Revue de presse

Il semble que personne ne pouvait s’attendre à ce que les divergences entre le général Abdel Fattah al-Burhane, chef de l’armée soudanaise et numéro un du Conseil souverain de transition, et le général Mohamed Hamdan Dogolo, alias Hemedti, commandant des « Forces de soutien rapide » et numéro deux du même Conseil, aboutissent à un affrontement armé tel celui qui a débuté le 15 avril dernier, avec d’ores et déjà plus de 200 morts et des centaines de blessés.

D’après la majorité des analystes arabophones, cet affrontement pourrait mener non seulement vers une guerre civile totale, mais aussi vers une deuxième partition du Soudan et la propagation du chaos et de l’instabilité dans toute la région de l’Afrique arabophone, du Moyen Orient et au-delà.

Nous avons rassemblé les premières impressions de trois éminentes personnalités ayant abordé la tragédie soudanaise sous des angles différents :

  • M. Hassan Nafaa, écrivain égyptien et professeur de sciences politiques à l’université du Caire, lequel revient sur l’histoire du Soudan pour expliquer la crise.
  • M. Hosni Mhali, citoyen turc arabophone, journaliste et chercheur en relations internationales, lequel passe en revue le faisceau d’indices pouvant expliquer la guerre en cours.
  • M. Nasser Kandil, ancien député du Liban et rédacteur en chef du quotidien Al-Binaa qui, à défaut de certitudes sur les instigateurs, désigne les autres perdants que le Soudan, qui seraient le Caire et l’Arabie saoudite, et les gagnants qui seraient l’Éthiopie et Israël.

Tous espèrent que les États arabes puissent empêcher l’internationalisation de cette nouvelle tragédie. [NdT].

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Premières impressions sur la crise soudanaise, par Hassan Nafaa

Pour comprendre ce qui se passe au Soudan, il faut relier la crise actuelle à la crise globale dont souffre le système politique soudanais depuis l’indépendance jusqu’à aujourd’hui. En réalité, la crise est tridimensionnelle :

Une première dimension est liée au conflit historique entre l’armée soudanaise et toutes les composantes de la société civile et ses partis politiques. En effet, depuis l’indépendance du Soudan et son détachement de l’Égypte le 1er janvier 1956, la vie politique au Soudan se caractérise par une lutte acharnée entre ces deux parties et une série de coups d’État militaires suscitant des révolutions qui les renversent et cherchent en vain à établir un État civil pérenne.

Ainsi, en 1958, un premier coup d’État militaire dirigé par Ibrahim Abboud a amené ce dernier à gouverner le pays pendant 7 ans avant d’être renversé par une révolution populaire qui a éclaté en 1964. Et, en 1968, un autre coup d’État a été mené par Gaafar al-Nimeiri qui a dirigé le pays pendant 16 ans avant d’être renversé par une révolution populaire qui a éclaté en avril 1985. Puis, en 1989, un troisième coup d’État a eu lieu, dirigé par Omar al-Bachir qui a réussi à diriger le pays pendant 30 ans avant d’être renversé par une révolution populaire qui a éclaté en 2019. Mais, en 2021, l’armée dirigée par Al-Burhane et les Forces de soutien rapide ont coopéré pour contrecarrer cette dernière révolution, sans qu’aucune des parties n’ait pu résoudre le conflit en sa faveur. En d’autres termes, l’armée soudanaise a contrôlé le pays la plupart du temps, à l’exception de quelques années.

Une deuxième dimension est liée au conflit violent au sein même des institutions de la société civile soudanaise. Malgré la vitalité et la grande conscience politique du peuple soudanais, ses élites politiques ont été incapables de s’entendre sur une formule de gestion de l’État et de la société permettant de neutraliser le rôle de l’armée et de construire un État civil moderne. […]

Si l’on ajoute à ce qui précède le rôle négatif joué par les mouvements séparatistes armés, tels ceux qui ont déjà réussi à séparer le Soudan du Sud ou ceux qui se trouvent actuellement au Darfour, au Kordofan du Sud et au Nil Bleu, l’ampleur des énormes difficultés et obstacles qui entravent la capacité du Soudan à établir un État civil moderne devient évidente.

Une troisième dimension est liée à la nature même de l’establishment militaire soudanais et à sa tendance à s’immiscer dans les affaires politiques. […]

Le président Omar al-Bachir a commis une erreur fatale lorsqu’il a décidé, en 2013, de transformer les forces « Janjaouid » en Forces de soutien rapide et de les placer sous un commandement indépendant des forces armées. D’où une armée dans l’armée qui a fini par compter plus de 100 000 combattants. Désormais, il est bien établi qu’elle contrôle la plupart des mines d’or ; son chef, Dogolo, étant devenu l’une des personnes les plus riches du Soudan. […]

L’institution militaire soudanaise n’est donc plus soumise à une direction unifiée comme par le passé, mais se trouve disputée par deux directions, chacune essayant de gagner une faction civile à ses côtés. Pour exemple, Dogolo accuse le commandant en chef des Forces armées, Al-Burhane, d’appartenir au courant politique islamiste qui tente de reproduire le régime de Omar al-Bachir, alors qu’il est lui-même un produit du régime d’Al-Bachir qui l’a nommé commandant des Forces de soutien rapide.

Par conséquent, nous pouvons dire qu’au niveau local, les ambitions personnelles jouent un rôle important dans la crise actuelle, ce qui la rapproche davantage d’une lutte pour le pouvoir entre deux ailes militaires que d’une lutte politique entre deux programmes, chacun des deux généraux cherchant à s’accaparer le contrôle de l’armée afin de s’accaparer le pouvoir et de pérenniser le gouvernement militaire.

Au niveau régional, Israël a pu conclure en octobre 2020 un accord de normalisation des relations avec le Soudan, accord signé par Al-Burhane. Et bien que l’activation de cet accord nécessite la ratification du parlement soudanais, non encore formé, les contacts entre Israël et les deux ailes du gouvernement militaire vont bon train, comme en témoigne la récente déclaration de Netanyahou se proposant de servir de médiateur entre les parties en conflit.

Et il est clair que le Premier ministre éthiopien, qui a déjà joué le rôle de médiateur entre les différentes parties, entretient des relations profondes avec celles qui sont impliquées dans la crise actuelle. Il n’est donc pas improbable qu’il tente de s’ingérer pour des intérêts et des objectifs éthiopiens spécifiques.

Par ailleurs, Dogolo et Al-Burhane sont en relation étroite avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis qui ont d’énormes intérêts économiques au Soudan ; des unités de l’armée soudanaise et des Forces de soutien rapide ayant participé à leur guerre sur le Yémen. Et le quotidien « The Guardian » a récemment publié un rapport concernant l’existence de relations privilégiées entre Dogolo et les Émirats arabes unis qui lui achètent l’essentiel de la production d’or extraite des mines soudanaises qu’il contrôle.

Si nous ajoutons à ce qui précède que l’instabilité au Soudan affecte directement la sécurité nationale de l’Égypte, nous comprenons que ce qui se passe chez notre voisin constitue une crise régionale dans tous les sens du terme.

Quant au niveau mondial, l’explosion d’un conflit armé d’une telle ampleur dans un pays aussi stratégique et convoité que le Soudan constitue une menace pour les intérêts des uns et des autres, et pourrait affecter les équilibres internationaux. Ce qui explique le grand intérêt manifesté par les États-Unis, la Russie, la Chine et l’Union européenne, tous présents d’une manière ou d’une autre sur la scène soudanaise ; chacun essayant de mener la crise dans le sens de ses intérêts.

Par conséquent, le monde arabe doit faire tout ce qui est en son pouvoir pour trouver une solution à cette crise et œuvrer par tous les moyens possibles à empêcher son internationalisation, sinon il aurait beaucoup à perdre. La question est : le peut-il ?

Source :

انطباعات أوليّة عن الأزمة السودانية]

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Soudan / Histoire, chronométrage et Indices sur la guerre en cours ; par Hosni Mhali

Quelques jours après la visite surprise d’Omar al-Bachir à Damas le 16 décembre 2018, premier président arabe à se rendre en Syrie depuis le début des événements en mars 2011, les manifestations ont commencé dans nombre de villes soudanaises et se sont soldées par le coup d’État militaire qui a l’a renversé le 11 avril 2019, soit quatre mois après sa rencontre avec le président Bachar al-Assad. […]

Tout le monde se souvient comment Washington et les capitales occidentales ont alors annulé les sanctions imposées au Soudan et l’ont retiré de la liste des pays soutenant le terrorisme, de sorte que la normalisation avec Israël devienne le maillon le plus important du complot militaire, non seulement contre le peuple soudanais, mais aussi contre le monde arabe en général.

Tout le monde se souvient aussi du soutien soudanais à l’agression saoudo-émiratie sur le Yémen, et de certaines informations ayant révélé depuis plus d’un an l’étroite coopération entre Khartoum et Tel-Aviv dans les domaines du militaire et du renseignement. Ce que l’entité sioniste exploite dans le cadre de ses projets visant l’Afrique arabe et l’Afrique en général.  

La relation des institutions militaires et du renseignement soudanais avec Tel-Aviv ajoutée à d’autres informations portant sur le soutien émirati à Dogolo et le soutien saoudien à Al-Burhane indiquent que le chronométrage des récents événements au Soudan est lié aux récents développements dans la région. Les plus importants étant la réconciliation entre l’Arabie saoudite et l’Iran sous les auspices de la Chine, avec le soutien de la Russie, ainsi que le travail d’ouverture de pays arabes sur Damas, ouverture contre laquelle Tel-Aviv cherche à faire obstruction, tout comme le Qatar, l’allié stratégique du président Erdogan, si l’on fait abstraction d’autres pays arabes, dont le Maroc, allié traditionnel de Tel-Aviv.

Il faut aussi rappeler le grand intérêt que le président Erdogan porte à Al-Burhane reçu à Ankara à deux reprises, en dépit du fait que ce dernier a renversé son ami Al-Bachir, oubliant qu’il avait remué ciel et terre contre le président égyptien, Abdel Fattah Al-Sisi, lequel a renversé son autre ami Mohammad Morsi.

Nombreux sont ceux qui espèrent que l’explosion de la situation au Soudan bloque les répercussions positives de la réconciliation saoudo-iranienne sur la Syrie, l’Irak, le Liban et le Yémen. Cela servirait certaines parties, dont les États-Unis et la France, lesquels ne cachent pas leur mécontentement face à l’implication de la Chine et de la Russie en Afrique. Tout comme ils ne cachent pas leur inquiétude face aux rôles récemment conjugués de ces deux puissances au Moyen-Orient. Ce qui a poussé le président Macron à se rendre soudainement à Pékin afin de discuter de tous ces développements dans le but de garantir les intérêts français en Chine et dans son environnement.

Par ailleurs, la visite soudaine du secrétaire d’Etat américain Anthony Blinken au Soudan, et sa rencontre avec Dogolo et Al-Burhane, prouvent l’importance que Washington et ses alliés accordent à la situation stratégique du Soudan. […]

L’intervention américaine et l’ingérence israélienne au Soudan, directement ou indirectement, ne seront pas la seule arme utilisée pour empêcher la voie de la détente au Moyen-Orient. L’Égypte qui soutient la réconciliation saoudo-iranienne est menacée, et c’est aussi le cas de la Libye qui connaît un conflit militaro-politique entre l’Égypte soutenue par les Émirats arabes unis ainsi que l’Arabie saoudite, et la Turquie soutenue par le Qatar.

Autrement dit, les capitales occidentales et leurs alliés régionaux se relaient pour empêcher toute avancée sur la voie de la sécurité, de la stabilité et de la paix dans la région. En témoignent les efforts d’Israël pour dresser l’Azerbaïdjan contre l’Iran sur des bases ethniques et sectaires. Il est de notoriété publique que Tel-Aviv a tiré de nombreux profits de ses relations avec Bakou, dont des bases militaires et de renseignement sur les terres azerbaïdjanaises, près de la frontière avec l’Iran, dans le but de pousser à la révolte la minorité azérie. Bakou couvre également les besoins d’Israël en pétrole via l’oléoduc azerbaïdjanais qui traverse la Turquie.

La Turquie qu’Israël souhaite voir partie prenante dans toute tension entre l’Iran et l’Azerbaïdjan, lequel héberge également des bases militaires turques établies pendant et après la guerre du Karabakh ; Tel Aviv et Ankara ayant soutenu l’Azerbaïdjan contre l’Arménie. Et ce n’est plus un secret que la Turquie a des ambitions nationales et stratégiques dans la région du Caucase, proche de la mer Noire ; région qu’elle considère comme sa porte d’entrée vers l’Asie centrale où les républiques islamiques d’origine turque sont toujours considérées par la Russie comme son arrière-cour.

Dans tous les cas, et quelles que soient les conséquences des événements  au Soudan, chacun sait que les ennemis de la région ne pousseront un soupir de soulagement qu’après la destruction de tous les pays qui la composent dans l’intérêt de l’entité sioniste. Par conséquent, ils étaient, sont et resteront contre les peuples de la région qui espèrent que la réconciliation irano-saoudienne atteindra ses objectifs.

Source :

أحداث السودان.. التاريخ والتوقيت والدلالات]

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Le Soudan et le trou noir arabe, par Nasser Kandil

Tous les pays arabes sont accusés par les États-Unis de ne pas respecter les normes de la démocratie, à l’exception du Soudan. C’est ce que dit le consensus de milliers d’institutions et d’associations de défense des droits de l’homme à travers le monde depuis l’éviction de l’ex-président Omar al-Bachir ; laquelle éviction aurait mis le Soudan sur une voie démocratique prometteuse. Ce qui ne se dit d’aucun autre pays arabe, qu’il s’agisse de pays amis de l’Occident ou de pays alliés de Washington.

Néanmoins, il est paradoxal que les forces qui mènent sur cette « voie démocratique prometteuse » s’obstinent à refuser d’organiser des élections par lesquelles le peuple choisirait ses représentants au sein des institutions gouvernementales, et demandent à garder les rênes du pouvoir sous forme d’un « gouvernement civil » [comme annoncé par le général Al-Burhane en juillet 2022 pendant les manifestations ayant mobilisé des centaines de Soudanais réclamant d’en finir avec le pouvoir militaire et sa répression, NdT]

Un gouvernement civil sans élections !? Les élections contrecarreraient les objectifs de la révolution de décembre 2018 contre Omar el-Béchir ? C’est en tout cas ce qui a déclenché la guerre qui détruit actuellement le Soudan et qui, selon les experts, aurait pu être évitée si l’alternative avait été « un gouvernement élu » ; une occasion manquée depuis plus de quatre ans.

Une guerre au sein de laquelle se battent les pro-américains et les tenants de la normalisation avec l’entité sioniste, et qui tend à transformer la terre fertile des Arabes qui alimente leur grenier et les nourrit en un trou noir pour leur sécurité nationale.

Un trou noir qui menace l’Arabie saoudite et la stabilité dont elle a besoin sur l’autre rive de la mer Rouge, alors qu’elle approche d’un règlement de la guerre au Yémen pour la sécuriser.

Un trou noir qui cible aussi l’Égypte dans son Sud naturel et ébranle les fondements de sa sécurité hydrique face à l’Éthiopie avec la sortie du Soudan de l’équation.

Or, beaucoup s’interrogeaient sur la situation du Monde arabe après l’arrêt de la guerre au Yémen. D’autres se demandaient quelle serait la riposte de Washington aux nouvelles prises de position saoudiennes et quelles pressions il pourrait exercer sur le Caire. Plus importantes encore sont les questions cherchant à savoir comment peut-on parler de démocratie sans élections et qui a inventé la tournure d’un « gouvernement civil » comme alternative à un gouvernement élu ?

La réponse est : la normalisation avec l’entité sioniste explique et justifie tout cela.

Nous attendons que les forces vives du Soudan soient réellement soutenues par le Caire et Riyad afin qu’elles se libèrent des griffes des monstres locaux, comme des griffes du monstre international et régional.

Source :

http://www.topnews-nasserkandil.com/final/Full_Article.php?id=12946

En conclusion, pouvons-nous dire « cherchez l’erreur » dans cette caricature du célèbre Latuff, même si l’on admet que les Émirats arabes unis sont le principal soutien de Dogolo, l’Égypte étant le principal soutien de l’armée soudanaise ?

Revue de presse et traduction par Mouna Alno-Nakhal
19/04/2023

Source : Mouna Alno-Nakhal