Affrontements entre jeunes palestiniens et forces d’occupation israéliennes,
à l’est de Gaza, le 6 novembre 2005 (AFP)

Par Adlène Meddi

Si le « réalisme », le pragmatisme, est d’écraser les plus faibles, alors non merci. Quitte à « perdre » marchés et influences, contrats et soutiens. Quitte à faire partie des has been du monde

Face à la cascade d’annonces de normalisation diplomatique avec Israël par certains pays arabes, une phrase émergea dans ma mémoire.

« Tant qu’il n’y aura pas une paix globale et juste basée sur une initiative arabe, le Liban sera le dernier des pays arabes à signer un accord avec Israël… ». C’était à Beyrouth, fin août 2006, à peine deux semaines après la fin de l’agression israélienne, lors d’une conférence de presse du Premier ministre de l’époque, Fouad Siniora.

Ayant vécu cette guerre, cet été 2006, et constaté de visu l’acharnement israélien contre les civils, contre le Liban en tant que pays, peuple et État, j’avais été bouleversé par l’émotion du Premier ministre libanais en prononçant cette phrase.

Ne pas reconnaître l’existence de l’oppresseur est-il l’arme du faible ?
Probablement, mais cela ne lui enlève en rien le fait qu’il s’agisse d’un principe

Car que nous reste-t-il face à la toute-puissance, face à l’impunité surtout, d’une machine de guerre soutenue par les « grands » de ce monde ?     

« Nous avons une arme, une arme redoutable, puissante, contre l’Empire britannique : l’ignorer, nous l’ignorons et, par ce mépris, nous le vainquons. » Cette citation me revient aussi et elle est du leader révolutionnaire républicain irlandais Michael Collins (1890-1922) face à la police royale irlandaise et à la machine répressive de la Couronne.

Ne pas reconnaître l’existence de l’oppresseur est-il l’arme du faible ? Probablement, mais cela ne lui enlève en rien le fait qu’il s’agisse d’un principe, d’un dernier rempart isolé et fragile, mais qui dit le refus de l’état de fait, l’oppression.

Un plafond virtuel éthique

Souvent, cette position a été assimilée à un appel à l’annihilation d’Israël. « Jeter les juifs à la mer ! » Le raccourci est culpabilisant et l’amalgame piège les derniers opposants à la politique d’occupation et d’apartheid israélienne.

Ce n’est pas une négation de l’existence, comprenons-le bien, mais une attitude de défiance envers les puissants, le pouvoir militaro-politique d’Israël et ses alliés qui bafouent le droit des Palestiniens à la vie.

La non-reconnaissance d’Israël n’est pas le refus d’un état de fait, une sorte d’ablation irrationnelle d’une réalité politique, humaine. C’est un principe (un mot tabou apparemment aujourd’hui) qui se veut l’ultime soutien à une population palestinienne privée de ses droits les plus élémentaires.

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C’est une sorte de plafond virtuel éthique qui exprime le refus d’une situation qui viole le droit international et les droits de l’homme quasi quotidiennement.

C’est le même principe qui a guidé mon pays, l’Algérie, dans ses positions contre l’apartheid (au moment où les puissances occidentales donneuses de leçons soutenaient Pretoria), avec comme climax l’expulsion, grâce à l’Algérie, de l’Afrique du Sud de l’Assemblée générale des Nations unies en 1974. Une exclusion qui a duré jusqu’en 1991 avec la fin du régime infâme de l’apartheid.

C’est une question de principe, et donc à très faible rendement en matière d’intérêts. Et c’est en cela qu’il faut appréhender les positions de certains pays comme l’Algérie. Des positions « folkloriques » et « populistes » selon certaines élites arabes, mais je me sens fier héritier de ces politiques de soutien de l’Algérie à tous les mouvements de libération à travers le monde, sans distinction de race ou de religion.

Certains avanceront aussi que ce genre de position est « facile » en l’absence d’intérêts à engranger.

Certes, et cela peut même être chèrement payé, par l’isolement diplomatique et l’hostilité de l’environnement régional ou international.

ADN de nation forgée dans la lutte contre l’oppression coloniale

Mais, à long terme, que reste-t-il ?

Si d’autres pays « civilisés » choisissent les milliards des contrats d’armes, que laisseront-ils à l’avenir pour l’Histoire, pour la cause de la paix, pour les humains descendants de ceux qui ont pris bombes et missiles à guidage laser sur leurs foyers ?

Ces pays « civilisés » qui, sous la pression du profit et pour sauver un chantier naval ou un ami oligarque de l’armement (Dassault et compagnie), n’hésitent pas à fermer les yeux sur les horreurs de leurs clients bons acheteurs.

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Tu peux découper un journaliste en morceaux et le dissoudre dans l’acide, tu peux exécuter tous les opposants qui te gênent, ou transformer toute une population en esclaves si, en face, en Occident, les caddies sont bien remplis et que les contrats pleuvent.

Ce qu’il faut comprendre est que la position de l’Algérie (je parle de l’État, l’idéal politique en gestation depuis le mouvement national au début du XXe siècle qui n’a rien à vendre) s’inscrit dans son ADN de nation forgée dans la lutte contre l’oppression coloniale.

Mais aujourd’hui, ce positionnement, cet engagement est caricaturé par ceux qui se disent « libéraux » chez nous et ailleurs, ceux-là même qui prônent une realpolitik du XXIe siècle.

La realpolitik ? Je préfère la laisser aux puissances occidentales transformées en gros marchands d’armes et en pilleurs de richesses à travers le monde, soutiens indéfectibles des dictateurs. Si le « réalisme », le pragmatisme, est d’écraser les plus faibles, alors non merci. Quitte à « perdre » marchés et influences, contrats et soutiens. Quitte à faire partie des has been du monde.      

S’opposer au nouveau désordre mondial

On peut ici m’avancer que les positions de la diplomatie algérienne ont un relent apparatchik, désuet et hors-temps. Je ne défendrais pas ici un système politique de pouvoir, ses administrations, ses appareils et ses relais diplomatiques, médiatiques, sécuritaires ou autres : la question est d’analyser la position d’un État, comme l’Algérie, à l’aune de ses engagements passés et de ses fondements philosophiques principalement révolutionnaires, soutenant les peuples contre l’oppression.

Car finalement, ces positions de principes « un peu dures quand même », pour reprendre un responsable européen, restent une boussole dans un monde écrasé par la course à la puissance et au profit.

Et les positions d’Alger sur la Libye, le Sahel, les questions de décolonisation, du terrorisme et de son financement, des fractures Nord-Sud, etc. restent pertinentes du point de vue du droit international (qui nous préserve en tant que communauté humaine de retourner à l’état sauvage) et du point de vue de la morale.

La morale. Un gros mot ? Oui, mais pour les oreilles qui ne fantasment
que sur les bruits des bottes et des compteuses de billets

Oui, la morale. Un gros mot ? Oui, mais pour les oreilles qui ne fantasment que sur les bruits des bottes et des compteuses de billets. Cette même morale qui sous-tendait, depuis la conférence de Bandung, en 1955, l’établissement enfin d’un nouvel ordre économique international moins injuste pour ce qu’on appelait alors le tiers-monde.

C’est cette matrice qu’il faudrait convoquer aujourd’hui, solidaire et émancipatrice, débarrassée des scories des psychoses post-indépendances, pour donner plus de sens aux positions des derniers États qui s’opposent au nouveau désordre mondial.

Les derniers qui résistent à reconnaître Israël, qui est bien là, avec sa société civile, ses contradictions internes et ses refuzniks, ses consciences (écrivains, intellectuels, associatifs, etc. arabes et juifs), qui eux-mêmes luttent contre les injustices.

Leur combat est, quelque part, l’écho de nos refus.

Et la jonction entre les derniers Justes du XXIe siècle.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Adlène Meddi Adlène Meddi est un journaliste et écrivain algérien. Ex-rédacteur en chef d’El Watan Week-end à Alger, la version hebdomadaire du quotidien francophone algérien le plus influent, collaborateur pour le magazine français Le Point, il a co-écrit Jours Tranquilles à Alger (Riveneuve, 2016) avec Mélanie Matarese et signé trois thrillers politiques sur l’Algérie, dont le dernier, 1994 (Rivages, sortie le 5 septembre). Il est également spécialiste des questions de politique interne et des services secrets algériens.

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Publié le 29 décembre 2020 avec l’aimable autorisation de Middle East Eye

Source : Middle East Eye
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