Par Mohsen Abdelmoumen

Au moment de la formation du nouveau gouvernement, le serpent de mer de la formation de méga-ministères a ressurgi dans la presse algérienne, au nom du manque de cadres d’envergure pour pouvoir composer un gouvernement important, des économies budgétaires en période de déficit ou du souci de plus grande efficacité dans le fonctionnement gouvernemental. Derrière ce plaidoyer mené au nom de la rationalité économique et de l’efficacité managériale se cache un de ces pièges machiavéliques du néolibéralisme pour affaiblir les Etats-nations, auquel l’Algérie n’a pas encore (complètement) succombé jusqu’à présent.

Mais avant de parler du piège qui nous est tendu, reprenons les arguments avancés car ils sont aussi révélateurs de la doxa économico-managériale qui nivelle la pensée publique vers le bas : s’il n’y a rien à redire contre l’argument d’éviter un gouvernement pléthorique avec des ministères démembrés à l’infini(*), on se demande par contre comment, dans l’Algérie de 2021 ayant formé plusieurs millions d’universitaires, certains avancent encore que le gouvernement doit être limité à 15 portefeuilles par manque de cadres performants. Ce piètre argument ne cherche qu’à enraciner un discours dangereux et exagérément pessimiste sur la faillite généralisée de l’Algérie, distillé par les Algériens défaitistes et les étrangers mal intentionnés.

Le second argument des économies budgétaires ne résiste pas non plus à l’analyse : il suffit de savoir compter pour comprendre qu’à l’échelle d’un pays, avoir 10 ministères de plus ou de moins n’a qu’un impact budgétaire négligeable, certainement moindre qu’une journée de surfacturations à l’exportation qui n’ont jamais fait l’objet d’une telle indignation dans la presse nationale. Il est vrai que notre presse est entre les mains, directement ou indirectement via les recettes publicitaires, de certains des heureux bénéficiaires de ces surfacturations, boostées durant les vingt dernières années par l’écart énorme entre un taux de change officiel pour les transactions commerciales fixé administrativement à un niveau grossièrement bas et un taux de change parallèle rendu himalayen par la pénurie artificielle de devises infligée aux citoyens lambda via une allocation de devises misérable.

Cette mauvaise politique économique, volontairement administrée à l’Algérie par les étrangers qui susurraient à l’oreille de nos dirigeants visait à organiser le transfert «légal» et définitif par les banques publiques et étrangères en Algérie d’une grande partie des dollars de Sonatrach vers des comptes à l’étranger d’importateurs trop heureux de cette manne tombée du ciel (ou plutôt extraite des entrailles de la terre). Et ce trafic, devenu sport national des entrepreneurs algériens et des sociétés étrangères, qu’ils soient purs importateurs ou producteurs, sapait toute possibilité de l’Algérie de créer une économie productive puisque le message implicite de l’Etat était : «Amassez plusieurs centaines de millions d’euros sans travailler en quelques années plutôt que de vous casser la tête à investir votre argent dans des projets compliqués et dans un environnement… que je vais vous rendre décourageant pour que vous compreniez bien le message.»

Il suffit d’ailleurs de se rappeler que c’est Amar Saïdani, troisième plus haut personnage de l’Etat (ou plutôt première honte de l’Etat), qui sonna en 2017 l’hallali contre la tentative courageuse du gouverneur de la Banque d’Algérie d’alors, Laksaci, de laisser le dinar officiel se déprécier sans bruit pour diminuer cet écart des taux de change mortel pour l’économie nationale. Comble d’ironie, Saïdani prétendit alors qu’il s’exprimait pour défendre le pouvoir d’achat du citoyen algérien. Là encore, peu nombreux furent ceux qui cherchèrent à comprendre pourquoi l’homme qui avait déjà détourné 350 millions d’euros de la CGA se piquait soudainement de justice sociale. Mais c’était l’ancienne Algérie.

Dans la nouvelle Algérie, on veut accélérer les économies faites sur le dos des classes moyennes en voie de paupérisation accélérée, en réduisant brutalement les subventions des biens de première nécessité, devenues soudainement insupportables pour les finances publiques, en faisant appel à la Banque mondiale, grand défenseur de l’Etat social s’il en est, pour des conseils méthodologiques. Nos glorieux martyrs de la Déclaration de Novembre doivent apprécier que leurs «héritiers» s’échinent avec constance à introduire le loup dans la bergerie.

Dans ce concert des indignés par le poids de l’Etat social, on aurait aimé que les principaux bénéficiaires des surfacturations qui font bruyamment entendre leur voix aujourd’hui pour défendre l’intérêt de l’Algérie aient eu cette même conscience de l’intérêt général lorsqu’ils amassaient leur fortune à l’étranger. A moins que ce chorus serve aussi à empêcher que le débat s’équilibre vers la taxation des fortunes amassées dans le commerce extérieur sans travailler ou, mieux encore, la mise en place d’une taxe rétroactive de 10% sur le montant des devises accordées à tous les importateurs par les banques depuis les années 2000 au nom de la solidarité nationale. Après tout, Ouyahia avait bien effectué un prélèvement sur les salaires au nom de la solidarité nationale et du sauvetage de l’Etat national. Chiche, on peut même rêver d’un néo-Hirak conscientisé qui lancerait le slogan keynésien : «Vendez un bien à l’étranger pour renvoyer la balle à l’Etat qui vous a rendu multimillionnaire sans effort !»

Apres cette longue digression, revenons au cœur du sujet : celui du piège tendu, très consciemment, par les néolibéraux qui contrôlent déjà 190 Etats (sur 195) de cette planète, en proposant la mise en place de méga-ministères en Algérie.

Eh bien, tout comme la régionalisation du pays est le faux nez pour créer une région kabyle qu’on espère manipuler pour créer des troubles en Algérie, la création de méga-ministères est le faux nez pour tuer dans l’œuf la tentative de relancer l’industrie en Algérie, seul moyen de maintenir une souveraineté économique de long terme pour notre pays.

En effet, l’enjeu n’est pas de regrouper l’Education nationale, l’Enseignement supérieur et la Formation professionnelle dans un seul ministère pour améliorer la qualité et la cohérence de l’enseignement (réforme d’ailleurs très discutable sur le fond) ou dans la fusion de quelques ministères d’infrastructures pour améliorer l’aménagement du territoire. Non, l’enjeu réel de cette nouvelle forme d’organisation est de créer un méga-ministère de l’Economie et des Finances englobant le ministère des Finances, celui de l’Industrie et quelques ministères ayant la tutelle de grandes entreprises publiques dans un premier temps (Télécommunications, Transport et Mines notamment), et certainement l’Energie dans un second temps afin d’étouffer définitivement la velléité de l’Algérie de créer une industrie autonome des fameuses «chaînes de valeur» internationales dont on nous dit qu’elles sont notre seul horizon (à condition bien sûr de rester sagement aux deux bouts de la chaîne, producteur de matières premières non transformées et consommateur de produits finis importés).

En mettant définitivement le secteur public algérien sous le boisseau du ministère des Finances, les néolibéraux parachèveront l’œuvre de démolition de l’industrialisation de l’Algérie des années 1960-70 menée sous l’égide du duo Boumediene-Abdeslam, prolongement économique du recouvrement de notre souveraineté militaire, politique et sur nos ressources naturelles.

Petit rappel, cette désindustrialisation méthodique du pays fut amorcée au début des années 1980 par l’arrêt des investissements dans l’industrie et leur remplacement par l’infâme programme d’importations du PAP (comme quoi, au cours des vingt dernières années, le néolibéralisme n’a fait que reprendre sa formule gagnante en changeant l’emballage) avec, comme point d’orgue, l’utilisation du budget prévu pour la première grande usine de pétrochimie de l’Algérie – arlésienne que l’on attend toujours plus de 40 ans après – pour la construction du complexe de Riad El-Feth. Elle s’est poursuivie par l’ouverture «magistrale» du commerce extérieur par les réformateurs naïfs (?), puis consacrée comme dogme par le FMI lors du rééchelonnement et exécutée avec zèle par Ouyahia et parachevée par Temmar et son programme de privatisation tous azimuts du début des années 2000 – et dire que c’est un ancien du MALG et de la base Didouche qui a, si médiocrement, bouclé cette boucle.

Quel lien avec le ministère des Finances, me direz-vous ? Déjà hostile à l’industrialisation du pays durant les années 1970, le ministère des Finances a trouvé sa «raison d’être» en faisant la politique antinationale du FMI sans le FMI, à travers sa politique de compression scandaleuse des salaires, sa gestion calamiteuse des taux de change et en sabotant méthodiquement toutes les réformes techniques cruciales qui lui incombent pour moderniser le fonctionnement de notre économie (réforme bancaire, gestion des domaines et du foncier, réforme douanière, mise en place d’un marché de la dette de l’Etat).

Pas de grand mystère pour anticiper ce que notre secteur public industriel va devenir dans un grand ministère piloté par notre ministère des Finances. Avec sa totale conversion idéologique à la nouvelle religion des riches et des conformistes de notre temps, il suffit de regarder l’exemple des pays de l’Union européenne, et particulièrement de la France, pour comprendre ce qui va se passer : en 1986, sous la pression «amicale» de l’Union européenne, bras armé des néolibéraux et des multinationales en Europe, un ministère de l’Economie français gigantesque est créé, qui absorbe l’Industrie, les Transports, l’Energie, les Télécommunications (et, au cours des années, quelquefois, l’Agriculture). L’Union européenne trouve dans ce grand ministère sa courroie de transmission parfaite pour soumettre la France à ses priorités : libre circulation des biens et capitaux, concurrence libre et non faussée, antinomique avec l’ambition industrielle, libéralisation financière et changes flottants, privatisations pour les copains et les coquins, démantèlement des protections tarifaires et dogmatisme budgétaire et comptable.

Sans surprise, depuis cette date, la France (comme la plupart des pays de l’Union européenne) a perdu tous les instruments de sa souveraineté économique puis ses fleurons industriels vendus un par un à l’encans aux multinationales donneuses d’ordres de l’Union européenne. Bref, on remplace une économie de production construite patiemment durant des décennies par de brillants entrepreneurs, ingénieurs et techniciens, souvent patriotes (le modèle chinois actuel, comme par hasard) par un syndicat de liquidateurs appelé pompeusement ministère de l’Economie et des Finances, Direction du budget, Banque centrale, sous le haut patronage des énarques et inspecteurs des finances de chaque pays.

Heureusement, il semblerait que nous ayons échappé à ce scenario-catastrophe en maintenant la tutelle des entreprises du secteur public sous un ministère de l’Industrie autonome et des ministères techniques à même de maintenir la flamme d’une certaine ambition économique et industrielle pour notre pays.

Mais le coup n’est certainement pas passé loin et pour combien de temps encore ? Car le néolibéralisme c’est ça : il avance masqué par petits pas apparents et grands sabotages en coulisses (un peu comme notre ancien président, tiens, est-ce un hasard ?) et finit par triompher car il est déterminé et contamine les esprits par sa propagande assénée à l’école, dans les médias, dans les discours des gouvernants et des chefs d’entreprise, voire dans les mosquées. Face à lui, il n’y a que l’esprit nationaliste et, ce qui nous a sauvés jusque-là, l’attachement religieux des patriotes au combat de nos ancêtres à travers les âges pour une Algérie libre et indépendante et le legs intellectuel et moral de l’exceptionnelle génération de Novembre.

Pour repartir au combat, rappelons-nous que l’on vient de nommer Premier ministre un énarque et inspecteur des finances, inconnu au bataillon, propulsé successivement en moins de deux ans à la tête de la Banque centrale, puis du ministère des Finances et enfin du Premier ministère – ça rappelle la sortie de l’ombre d’Ouyahia, non ? –, avec pour feuille de route de maintenir l’équilibre entre le social et l’économique, via la finance… Mazette, il y a des choses dans la gestion des Etats comme cette feuille de route qui doivent échapper à la compréhension des simples mortels que nous sommes.

Ah, une dernière pour la route pour galvaniser les troupes : on apprend que le même ancien ministre des Finances et nouveau Premier ministre a signé le décret de dissolution de l’agence du cadastre avec transfert de tous ses actifs, personnels et missions au ministère des Finances, le 6 juin dernier, en catimini, dans l’ambiance pré-élections. Quand on connaît les errements de la gestion du foncier au cours des trente dernières années, autorisés par la neutralisation de cette agence, on ne peut que se sentir rassuré.

Mohsen Abdelmoumen

(*) On ne comprend pas le réel besoin de créer un ministère pour l’Agriculture saharienne et un autre pour l’agriculture de montagne aux côtés du ministère de l’Agriculture «standard» plutôt qu’un grand ministère de l’Agriculture avec des approches différenciées selon les écosystèmes.

Reçu de Mohsen Abdelmoumen pour publication
Source : Algérie Résistance

https://mohsenabdelmoumen.wordpress.com/…