MOSCOW, RUSSIA - MARCH 6: Russian Police officers detain a man during an unsanctioned protest rally against the military invasion in Ukraine on March 6, 2022 in Moscow, Russia. Russia invaded neighboring Ukraine on 24th February 2022, its actions have met with worldwide condemnation with rallies, protests and peace marches taking place in cities across the globe. (Photo by Vladimir Pesnya/Epsilon/Getty Images)

Des policiers russes immobilisent un homme lors d’une manifestation non autorisée contre l’invasion militaire en Ukraine, le 6 mars 2022, à Moscou, en Russie. (Vladimir Pesnya / Epsilon / Getty Images)

Par Laboratoire du Futur

L’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine a ouvert les vannes d’un déferlement d’hystérie nationaliste et de haine contre un supposé peuple russe ennemi. Même dans les pays éloignés de la ligne de front, la guerre pousse à une abominable déshumanisation.

Source : Jacobin Mag, Laboratoire du Futur
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Une épidémie a à peine eu le temps de s’achever qu’une autre est arrivée à sa place – une épidémie de déshumanisation. Des milliers de personnes apparemment pacifiques et civilisées ont montré leur capacité à atteindre des niveaux bestiaux de haine envers leur propre espèce.

La vague de russophobie qui se lève actuellement en Europe a déjà balayé l’apport bien reconnu de la science et de la culture russes et le patrimoine de l’humanité. Même l’habituellement acceptable Fyodor Dostoïevski, que les élites occidentales ont adoré pour son esprit sincèrement réactionnaire, n’a pas été épargné.

Mais où se situe la responsabilité des compositeurs russes décédés depuis longtemps, tels que Dmitri Chostakovitch ? Ceux qui refusent aujourd’hui de jouer sa musique, en invoquant des motifs politiques, auraient tort de ne pas savoir qu’il n’a jamais été un flagorneur de la cour et qu’il avait des relations tendues avec le pouvoir. Heureusement, il y a quelques exceptions.

Sans parler de nos propres scientifiques russes, torturés par les sanctions de leur propre gouvernement pendant des années. La réforme de l’Académie des Sciences en 2013 en est l’exemple le plus notable. Certains bienfaiteurs ont même commencé à insister pour qu’Alexandra Elbakyan – la créatrice de l’agrégateur de bourses gratuites SciHub – ferme boutique. Tout le monde comprend que cela reviendrait à jeter une pierre tombale sur nos jeunes étudiants frappés par la pauvreté.

Les ONG internationales, sous diverses formes pacifiques, semblent se livrer à une compétition pour savoir qui sera le premier à exclure la Russie et les Russes de leurs rangs. Même le serment d’Hippocrate n’est pas un obstacle à l’hystérie chauvine. Les actions d’OncoAlert, le réseau international d’oncologues qui s’est retiré de toutes les collaborations et de tous les congrès en Russie, nous donnent envie de leur dire : « Médecin, guéris-toi toi-même. »

La propagande officielle russe répond par l’affirmative. L’Allemagne n’aurait pas été assez dénazifiée, disent-ils en réponse à toute accusation venant du côté allemand. En conséquence, la banale bravade « Nous pourrions refaire la Seconde Guerre mondiale » a pris des allures menaçantes. Cependant, le mérite revient à notre peuple : nous ne voyons pas de menaces massives contre des expatriés pacifiques, et nous ne pouvons pas non plus observer de sanctions « ciblées » contre les étrangers.

Tout cela ne concerne que des pays qui ne sont pas actuellement en guerre ; les mensonges et la haine échangés par la propagande de guerre russe et ukrainienne sont bien pâles en comparaison. Néanmoins, c’est consternant. L’auteur a pu communiquer avec un homme dans la ville assiégée de Kherson. Sa haine envers les troupes russes est facile à comprendre. Mais une autre chose est plus effrayante : la perception de la réalité comme s’il s’agissait d’un jeu vidéo. D’un côté, un héros armé d’une mitraillette et d’un cocktail Molotov, de l’autre, des hordes d’orcs de l’horrible Mordor oriental.

Il est également facile de comprendre la haine de l’adversaire venant de quelqu’un qui a été presque brûlé à mort par des nationalistes ukrainiens dans la maison des syndicats d’Odessa en 2014. Mais quand il continue à justifier la cruauté asymétrique par cette tragédie, cela le déshonore non seulement en tant que communiste mais aussi en tant qu’humain.

Après tout, l’un des principaux objectifs de la propagande spécifique est de déshumaniser l’adversaire. C’est simplement parce qu’une personne ordinaire a très peu de chances d’être capable de tuer quelqu’un comme elle sans un conditionnement psychologique spécial. Cependant, étant donné la grossièreté et la faible qualité de la propagande dans le conflit actuel, il est peu probable qu’elle ait pu provoquer à elle seule l’épidémie actuelle de déshumanisation.

Le manque d’humanité au quotidien

Nous en arrivons ici à l’aspect le plus amer de tout : le fait que l’étincelle actuelle de cruauté internationale était en préparation depuis longtemps. Et pas par une sorte de cabinet fantôme mondial, mais par le fonctionnement quotidien du capitalisme néolibéral. Le plus facile à observer est l’exemple de l’Europe occidentale, qui n’avait pas pris les armes depuis longtemps. On pourrait penser qu’un homme ordinaire, dont les besoins sont satisfaits et qui ne risque pas d’être enrôlé, serait docile et bon vivant. Mais au lieu de cela, nous voyons une créature rancunière, cruelle et réceptive aux mensonges les plus agressifs.

Nous avions assisté à une occurrence à la micro-échelle du même paradoxe dans la Scandinavie des années 1990. Nous pouvons admirer autant que nous le voulons les États-providence qui disparaissent progressivement en Suède et en Norvège. Mais peut-on vraiment qualifier de béate la terre qui a donné naissance au black metal vénérant les Nazis, pleine de haine sincère, la terre où Varg Vikernes et Anders Breivik ont commis leurs atrocités ?

Mais si nous sommes opposés à l’idée de faire porter la responsabilité collective à l’ensemble du peuple russe, nous devons également résister à l’idée de faire porter le chapeau à tous les Européens. D’autant que la profonde hétérogénéité et les contrastes marqués inhérents à l’Europe sont l’une des raisons de l’événement qui nous intéresse.

Il n’existe pas de fraternité démocratique des nations. L’Union européenne et les autres structures adjacentes sont des organisations profondément hiérarchisées. Dès l’avènement de la crise économique mondiale, cela a été tout à fait évident, même de là où nous sommes installés. Personne n’a poussé les bureaucrates de l’euro à réunir le Portugal, l’Irlande, la Grèce et l’Espagne sous l’appellation péjorative de « PIGS. » [cochons, NdT]

Et puis, il y a ceux qui se situent en dehors de la hiérarchie européenne – les migrants et les réfugiés. Nombre de nos compatriotes deviendront probablement eux aussi tels des hilotes sans droits, suivant en cela les traces des malheureux Ukrainiens. Le politiquement correct permet une forme sophistiquée de ségrégation sociale. Mais on apprend à l’Européen ordinaire à mépriser ceux qui ne font pas partie du « milliard d’or » nominal – comme les Russes appellent les habitants des pays riches – et à estimer que leur vie vaut bien moins cher que la sienne. L’Europe n’a pas de paix sociale. De plus, il n’y a même pas une fragile illusion de collaboration entre les classes, comme le permettaient les États-providence de l’Europe d’après-guerre. Au lieu de cela, il y a le chômage, l’impuissance des restes d’États-providence et la dégradation de la culture.

Toutes les formes d’inégalité et de ségrégation décrites ci-dessus ne sont qu’un élément de l’oppression de classe. Et cela devient de plus en plus flagrant à mesure que les vieilles nations européennes poursuivent leur décadence.

Avec des armes, les gens tuent les gens

Les libéraux russes et occidentaux s’aventurent souvent à dire que puisque le peuple russe ne se soulève pas contre le gouvernement, il partage avec lui la responsabilité des événements actuels. Mais certaines objections s’imposent : premièrement, notre peuple se bat, bien qu’avec une énergie épuisée. La faiblesse du mouvement n’est pas due à un manque d’enthousiasme, mais à la peur, à l’inexpérience et au manque d’organisation.

Deuxièmement, une telle logique de responsabilité collective peut aller très loin – et alors, nos frères et sœurs de l’Ouest devraient partager la responsabilité de tout l’impérialisme américain – même ceux qui ont protesté contre les guerres au Vietnam et en Irak. Après tout, ils n’ont pas été capables de les arrêter.

Enfin, le tribunal de Nuremberg ne jugeait pas le peuple allemand, mais les organisations criminelles qui ont déclenché et mené la guerre de destruction.

Les défenseurs de « l’opération militaire spéciale » exonèrent le gouvernement russe de toute responsabilité en affirmant que la Russie est un impérialiste faible, acculé dans un coin par la grande bête et obligé de se protéger. Cependant, tout peut être excusé de cette façon – les fascistes en Ukraine et ceux qui bombardent le Donbass peuvent invoquer des prétextes similaires pour leur propre agression. Certaines analogies me viennent à l’esprit. En particulier, le site web russe qui dresse la liste des « traîtres au pays » semble être une copie des sites web similaires créés en Ukraine après l’Euromaidan ou par Sviatlana Tsikhanouskaya et ses camarades pendant la crise politique en Biélorussie.

On en a assez dit sur les motivations économiques de chacune des parties. Nous laisserons cela aux économistes. Les élites de Russie, d’Ukraine et de l’Occident en général ne manquent pas de basses raisons – contrairement aux considérations idéalistes annoncées – non seulement pour déclencher le conflit mais aussi pour le prolonger. De plus, certaines d’entre elles sont partagées par tous les participants en toute solidarité. « L’opération spéciale » va tout effacer, pensent les capitalistes du monde entier : la politique intérieure bâclée, l’incapacité à sortir de la crise économique mondiale, l’impuissance à combattre le coronavirus.

Entre-temps, le coronavirus n’a pas disparu. Les dirigeants corrompus, étrangers aux intérêts des peuples, n’ont pas été en mesure de vaincre la pandémie – ils l’ont simplement écartée. Ces dernières années, les citoyens russes ont pu constater que, même en période de difficultés, le gouvernement ne met pas de frein aux affaires et ne freine pas la spéculation sur les produits essentiels. Nous avons vu de nombreux exemples de charlatans ayant des relations haut placées et profitant cyniquement de notre peur du virus. L’exemple le plus révélateur est celui du gadget miracle « Tor », annoncé pour tuer les virus et fabriqué par le « Granit Concern ». Il s’est avéré que sa production était liée à des personnes profondément impliquées dans l’oligarchie du pays, les services secrets (FSB) et l’entourage de Vladimir Poutine lui-même.

Oui, les gros bonnets se battent entre eux, mais ils sont tous complices pour nous voler. Non, il n’est pas nécessaire de commencer à chercher une conspiration mondiale ou un jeu truqué ici ; la question est celle des intérêts communs. Quoi qu’il arrive – le profit doit continuer à se développer. Et les opprimés, en tant que principale source de profit, doivent rester obéissants à leurs maîtres : au front ou à l’arrière, dans les provinces russes en feu ou à l’agonie, dans la Roumanie pauvre ou la Belgique bien nourrie.

Mais ce que l’on fait de plus horrible aux citoyens ordinaires du monde entier, c’est que l’on nous apprend à considérer nos frères et sœurs d’infortune, non pas même comme des adversaires, mais comme les représentants d’une espèce biologique différente. Quant aux organisateurs et aux bénéficiaires des conflits, ils conservent intact leur niveau de relations antérieur. Les sanctions sont introduites de manière sporadique, et de nombreux oligarques s’y soustraient par des moyens triviaux, comme le transfert de leurs avoirs à leurs proches et à leur entourage. C’est par exemple ce qu’a fait Alexei Mordashov, patron de l’entreprise sidérurgique et minière Severstal. S’il y a quelques excès – comme un sénateur américain cinglé qui propose de faire assassiner le président russe – ce ne sont pas ceux-là qui comptent.

Alors, comment pouvons-nous dire que les opprimés sont des frères et sœurs ? Le mécanisme le plus crucial de déshumanisation mutuelle est l’imposition d’une solidarité nationale artificielle, la fausse unité des oppresseurs et des opprimés, des chasseurs et des proies. Cela s’est produit à de nombreuses reprises dans l’histoire. Au fil des années de propagande massive, beaucoup ont été amenés à penser que les classes étaient une invention des marxistes. Mais aujourd’hui, nous n’avons que deux options : la solidarité de classe – et à travers elle, la solidarité humaine – ou la déshumanisation complète.

Dans une atmosphère d’hystérie et d’intimidation généralisées, il est impératif de rappeler que la vie continue et que rester humain est la première nécessité. Tout représentant de l’Homo Sapiens appartient d’abord à l’humanité, ensuite à sa classe sociale – et à une entité nationale ou ethnique, tout en bas de la liste.

Combattre la déshumanisation des deux côtés du front est d’une importance cruciale. C’est quelque chose qui est en notre pouvoir. C’est quelque chose que nous pouvons contrôler. Nous avons du pain sur la planche. Nous devons nous arracher mutuellement à l’hypnose de la propagande de guerre, aider à construire des liens en ruine, calmer ceux qui sont paralysés par la panique. La liste des tâches à accomplir est sans fin.

Il est peu probable que nous puissions arrêter les chars, mais nous pouvons facilement soutenir ceux qui se battent pour sauver des vies et préserver la décence humaine des deux côtés de la ligne de front. Nous tenons à accorder une attention particulière au Front des travailleurs d’Ukraine, qui a refusé de se joindre à l’hystérie nationaliste et se consacre à l’action humanitaire au profit de la population civile des territoires ravagés par la guerre. Il s’agit d’un contraste frappant avec les ONG internationales et les pays anciennement neutres qui fournissent une aide militaire sous couvert de fournitures humanitaires.

« L’opération spéciale » prendra fin, et nous devrons vivre dans ses suites. Mais si nous laissons la xénophobie et la ferveur nationaliste s’installer, les gens ordinaires continueront à souffrir, et différentes sortes de prédateurs et de parasites continueront à s’en nourrir. Ce n’est qu’en préservant l’humanité et en nous débarrassant des stéréotypes qui nous sont imposés que nous pourrons nous unir, survivre dans les moments difficiles et reconstruire les pays pillés et détruits. Et ensuite présenter notre facture à ceux qui ont enclenché ce cauchemar.

A propos de l’auteur :

Laboratoire du Futur est un blog collectif sur la modernisation de la Russie, au service des travailleurs.

Source : Jacobin Mag, Laboratoire du Futur, 01-04-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Source : Les Crises
https://www.les-crises.fr/…

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