Par Karine Bechet-Golovko

Le progressisme est une religion incontestable, notamment à Moscou, en tout cas dans sa dimension numérique. Nouvelle annonce dans la veine orwellienne : d’ici à deux ou trois ans, tous les types de transports seront couverts par des systèmes de reconnaissance faciale. Quelle chance, nous dit-on, ce sera tellement plus pratique, tellement plus sûr … Quand la liberté est bradée contre un vieux fantasme de contrôle total au nom d’une étrange conception du progrès, que reste-t-il de l’homme ?

Il est surprenant aujourd’hui d’enfermer la notion de progrès dans une dimension anti-humaine, anti-civilisationnelle. Ce « progrès » n’est pas appliqué à la nécessité d’efforts dans l’apprentissage et la construction de la personne, non le progrès est désormais de ne plus faire d’efforts ; il n’est pas utilisé pour le développement des qualités morales, le progrès aujourd’hui c’est Tik Tok.

La dégradation morale et intellectuelle de nos « élites », ainsi que d’une part de nos concitoyens, nous conduit tout droit dans l’impasse d’une nouvelle dystopie. Moscou est un élève de marque dans cette marche forcée vers le « progrès », comme elle a pu le montrer lors du confinement et des tentatives de contrôle total des déplacements de la population locale.

Le confinement n’est plus en vigueur depuis longtemps, mais le fantasme n’en est que plus fort. Une fois que l’on a goûté à un pouvoir malsain, il semble difficile de s’en passer. La biométrie est alors saluée comme une technique (rien qu’une technique, ce n’est pas grave), qui doit faciliter la vie des Moscovites. Et puis, il faut être moderne, vivre avec son temps – comme si l’évolution était naturelle et objective, comme s’il n’y avait qu’une seule voie.

Ainsi, il est possible dans certaines stations de métro depuis l’automne 2019 (la pandémie a beaucoup aidé), puis dans toutes les stations à compter du 15 octobre, de passer les portes automatiques grâce à la reconnaissance faciale. Cette technique doit être expérimentée dans les autres types de transports urbains (bus, tramway, trolley) et généralisée d’ici 2024. Même les aéroports doivent être délivrés du contrôle des passeports, des enregistrements… Puisque l’on vous dit que c’est pour votre bien.

Souriez, vous êtes scannés ! L’homme progressisé – scanné, identifié, trié, dirigé … Un bagage un peu encombrant du monde post-moderne.

Du fantasme à la réalité, il y a un pas, que justement les Moscovites ne sont pas pressés de faire. Alors qu’aucune discussion n’est sérieusement menée sur le point de non-retour à partir duquel le « progrès » devient néfaste, il semblerait qu’un instinct de survie reste dans la population. Cette fonctionnalité existe notamment dans certains supermarchés qui proposent le scan de l’oeil pour le paiement. Y allant tous les jours, je n’ai jamais vu personne l’utiliser …

Sobianine, le Maire de Moscou, est évidemment surpris du « succès » de cette option, dans les stations où elle est disponible – 15 000 passagers se sont inscrits pour cette option, quelle belle victoire soi-disant. Rappelons qu’en 2019, il y avait dans le métro jusqu’à plus de 9 millions de passagers par jour.

Le progrès est bien devenu une religion, il s’instaure dans un rapport de croyance. Il a ses prêtres et ses adeptes. Il promet un monde meilleur. Or, l’on ne discute pas une religion, l’on y croit – ou pas. 

PS : A l’occasion de l’Exposition universelle de 1855, Baudelaire s’insurge contre l’imposture du culte du Progrès qui accompagne la modernité, conception du « progrès » qu’il qualifie ainsi : « cette idée grotesque qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne ».

Mais Baudelaire était un optimiste, la fatuité n’est pas simplement moderne, elle est manifestement humaine – et intemporelle. 

Source : Russie politics
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