Par Bruno Guigue

L’un des paradoxes du communisme chinois, c’est qu’il est né sous les auspices de la révolution bolchevique, mais qu’il n’a triomphé qu’en inventant sa propre stratégie révolutionnaire. Pur produit du marxisme soviétique, il est devenu un mouvement original, ancré dans l’histoire immémoriale de la Chine. Ce destin de la révolution chinoise montre que le marxisme n’est pas une théorie exportable, mais une pratique singulière enracinée, comme dit Lénine, dans «l’analyse concrète d’une situation concrète». Les fondateurs du Parti communiste chinois ont inauguré un processus doublement inédit : par la nouveauté d’une révolution paysanne qui doit davantage à une tradition endogène qu’aux recettes exogènes du marxisme européen ; et par le basculement spectaculaire d’un quart de l’humanité, au prix d’un combat titanesque, du côté du socialisme réel. Toutefois, ne perdons pas de vue l’essentiel : stratégie révolutionnaire novatrice, le maoïsme est né, au sein du parti communiste, d’une révision idéologique dictée par la profonde crise qui frappe la nation chinoise à la suite de l’effondrement du système impérial. Et s’il prononce une fin de règne, celle de la Chine semi-féodale et semi-coloniale, c’est parce qu’il a su disqualifier cet acteur inconséquent de la renaissance nationale qu’était le Guomindang, parti «nationaliste» incapable de mener la révolution bourgeoise et de répondre aux revendications des masses.

Les débuts du communisme chinois sont modestes. Une poignée de jeunes intellectuels issus de la petite bourgeoisie urbaine, telle est l’équipe fondatrice. Elle a d’abord animé différents groupes, plus ou moins inspirés par le Mouvement du 4 mai 1919, qui se convertissent au marxisme lorsque les traductions de ses textes les plus célèbres connaissent une large diffusion. C’est la Société d’études marxistes, fondée en décembre 1919 par Li Dazhao, bibliothécaire de l’Université de Pékin. Ou encore la revue «La Nouvelle Jeunesse», qui accompagne son prestigieux fondateur, Chen Duxiu, dans son ralliement aux thèses communistes. Il est vrai que la doctrine marxiste, grâce à la mise à jour anti-impérialiste due à Lénine, présente un avantage énorme : empruntée au monde occidental, elle ne lui ménage pas ses critiques. Alors que le libéralisme se contente de copier une culture étrangère, le marxisme ouvre la voie à une révolution à la fois nationale et sociale. Si l’on en fait bon usage, il permettra de venger la fierté blessée d’une nation soumise au joug semi-colonial, tout en engageant la transformation sociale exigée par la misère des masses. Il offrira alors à la Chine la possibilité de poursuivre sa modernisation en comptant sur ses propres forces. A cet égard, la fondation du Parti communiste chinois se situe bel et bien dans le prolongement du Mouvement du 4 Mai 1919. Révolte patriotique provoquée par l’attribution au Japon des possessions allemandes, il a défié la vieille société et invité la jeunesse à se débarrasser de son carcan vermoulu. En jetant dans les rues des milliers d’étudiants ulcérés par l’humiliation nationale, cette insurrection morale préparait le terrain aux révolutions à venir.

A sa naissance, le Parti communiste chinois est un groupuscule. Réuni le 23 juillet 1921 dans la concession française de Shanghaï, son congrès fondateur rassemble 13 délégués qui représentent 57 adhérents issus de petits groupes présents à Pékin, Shanghaï, Wuhan, Canton, Changsha et Jinan. Mais la moitié de ces délégués quitteront le parti au cours des années suivantes. Mao Zedong et Dong Biwu (qui sera président de la République populaire de Chine) sont les seuls à y demeurer jusqu’à leur mort. Élu secrétaire général en raison de son ascendant intellectuel, Chen Duxiu tombe en disgrâce en août 1927 et finit par se rallier au trotskysme. Li Hanjun, Deng Hemming, Chen Tanqiu, He Shusheng, Cheng Gongbo et Zhou Fuhai périssent durant la guerre civile, fusillés ou poussés au suicide par le Guomindang et les seigneurs de la guerre. Absent au congrès, mais très influent, l’intellectuel Li Dazhao est exécuté par les sbires de Chiang Kaï-shek en 1927. Rival de Mao durant la Longue Marche, Zhang Guotao finit par se rallier au Guomindang et meurt en exil. Bao Huiseng fait de même, puis il revient au bercail pour disparaître de la scène publique. Professeur d’université, Li Da sera l’une des victimes de la Révolution culturelle en 1966. Sombre tableau, qui fait ressortir la cruauté d’une époque qui broie les individus : les convulsions de la guerre civile ont éclairci les rangs des fondateurs. Bien que physiquement absents lors du premier congrès, deux hommes vont jouer un rôle de premier plan jusqu’en 1927 : Chen Duxiu et Li Dazhao. De nouveaux dirigeants leur succéderont. Quant à Mao Zedong, il est l’un des rares à avoir survécu durant la terrible période qui va de 1921 à 1949.

A mi-chemin entre la société secrète et le cercle littéraire, le nouveau parti est un embryon d’organisation politique qui ne prend vraiment son essor qu’à partir de 1925. Mais surtout, il est placé d’emblée sous la tutelle vigilante de l’Internationale communiste. Dès le printemps 1920, la mission Voitinsky envoyée par le Bureau d’Extrême-Orient a favorisé sa naissance en lui fournissant aide matérielle et encadrement idéologique. Le 23 juillet 1921, ses délégués Sneevliet et Nikolski représentent l’IC au premier congrès du Parti communiste chinois. Ce qui n’empêche pas les congressistes de vouloir défendre leurs propres idées. Le IIe congrès du Komintern, en juillet 1920, a adopté ses fameuses «Thèses sur les questions nationale et coloniale», esquissant une stratégie révolutionnaire en deux étapes pour les pays coloniaux et semi-coloniaux. La première, dite de libération nationale, doit être menée par la bourgeoisie, les communistes ayant pour tâche de la soutenir tout en organisant le prolétariat et la paysannerie. La deuxième étape est la révolution prolétarienne, où le parti communiste jouera le rôle dirigeant en s’alliant avec les représentants de la petite bourgeoisie et de la paysannerie. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la résolution finale du 1er congrès du PCC, ignorant la première étape, est assez éloignée de cette perspective : «Les forces révolutionnaires doivent, avec le prolétariat, renverser le pouvoir politique de la classe capitaliste, soutenir la classe ouvrière, dans le but d’abolir toutes les distinctions de classe. Nous défendrons la dictature du prolétariat jusqu’à ce que la lutte des classes prenne fin et que les distinctions de classe soient abolies».

Cette ligne intransigeante exclut tout compromis avec les autres formations politiques, et elle recommande «une attitude indépendante, combative et exclusive». Le nouveau parti s’assigne pour tâche essentielle d’organiser la classe ouvrière, et il investit toute son énergie dans l’organisation du mouvement syndical, notamment à Shanghaï et à Canton. Il entend créer les conditions d’une prise du pouvoir par le prolétariat, seule classe accédant à ses yeux à la dignité révolutionnaire. «Dans la lutte politique contre les seigneurs de la guerre et les bureaucrates, et pour la liberté de parole, de presse et d’association, notre parti doit défendre résolument le prolétariat et n’entretenir de relation avec aucune autre organisation».1 Certes, une minorité des délégués pose la question des relations avec le Guomindang de Sun Yat-sen en faisant valoir son nationalisme. Mais la majorité tient ce parti pour aussi nocif que les cliques militaristes, voire davantage en raison de l’attrait qu’il exerce sur les masses. Prônée par l’Internationale communiste, l’idée d’une alliance avec le Guomindang afin de hâter la libération nationale ne suscite aucun enthousiasme chez ces intellectuels radicaux. Devant le spectacle affligeant de l’opportunisme politicien, ils épousent l’idéal d’un parti révolutionnaire qui ne transige pas avec l’adversaire, fidèle à l’orthodoxie marxiste et décidé à instaurer la dictature du prolétariat. Plutôt que de lier son sort à un mouvement national dont il rejette le caractère bourgeois, le nouveau parti rêve de faire cavalier seul en mobilisant les ouvriers. Ambition louable, mais de courte durée. Le parti va bientôt mesurer sa faiblesse et adopter la stratégie d’union avec le Guomindang exigée par l’Internationale.

A première vue, cette stratégie unitaire ne présente que des avantages pour les forces en présence. Du point de vue nationaliste, elle garantit la bienveillance de Moscou, procure une aide matérielle non négligeable et accélère la mue du Guomindang en parti structuré sur le modèle bolchevique. L’Internationale, de son côté, y voit le couronnement de ses propres thèses sur la question nationale, l’affaiblissement de l’influence des puissances étrangères et le moyen de favoriser l’implantation du parti communiste dans le sillage du nationalisme. L’accord entre le Guomindang et l’Internationale est d’autant plus aisé que l’URSS a renoncé unilatéralement aux avantages acquis en Chine à la suite des traités inégaux. Plus qu’une convergence d’intérêts, cette identité de vues est scellée par la déclaration commune Sun-Joffé du 26 janvier 1923 : «Le docteur Sun Yat-sen pense que le système communiste et même celui des soviets ne peuvent pas être introduits en Chine où n’existe aucune condition favorable à leur application. Ce sentiment est entièrement partagé par M. Joffé qui pense que le problème le plus important et le plus urgent pour la Chine est celui de son unification et de son indépendance nationale. Il a assuré au docteur Sun Yat-sen que la Chine a toute la sympathie du peuple russe et peut compter sur l’appui de la Russie dans cette grande entreprise». Mais en nouant cette alliance avec le représentant du gouvernement soviétique, le chef du mouvement nationaliste accepte aussi l’entrée des communistes dans le Guomindang. Entre les deux partis, la stratégie promue par Moscou n’instaure pas seulement une coopération, mais une véritable fusion organique. Elle sera mutuellement profitable jusqu’à l’inévitable rupture qui interviendra au printemps 1927.

Pour les communistes chinois, ni l’alliance ni la fusion avec les nationalistes n’allaient de soi. Adoptée lors du IIe congrès en juillet 1922, la stratégie d’alliance avec le Guomindang repose sur une analyse lucide des rapports de classes, mais elle n’implique nullement l’abandon de l’objectif final : «Actuellement, le Parti communiste chinois doit, dans l’intérêt des ouvriers et des paysans pauvres, soutenir la révolution démocratique et forger un front démocratique uni des ouvriers, des paysans pauvres et des petits bourgeois»2. Lorsque l’Internationale passe d’une stratégie d’alliance à une stratégie fusionnelle, le parti se divise en deux camps. Sans doute suggérée par Sun Yat-sen, l’idée audacieuse de Sneevliet, en effet, est de demander aux membres du PCC d’adhérer individuellement au Guomindang. Contre cette stratégie, la fraction de gauche rassemblée autour de Zhang Guotao objecte que le parti communiste risque de se dissoudre dans une organisation beaucoup plus vaste, dont le contenu de classe est ambigu, l’attitude peu fiable et l’idéologie confuse. Pour la fraction de droite rassemblée autour de Chen Duxiu, de son côté, il vaut mieux laisser la bourgeoisie faire sa révolution démocratique et attendre que le fruit soit mûr pour entreprendre la révolution prolétarienne. Dans les deux cas, on condamne la stratégie fusionnelle. Un tir croisé contre la proposition de l’Internationale, toutefois, qui n’empêchera pas le parti de s’y rallier bon gré mal gré.

Lorsque l’adhésion individuelle des communistes est avalisée par le congrès de réorganisation du Guomindang, en janvier 1924, le PCC est encore un petit groupe de quelques centaines de membres. Deux ans plus tard, il en compte 10 000. En juillet 1926, 30 000. En avril 1927, c’est un parti de 58 000 militants, auxquels s’ajoutent les 35 000 membres des Jeunesses communistes. Jusqu’à la trahison finale de Chiang Kaï-shek, cette ascension fulgurante fait figure de plaidoyer rétrospectif en faveur de la stratégie de fusion. Leur présence à tous les niveaux de l’organisation nationaliste a permis aux communistes d’accroître leur influence de façon exponentielle. Ils dirigent des grèves imposantes, consolident les syndicats ouvriers, notamment à Shanghaï, et ils gagnent en notoriété dans l’ensemble de la société chinoise. De 1924 à 1927, ils constituent l’élément le plus actif et le plus résolu d’un mouvement qui va dans le sens de l’histoire. Portés par la vague du nationalisme révolutionnaire, ils contribuent largement à son expansion grâce à la mobilisation ouvrière. En mai 1925, le massacre de manifestants par la police de la concession internationale de Shanghaï déclenche une vaste protestation, scandée par une série de grèves ouvrières et de manifestations anti-impérialistes. Un mouvement qui préfigure la grève insurrectionnelle qui livrera la ville, deux ans plus tard, aux troupes révolutionnaires parties à la conquête du Nord sous l’autorité du Guomindang. Une insurrection réussie, qui marque l’apogée du parti communiste durant cette période que les historiens chinois appellent «la première guerre civile révolutionnaire» (1921-1927).

Cette guerre, qui oppose l’Armée nationale révolutionnaire du Guomidang aux seigneurs de la guerre qui se partagent le territoire chinois, a contribué à asseoir la puissance du parti communiste. L’inconvénient, c’est qu’elle a fini par retourner ses effets contre lui. Chef de l’ANR, Chiang Kaï-shek se sent suffisamment fort, au printemps 1927, pour rompre avec les communistes. Avec l’aide des gangsters de Shanghaï, ses troupes attaquent par surprise les syndicats ouvriers et massacrent les militants communistes. Sanglante trahison, le retournement du 12 avril 1927 clôt un cycle historique. Il inaugure une terreur blanche qui s’abat sur de nombreuses provinces, où les dirigeants ouvriers et paysans sont traqués. Le parti communiste est condamné à la clandestinité, ses membres pourchassés. Manifestement, son équipe dirigeante a sous-estimé le danger que représentait Chiang Kaï-shek. Depuis la disparition de Sun Yat-sen, emporté par la maladie en 1925, le bouillant général nationaliste conforte son autorité sur l’ANR et fait figure de rival sérieux pour la direction du Guomindang, alors assumée par le chef de l’aile gauche, Wang Jingwei. Si Chiang prend la décision de liquider les communistes, c’est qu’il a obtenu l’appui de la grande bourgeoisie, et qu’il veut briser l’essor des syndicats ouvriers. Déjà, en mars 1926, il s’est rendu maître de la ville de Canton et a infligé à l’activité communiste de sévères restrictions. Coup de semonce, qui permet au général d’instaurer une quasi-dictature au moment où il prend la direction de «l’Expédition du Nord» destinée à conquérir et unifier la Chine.

Fidèles aux directives de l’Internationale, les communistes vaincus à Shanghaï continuent néanmoins de miser sur l’alliance avec le Guomindang. Wang Jingwei ayant condamné la politique de Chiang et installé son propre gouvernement à Wuhan, ils lui offrent aussitôt leur collaboration. Nouvelle erreur, qui expose le PCC à une deuxième vague répressive lorsque le chef de la gauche nationaliste se réconcilie, deux mois plus tard, avec l’ambitieux général en chef. Conseiller soviétique du gouvernement de Canton, Borodine est finalement expulsé par ces nationalistes qu’il a tant aidés à constituer un parti centralisé. Échec cinglant d’une stratégie, celle du front uni avec le Guomindang, qui est d’abord celle de l’Internationale. Mais le parti communiste ne s’est pas toujours comporté en instrument docile des délégués moscovites. Durant la période 1921-1927, il mène de front deux politiques : adhérer au mouvement nationaliste et préparer la révolution prolétarienne. Il encadre le prolétariat urbain sur une ligne révolutionnaire, et il adopte une stratégie insurrectionnelle quand il le juge opportun. Cette attitude est d’abord couronnée de succès. Club d’intellectuels inexpérimentés en 1921, il est en 1927 un véritable parti ouvrier, capable d’entraîner des centaines de milliers de travailleurs. Simultanément, son ralliement au mouvement nationaliste favorise son identification à la lutte engagée contre les seigneurs de la guerre. Fondé sur une ambiguïté assumée, le succès du PCC a cependant son revers de la médaille. Car sa progression spectaculaire persuade Moscou que le Guomindang, sous l’influence communiste, finira par muer en parti ouvrier et paysan, et la perspective de cette transformation conforte la politique du front uni. Cette erreur d’appréciation contient en germe le drame du 12 avril : elle exerce un effet aveuglant sur les stratèges de l’IC, au moment où l’aide des conseillers soviétiques permet au parti nationaliste de se renforcer.

L’attitude de l’Internationale durant cette période est un sujet inépuisable de controverses. Rejeté dans l’opposition, Léon Trotsky n’a cessé d’incriminer la direction soviétique pour sa responsabilité dans le fiasco de la première révolution chinoise. Il est pourtant l’un des principaux dirigeants du mouvement communiste international lorsque la mission Voitinski a jeté les bases de la stratégie du front uni. C’est l’un de ses fidèles lieutenants, Adolphe Joffé, qui en est le principal artisan au côté de Sun Yat-sen. Et en 1926, malgré la première offensive anticommuniste de Chiang Kaï-shek à Canton, le secrétaire général du PCC et futur trotskyste Chen Duxiu qualifie de «gauchisme infantile» la volonté de rompre avec le Guomindang. A ses yeux, les partisans de la révolution agraire, comme Mao Zedong, ne comprennent pas que les paysans veulent seulement une baisse des fermages et non qu’on attribue «la terre à ceux qui la travaillent». Une attitude qui conduit à se couper des masses tout en indisposant la petite bourgeoisie, et qui revient, dit Chen, à «ignorer la véritable gauche au nom d’une extrême gauche imaginaire». Certes, Trotsky dénonce à juste titre l’erreur stratégique commise au lendemain du coup d’État du 12 avril. L’obstination à prolonger l’alliance avec les nationalistes était suicidaire : la bourgeoisie ayant quitté le front uni avec Chiang Kaï-shek, on croyait que le Guomindang épuré deviendrait un parti révolutionnaire, représentant désormais la petite bourgeoisie, la paysannerie, et le prolétariat grâce aux communistes. Cet espoir placé dans la gauche nationaliste était démesuré, et l’IC aurait dû s’en apercevoir plus tôt.

S’il a raison sur ce point (il n’est pas le seul), Trotsky s’illusionne toutefois sur l’essentiel : la possibilité effective d’une révolution prolétarienne dans la Chine des années 20. Il affirme que les ouvriers de Shanghaï, en avril 1927, auraient dû «recevoir Chiang Kaï-shek comme un ennemi, et non comme un libérateur». En réalité, le mouvement ouvrier n’a fait ni l’un ni l’autre, et Trotsky se trompe sur le véritable rapport de forces : «Il est clair qu’on aurait pu sauver la situation même à ce moment-là. Les ouvriers de Shanghaï sont au pouvoir. Ils sont partiellement armés. Il y a la possibilité de les armer beaucoup plus. L’armée de Chiang Kaï-shek n’est pas sûre. Dans certaines unités, même le commandement est du côté des ouvriers. Mais tous sont paralysés au sommet. Il ne faut pas préparer une lutte décisive contre Chiang Kaï-shek, mais sa réception triomphale. Parce que Staline a donné de Moscou ses instructions catégoriques : non seulement ne pas résister à l’allié Chiang Kaï-shek, mais au contraire montrer votre loyauté à son égard. Comment ? Couchez-vous et faites le mort»3. Dans cette analyse, Trotsky commet deux erreurs. D’abord, il fait preuve d’un optimisme exagéré quant aux capacités révolutionnaires du prolétariat de Shanghaï au printemps 1927. Ensuite, contrairement à ce qu’il affirme, le drame sanglant du 12 avril n’a rien à voir avec Staline. Les communistes sont membres du Guomindang en application de la stratégie du front uni, mais aucune consigne de l’Internationale ne leur a demandé de passer à l’insurrection. Et lorsqu’ils livrent la ville à l’ANR, c’est de leur propre initiative.

Si la classe ouvrière de Shanghaï a été décapitée par Chiang Kaï-shek, ce n’est pas parce que Moscou l’a immolée sur l’autel de la révolution bourgeoise. C’est parce que la montée du prolétariat organisé a effrayé la bourgeoisie et que Chiang entend la rallier à sa bannière en liquidant les communistes. Les syndicats ouvriers n’ont pas été «désarmés par l’IC», comme le prétend Trotsky, mais ils manquaient d’armes face à une troupe aguerrie, dont le chef avait décidé de leur tordre le cou avec l’aide des gangsters locaux. Mais peu importe, l’opposant bolchevique n’en démord pas : «La révolution chinoise de 1925‑1927 avait toutes les chances de vaincre. Une Chine unifiée et transformée aurait constitué à cette époque un puissant bastion de liberté en Extrême‑Orient. Mais le Kremlin, manquant de confiance dans les masses chinoises et recherchant l’amitié des généraux, a utilisé tout son poids pour subordonner le prolétariat chinois à la bourgeoisie et a ainsi aidé Chiang Kaï-shek à écraser la révolution chinoise». Ce mythe du sacrifice délibéré de la révolution chinoise par une direction moscovite mi-aveugle, mi-cynique aura la peau dure. La causalité de l’échec est plus complexe. Les erreurs humaines ont sans doute précipité la débâcle de 1927, mais les conditions objectives n’étaient guère réunies pour la conquête du pouvoir dans un pays où la classe ouvrière rassemblait à peine 1% des Chinois.

Une politique de type gauchiste, fondée sur l’indépendance du parti et l’insurrection permanente, aurait sans doute réduit les communistes à la clandestinité. Condamnés à une activité groupusculaire, coupés des masses, ils auraient végété dans l’ombre du mouvement nationaliste. L’histoire en a décidé autrement, et l’échec du front uni a poussé les communistes chinois dans des voies inexplorées. Chassés des villes par la répression, ils se réfugient dans les campagnes. Là, dans des conditions nouvelles, la pratique palliera les défaillances de la théorie. De la défaite essuyée en milieu urbain, les communistes chinois tireront les leçons. La force des choses les conduira là où ils n’imaginaient pas pouvoir semer les ferments de la future révolution : auprès des paysans pauvres des régions déshéritées, au cœur de cette Chine arriérée qui fut le théâtre des grandes révoltes millénaristes. Cette confrontation improbable entre la modernité révolutionnaire et l’immensité rurale aura des conséquences incalculables. Elle provoquera un véritable saut qualitatif dans la définition de la stratégie révolutionnaire, elle la pliera de force aux conditions objectives de la société chinoise. Le mouvement paysan préexistait aux communistes, mais ils sauront lui donner une ampleur inédite. Ce sera l’acte de naissance du maoïsme.

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1. Stephen A. Smith, « Et la voie fut tracée … Les débuts du mouvement communiste en Chine (Shanghaï 1920-1927) », Les Nuits Rouges, 2019, p. 56.
2. Jacques Guillermaz, « Histoire du parti communiste chinois », (1921-1949), Payot, 1968, p. 80.
3. Léon Trotsky, « Faits et Documents », août 1930, marxists.org.

Source : La page FB de l’auteur
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