Par Lahouari Addi

Quel enseignement peut-on tirer de la décision de Issad Rabrab de fermer son journal Liberté? Une chose est sûre: cette décision lui a été imposée par le pouvoir politique qui n’apprécie pas que Liberté ne le soutienne plus comme il l’avait fait durant les années 1990. A l’époque, Liberté était un journal éradicateur hostile à la Plate forme de Rome. La ligne anti-islamiste correspondait probablement aux convictions idéologiques libérales de l’entrepreneur capitaliste qu’est Issad Rabrab. Mais depuis le hirak, Liberté est un journal qui prône la démocratie et qui défend la liberté d’opinion. Nombreux sont ses journalistes qui ont eu maille avec la justice pour avoir été critique vis-à-vis du régime et de ses méthodes autoritaires. Il n’y avait pas un jour où il ne déplorait pas les arrestations arbitraires de hirakistes et de journalistes. Cette ligne éditoriale allait-elle durer? Issad Rabrab est un entrepreneur industriel qui souhaite que l’Etat, et la société, se convertissent à l’idéologie libérale dont les deux valeurs constitutives sont la liberté d’expression et la concurrence. Il a bâti ses entreprises économiques à l’ombre d’un pouvoir autoritaire qui a par la suite gêné ses activités à partir du moment où il a souhaité ne pas dépendre des marchés de l’Etat et donc des circuits de distribution de la rente pétrolière. Il a préféré l’accumulation sur la base de l’exploitation du travail et même de l’exportation. Il rapporte près de 200 millions de dollars à la balance commerciale. Avec 1000 Rabrab, l’Algérie deviendrait la Chine de l’Afrique. Le régime voudrait cette perspective des 1000 Rabrab, mais il ne veut pas qu’une classe d’entrepreneurs économiques constitue une force politique qui impose le niveau de la parité du dinar et qui finance les campagnes électorales des partis d’opposition. En un mot, le régime refuse que se constitue un pouvoir économique autonome qui lui impose des barrières à ne pas franchir en matière de politique économique, et qui finance l’élection de députés qu’il ne contrôle pas. Pour Rabrab, et pour tout autre entrepreneur libéral, l’Etat est au service de l’économie, alors que pour le régime, l’économie est une ressource politique dont il se sert pour se maintenir. Car il sent que s’il permet aux entrepreneurs privés d’être des acteurs autonomes, , il faudra alors qu’il permette aussi aux ouvriers qu’ils aient des syndicats autonomes qui défendent les conditions de travail et le pouvoir d’achat. Le régime algérien ne veut pas être un Etat qui arbitre entre le capital et le travail. Il veut être simultanément le capital et le travail. Le régime veut être indépendant et du capital privé et des travailleurs parce qu’il en a les moyens. Il dispose d’une rente pétrolière qui lui permet de fixer les règles du jeu social et économique et de la répartition des richesses nationales. Depuis l’indépendance, le régime n’a eu besoin ni des capitaux privés, ni de la productivité des travailleurs. Il finance le budget de l’Etat par la rente pétrolière utilisée non pas dans une logique économique d’accumulation mais dans une logique politique de maintien du régime. Il sollicite néanmoins une adhésion minimale de tous les courants idéologiques de la société à qui il impose des limites à ne pas dépasser pour ne pas déséquilibrer le jeu des alliances qu’il régule. La décision de fermer Liberté fait suite à la une du journal où une femme imam, habillée en jeans et cheveux au vent, expliquait que l’islam est une religion compatible avec les valeurs de la société libérale. Les clientèles conservatrices et islamistes du régime ont dû trouver cette une de Liberté comme une provocation qui a rompu l’alliance tacite entre la base conservatrice et la base libérale du régime. S’il y a un enseignement à tirer de la fermeture du journal Liberté, c’est que le capital privé en Algérie n’a pas atteint un seuil de développement où il peut imposer à l’Etat les valeurs libérales. La bourgeoise monétaire algérienne n’a pas suffisamment de force économique pour s’imposer comme un acteur politique autonome. Elle s’est développée à la périphérie de l’économie rentière dont elle profite par la prédation et la corruption. Issad rabrab n’est certes pas Ali Haddad, mais politiquement il est aussi fragile que lui. Le régime peut fermer ses entreprises et le mettre en prison comme il l’a fait pour Haddad sans que cela ne perturbe l’économie nationale. Issad Rabrab l’a compris, et pour sauver ses entreprises, il sacrifie Liberté. La rente pétrolière permet au pouvoir exécutif de tuer dans l’oeuf tout embryon de société civile. Selon la définition de Hegel et de Marx, la colonne vertébrale de la société civile est constituée par le capital privé et par le travail. Le régime algérien est opposé à l’autonomie de l’un et de l’autre. Il ne veut pas de société civile qui limite institutionnellement ses prérogatives dans la gestion de l’Etat et de l’espace public.

Source : La page FB de l’auteur
https://www.facebook.com/…

Notre dossier Algérie