse sur les émissions » de CO2. On ne peut que s’étonner que la Commission européenne ait accepté de considérer que ce plan respecte le principe « do no significant harm » que doivent respecter les différents plans nationaux de relance et de résilience (PNRR) : les investissements de ce plan ne permettaient en effet pas de garantir qu’ils ne causeraient « pas de préjudice important aux objectifs environnementaux » de l’UE. Selon la Cour des Comptes, en 2021, sur les 700 000 logements qui ont bénéficié de « MaPrimRénov’ », dispositif de rénovation des logements présenté par le ministère de l’Écologie comme une grande réussite, le nombre de ceux qui sont sortis du statut de passoire thermique, « estimé initialement à 80 000, a été ramené à 2500 ». C’est dérisoire.

M. : Qu’en est-il de la troisième phase, actuellement en cours ?

M.C. : Il s’agit du plan France 2030, annoncé en grande pompe par Emmanuel Macron en octobre 2021. Il est doté de 34 milliards d’euros sur 5 ans, dont 4 milliards d’euros investis en fonds propres des entreprises. Ciblant le nucléaire, l’hydrogène, la décarbonation de l’industrie, les véhicules électriques et hybrides, l’avion bas-carbone, l’innovation dans les domaines agricoles et des biomédicaments ou encore la culture, l’exploration de l’espace et des fonds marins, le gouvernement français a fixé à ce plan l’objectif de « se concentrer sur les secteurs et les domaines dans lesquels notre pays peut faire la course en tête en 2030 ». Ce plan France 2030 cumule et exacerbe à lui tout seul tous les manquements des plans précédents : aucune conditionnalité sociale, écologique ou fiscale digne de ce nom inclue, oubli total des services publics et des métiers du soin, soit dans de nombreux cas des emplois occupés par des femmes, pari sur la compétitivité et les ruptures technologiques dans les secteurs exportateurs plutôt que souci de satisfaire les besoins essentiels de la population, ou encore conviction que les startups de la tech et les grandes entreprises seront les moteurs de l’économie de demain. France 2030 n’a pas été pensé à partir des besoins de la population française, mais des désirs de puissance que les haut·es responsables de l’appareil d’État et les grand·es patron·nes du pays veulent conserver ou retrouver selon les filières. L’économie sociale et solidaire, pour ne citer qu’un exemple, devra se contenter de quelques miettes. L‘essentiel des financements de France 2030 sont positionnés sur des secteurs supposés donner lieu à des ruptures technologiques à court et moyen terme, y compris dans le secteur agricole. Alors que 50% des agriculteur·rices partiront à la retraite dans les 10 ans qui viennent et que les impacts écologiques de l’agriculture intensive sont de plus en plus insoutenables, la priorité de France 2030 est de faire la part belle au numérique, à la robotique et aux biotechnologies, et de soutenir le développement des start-ups de l’AgriTech françaises. Il en est de même concernant le secteur de la santé. « Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché » avait pourtant affirmé Emmanuel Macron le 12 mars 2020 : avec le plan France 2030, il n’est plus du tout question de soutenir le système public de soins mais de débloquer des fonds pour les entreprises pharmaceutiques en vue de développer des « biomédicaments » et une numérisation accrue des soins et de leur gestion. Résultat : même en temps de pandémie, la tendance est à la suppression de lits d’hôpitaux : 5700 lits d’hospitalisation ont été rayés de la carte en 2020.

M. : Quel rôle les grandes entreprises ont-elles joué ? Sont-elles mises à contribution, ou au contraire uniquement bénéficiaires de ces plans ?

M.C. : Les grandes entreprises sont les grandes bénéficiaires des centaines de milliards d’euros mis sur la table depuis le début de la pandémie par leur extraordinaire capacité à conjointement 1) exercer un lobbying efficace afin de faire de leurs priorités celles du gouvernement, 2) se positionner de façon à être les principales récipiendaires des aides publiques, 3) écarter toute forme de contraintes en retour. Si l’on manque cruellement de transparence et de suivi concernant les bénéficiaires et les montants touchés par chacune de ces grandes entreprises, nous avons pu montrer que 100% des groupes du CAC 40 ont touché des aides publiques liées au COVID 19 depuis mars 2020 alors que la majorité de ces grands groupes n’en auraient sans doute pas eu besoin. Plus de 80 % des multinationales du CAC 40 qui prétendaient ne pouvoir assumer la charge de la rémunération de leurs salarié·es ont considéré, en même temps qu’elles touchaient le chômage partiel pour une part d’entre elleux, qu’elles disposaient d’une trésorerie suffisamment conséquente pour verser des dividendes en 2020 et/ou en 2021 : on peut donc légitimement se demander si le dispositif du chômage partiel n’a pas été dévoyé !

Certains de ces groupes soutenus par les pouvoirs publics n’en ont pas moins annoncé des suppressions d’emplois : 60 000 pour le CAC 40 dans son ensemble en 2020, dont 30 000 en France. C’est le cas de Michelin, qui compte supprimer 2 300 postes en France et qui a bénéficié de plusieurs modalités d’aide publique (chômage partiel, plan automobile, soutien de la Banque centrale européenne, etc.). Hors CAC 40, on se rend compte également que sept des dix plus gros bénéficiaires des prêts garantis par l’État (PGE) ont supprimé des emplois sur la période. Comme si l’emploi restait la principale variable d’ajustement en temps de pandémie malgré le soutien des pouvoirs publics et alors que la rémunération des actionnaires est repartie à la hausse : + 15 % de dividendes versés chez Michelin en 2021. Or, Michelin n’est pas un cas isolé. Pris dans son ensemble, le CAC 40 a versé en 2021 plus de 60 milliards d’euros à ses actionnaires sous forme de dividendes (44 milliards) et de rachats d’actions (au moins 17 milliards) alors que la plupart de ses membres sont sous perfusion d’argent public. Et un nouveau record devrait être battu en 2022. En 2021, le CAC 40 dans son ensemble a réussi l’incroyable performance de redistribuer de manière agrégée à ses actionnaires l’équivalent de 140 % des profits réalisés en 2020 ! Autrement dit, c’est comme si l’ensemble des profits du CAC 40 avaient été reversés aux actionnaires et que les groupes avaient puisé les 40 % restants dans leur trésorerie ou dans leur lignes de crédit, au lieu de conserver des liquidités et/ou investir plus massivement dans cette fameuse économie du « monde d’après ». Ce chiffre de 140 % devrait alerter jusqu’aux plus farouches défenseur·euses des grands groupes français. Les dirigeants du CAC 40 ont fait le choix, « quoi qu’il en coûte », de servir copieusement leurs actionnaires : cette préférence court-termiste au détriment de l’investissement productif n’est ni soutenable sur le plan économique, ni souhaitable du point de vue de l’intérêt général. Les grands groupes et nos gouvernements tentent de nous faire croire que leurs profits d’aujourd’hui sont les emplois de demain, mais cette affirmation incantatoire ne semble pas résister à l’épreuve des faits. « Les suppressions d’emplois d’hier sont les profits d’aujourd’hui et les dividendes de demain » nous paraît être une description bien plus exacte de la réalité.

M. : Quel sera le coût social de ce plan de relance ? Quels sont les risques en termes d’austérité à venir ?

M.C. : Aujourd’hui, même si l’on manque d’une évaluation précise et transparente, il est possible de considérer que près de 400 milliards d’euros d’argent public ont été mis sur la table depuis le début de la pandémie, sans même parler du dispositif de soutien de la Banque centrale européenne : 35 milliards de fonds de solidarité, 35 milliards de chômage partiel, 10 milliards d’euros d’exonérations de charges, 160 milliards de prêts (dont 140 de PGE), montants auxquels il faut ajouter les 100 milliards du plan de relance et les 34 milliards de France2030. Des montants exorbitants qui ont donc principalement été mis à la disposition du secteur privé, sans véritable transparence, suivi ni contrôle, alors que seuls des financements résiduels ont été consacrés à des mesures sociales. Le coût social du « quoi qu’il en coûte » est donc double : les politiques sociales n’ont pas été financées et le risque de voir ces dépenses monstrueuses justifier des politiques d’austérité ensuite a été accru. Ces politiques d’austérité toucheront évidemment d’abord les plus précaires. C’est d’ailleurs déjà ce que l’on observe. Pendant la pandémie, les associations caritatives n’ont cessé de critiquer le manque de mesures d’urgence sociale pour les populations les plus démunies. Si elles ont obtenu quelques aides ponctuelles, le gouvernement a refusé de prendre la mesure de la crise sociale et de ses effets sur les plus démuni·es, c’est-à-dire celles et ceux qui étaient déjà sans emploi ou qui ont perdu celui qu’iels avaient. Un nombre croissant de familles, de personnes isolées et même d’étudiant·es ont dû faire appel aux banques alimentaires. Les spécialistes ont d’ailleurs été frappés par la rapidité avec laquelle les ménages précaires ont basculé dans la pauvreté : travailleur·euses précaires privé·es d’emplois, parents supportant le coût de la fermeture des cantines scolaires, étudiant·es et indépendant·es. De plus, la réforme de l’assurance-chômage a été mise en application après plusieurs reports, avec pour résultat un effondrement des indemnités versées et un recul général des droits des personnes sans emploi. On assiste ainsi à un double mouvement de fond : l’accès aux aides sociales dépend de plus en plus du comportement des bénéficiaires (de leurs « devoirs »), comme le montrent les régressions introduites en matière d’assurance-chômage ou la mise en place du contrat d’engagement pour les jeunes (qui conditionne le versement d’une allocation au suivi d’une formation ou à une recherche d’emploi), alors que les aides aux entreprises se font de plus en plus automatiques et sans condition : beaucoup de droits, peu de devoirs. Au moment de l’adoption définitive de la réforme de l’assurance-chômage, le Medef, qui se plaignait fin août 2021 des « difficultés de recrutement », a obtenu dès la mi-septembre une nouvelle aide pour encourager l’embauche des chômeur·euses inscrit·es depuis plus d’un an. Comme souvent, sans que rien ne soit exigé en retour. À se demander qui sont les véritables assisté·es.

M. : Qui va payer la note ? Qui va rembourser la dette accumulée ?

M.C. : Le « quoi qu’il en coûte » d’Emmanuel Macron a confirmé l’État dans son rôle d’assureur en dernier ressort des intérêts du capital en bénéficiant principalement aux entreprises privées et en protégeant celles et ceux qui disposaient d’un emploi. En parallèle, tous les chiffres montrent que les entreprises multinationales, les actionnaires et les millionnaires ou milliardaires ont très largement profité des deux dernières années : les profits du CAC 40 ont explosé en 2021 (plus de 50 milliards euros sur le premier semestre), tandis que la rémunération des actionnaires et des PDG de multinationales est déjà repartie à la hausse, et que les valorisations boursières battent des records et rendent les très riches encore plus riches (le CAC40 a pris 29% en 2021). Le gouvernement a pour l’instant toujours refusé de prélever une contribution, ne serait-ce qu’exceptionnelle, sur ces corona-profiteur·euses afin qu’iels participent aux efforts de solidarité de la nation : à la question « est-il légitime et moral que certains s’enrichissent en période de calamité publique ? », le gouvernement a répondu positivement. L’Agence France Trésor, le bras financier du ministère de l’Économie, s’est donc limitée à emprunter sur les marchés pour financer les divers plans d’urgence et de relance. Avec des taux d’intérêt négatifs, le coût pour les finances publiques n’est pas démesuré et le poids de la dette est loin d’être insupportable. Néanmoins, une partie de la question est effectivement désormais de savoir qui supportera cette dette supplémentaire. Quatre grandes options sont sur la table. La première est un grand classique : l’austérité, avec des coupes budgétaires futures qui pèseront sur les populations les plus en difficulté – services publics délaissés ou privatisés, diminution des aides sociales, augmentation des impôts pour le plus grand nombre. Une seconde option consiste à considérer que le poids de la dette publique n’est pas un problème et qu’il suffit de s’appuyer sur les taux d’intérêts faibles ou négatifs pour étaler dans le temps l’effort budgétaire, sans devoir dégager des ressources conséquentes pour rembourser le stock de dettes : puisque l’État peut indéfiniment renouveler son stock de dette, il est possible de se limiter à un simple roulement de celle-ci. Deux autres options plus innovantes existent aussi : mutualiser une partie des dettes des différents pays de l’UE auprès de la Banque centrale européenne, ce qui reviendrait peu ou prou à les faire disparaître. Malgré un risque d’inflation, cela serait sans doute la mesure la moins douloureuse pour les populations et pour le tissu économique. Une quatrième option, compatible avec la précédente, consiste à mettre à contribution les entreprises très lucratives (banques, assurances…) ainsi que les millionnaires et milliardaires qui s’enrichissent. Mais ni le Medef, ni les grandes fortunes ne veulent entendre parler de cette solution, pas plus que le gouvernement qui a écarté toute possibilité de créer, rétablir ou augmenter les impôts en ce sens. Le choix entre ces quatre options constituera probablement l’une des grandes batailles politiques de la sortie de crise et du début du prochain quinquennat. Il faut noter qu’Emmanuel Macron et le gouvernement ont déjà pris le chemin de la première de ces options : alors même qu’ils clament ne pas vouloir augmenter les impôts, y compris de celleux qui se sont enrichi·es pendant la pandémie, et en arguant qu’ils ont dû baisser les impôts sur les entreprises pour sauver le système économique, ils les ont déjà augmenté pour l’ensemble des citoyen·nes de ce pays en prolongeant de 10 ans l’existence de la Contribution pour le remboursement de la dette sociale, soit 0,5% d’impôts qui vont peser sur tous les revenus, y compris ceux des plus pauvres, jusqu’en 2033 alors que cet impôt devait s’arrêter en 2023.

M. : Y a-t-il dans le plan de relance des mesures qui concernent des engagements déjà pris dans le passé ?

M.C. : L’une des caractéristiques du plan de relance français est d’être considérés par de nombreux·ses observateur·rices comme conduisant à disperser des financements en un grand nombre de mesures disparates : le plan comprend ainsi des mesures pour la restauration de cathédrales (80 millions d’euros) ou un soutien aux refuges pour animaux (15 millions d’euros). Les différents ministères ont cherché à faire financer des programmes déjà existants via le plan de relance, quitte à brouiller l’objectif macro-économique. Autre anomalie, l’Observatoire français des conjonctures économiques a calculé que 20% des 100 milliards euros ne correspondaient pas à des mesures nouvelles mais à une forme de « recyclage budgétaire ». La transformation de l’ancien crédit d’impôt pour la transition écologique (CITE) en nouveau dispositif MaPrimeRénov’, qui prend le relai de l’ancien dispositif, avec un financement moindre, peut également être classé dans le même registre. Le plan de relance a également été l’occasion d’accélérer le déblocage de financements qui étaient déjà plus ou moins dans les tuyaux : ainsi des 4,7 milliards d’euros débloqués pour le ferroviaire (dont 3,8 milliards pour recapitaliser SNCF Réseau) qui viennent traduire sur le terrain certaines des priorités énoncées dans la loi d’orientation des mobilités (LOM) promulguée en décembre 2019 (fret ferroviaire, petites lignes, trains de nuit, etc.).

M. : Est-ce que le plan de relance répond à la nécessité écologique de la reconversion de certains secteurs et en favorise d’autres, moins polluants?

M.C. : Globalement, à chacune des phases de déblocage d’argent public, le gouvernement a refusé de conditionner les sauvetages de certains secteurs (aérien, automobile, etc.) à une reconversion écologique et sociale d’ampleur. ONG et associations écologistes ont dénoncé ce qu’elles ont appelé « un chèque en blanc » pour les secteurs les plus polluants. Si l’on a beaucoup évoqué publiquement les engagements d’Air France à ne pas rouvrir de lignes aériennes lorsqu’une alternative ferroviaire en moins de 2h30 existe, l’article 145 de la loi Climat et Résilience prévoit tellement d’exemptions (possibilité de maintenir les vols s’ils s’inscrivent dans la fonction de hub vers les dessertes internationales) que l’effet réel attendu est limité : cette mesure pourrait d’ailleurs être prochainement retoquée par la Commission européenne. Si le gouvernement et les entreprises concernées ont beaucoup communiqué pour expliquer que les plans de sauvetage du secteur de l’automobile et de l’aérien allaient contribuer à la transition de ces deux secteurs, en réalité, ils ne contiennent rien de plus que des engagements limités déjà existants : vous n’y trouverez aucun plan définissant des objectifs ambitieux de réduction d’émissions de gaz à effet de serre, avec un système de contrôle et sanctions éventuelles en cas de manquement. Selon un rapport sénatorial rendant compte du premier rapport du Comité d’évaluation du plan France Relance, « seulement 3 % des 367 projets aéronautiques (269 millions d’euros) et 30 % des 370 projets automobiles (311 millions d’euros) retenus dans le cadre du plan de relance contribuent explicitement à la transition vers la mobilité verte (véhicules électriques ou à hydrogène) ».

Publiquement, le pari « écologique » de l’exécutif est toujours le même : parier sur des ruptures technologiques tant s’agissant des secteurs existants les plus nocifs (voiture électrique, avion vert, agriculture de précision, etc.) que des secteurs émergents (hydrogène, etc.). À chaque fois, on débloque des financements conséquents et on fait confiance aux acteurs économiques et de la recherche pour résoudre l’équation, sans qu’il ne soit jamais possible de questionner les usages : faut-il plus ou moins de transports aériens, pour satisfaire quels usages et à quelles conditions ? Le programme France 2030 s’inscrit dans les mêmes logiques en les accentuant. Technologies et innovation doivent nous sauver, telle est la promesse de l’exécutif, sans qu’il n’y ait d’évaluation documentée et chiffrée de l’ensemble des dispositions (notamment les piliers compétitivité et cohésion du plan de relance) et alors qu’aucune aide n’est conditionnée à une transformation écologique de l’entreprise, de ses filières d’approvisionnement et/ou de son processus de production. Comment un plan de relance prétendument écologique peut-il ne prévoir aucune nouvelle réglementation sur les activités des filières retenues, ni-même aucune planification effective des désinvestissements à effectuer dans les secteurs les plus nocifs ? De fait, l’exécutif refuse d’ouvrir toute discussion politique et citoyenne sur le contenu des innovations technologiques et des politiques industrielles à suivre. Le triptyque innovation/technologie/marché est l’horizon écologique indépassable de l’exécutif.

M. : Peux-tu revenir sur la place du nucléaire dans le plan de relance ?

M.C. : Dans le plan de relance annoncé en septembre 2020, ce ne sont pas moins de 470 millions d’euros qui ont été débloqués pour la filière nucléaire, afin de soutenir des « projets de modernisation, de développement ou de (re)localisation des sites industriels au service de la filière électronucléaire » ainsi que des « projets d’ingénierie de formations professionnelles permettant le développement, le renforcement ou le maintien des compétences de la filière nucléaire ». Positionné dans le pilier « écologie » du plan de relance, ce financement avait surtout vocation à positionner la relance du nucléaire comme étant non négociable. C’est avec le plan France 2030 qu’Emmanuel Macron a réellement fait du nucléaire un horizon indépassable du mix électrique français en annonçant un investissement de 1 milliard d’euros pour « développer des technologies de rupture » et notamment des « petits réacteurs nucléaires ». Pour la filière, où n’importe quel projet se compte en plusieurs milliards d’euros, les montants annoncés sont loin de couvrir le montant des investissements à venir si Emmanuel Macron mettait en œuvre ses projets : six à quatorze nouveaux EPR en plus du développement de la filière des petits réacteurs (SMR).

M. : À quoi aurait pu ressembler un plan de relance favorable à la résolution de la double crise écologique et sociale ? Plus largement, peut-on envisager un plan de relance écologique dans une économie de marché ?

M.C. : Avant de définir un plan de relance alternatif, qui n’est pas à l’ordre du jour, sans doute faut-il voir quelles sont les leviers à notre disposition pour tenter d’infléchir la logique actuelle. Nous allons en effet devoir collectivement faire face à une triple peine : endurer les conséquences d’un modèle économique insoutenable et injuste que l’on a relancé quoi qu’il en coûte ; supporter une dette publique qui s’est alourdie fortement et qui pourrait être utilisée comme justifiant des mesures d’austérité ; faire face à un secteur privé, et tout particulièrement les entreprises multinationales, dont le pouvoir d’influence et de nuisance s’est accru. C’est une hypothèse, mais il est probablement plus difficile aujourd’hui qu’avant la pandémie de desserrer l’étau dans lequel nous sommes enserrés afin de mettre en œuvre des politiques économiques alternatives. Il faut être clair à ce sujet : le « quoi qu’il en coûte », contrairement à ce qui a été affirmé, ne traduit pas le retour à un État plus ou moins keynésien. Ce « quoi qu’il en coûte » a permis de garantir la rentabilité et la profitabilité du capital et la rémunération de ses détenteurs, ainsi que de faire perdurer de manière inchangée notre modèle économique insoutenable. Dans toute séquence exceptionnelle, les politiques publiques mises en œuvre produisent un effet cliquet qui rend extrêmement difficile le retour en arrière. De notre travail, nous faisons un double constat : la séquence n’a pas permis de renforcer les principes de l’État-providence qui avait vocation à protéger les citoyen·nes face aux incertitudes et risques économiques et sociaux de l’existence (chômage, maladie, vieillesse, accident, pauvreté, etc.). Au contraire, on lui substitue progressivement un État qui vient garantir les intérêts du capital et de ses détenteurs et réduire les risques et incertitudes intrinsèques à l’activité des investisseurs et des propriétaires des moyens de production. À la sécurité sociale pour les salarié·es, les décideurs économiques préfèrent la sécurité des détenteurs de capitaux garantie par la puissance publique. Bienvenue dans le « corporate welfare » (« providence pour les entreprises ») qui, sous nos yeux, vient progressivement remplacer notre « welfare state » (État providence). En 2021, la part de la richesse nationale consacrée à la dépense publique ne dit rien du projet politique poursuivi : encore faut-il préciser quels sont celleux qui voient leur part du gâteau grossir. Aujourd’hui, les grandes entreprises et les détenteur·rices des capitaux sont les principaux·ales bénéficiaires de cet interventionnisme public. Plusieurs options s’offrent à nous : imaginer qu’un « reset » est envisageable pour abroger tous ces nouveaux dispositifs d’intervention publique en faveur du capital privé et repartir d’une page blanche. Compte-tenu du rapport de force actuel, cela nous semble peu opérationnel à court terme. Une autre voie nous semble préférable : appliquer à la réalité des aides publiques au secteur privé une partie des critiques libérales adressée à l’État-providence. Les aides publiques au secteur privé (plus de 2000 milliards d’euros à l’heure actuelle contre 150 milliards avant le COVID) sont un véritable maquis : compte tenu de leur ampleur, conditionner l’ensemble de ces aides à des objectifs sociaux, écologiques et fiscaux est sans doute l’un des leviers les plus puissants, tant pour convaincre que pour imaginer une alternative, afin de transformer notre appareil productif et le rendre compatible avec les grands objectifs sociaux et écologiques de ce début de XXIe siècle.

Reçu de Maxime Combes
Source : Mouvements

https://mouvements.info/…

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