Le Général Belgrano (Domaine public/Wikimedia Commons)

Par Joe Lauria

La sixième et dernière partie d’une série de six articles sur Julian Assange et l’Espionage Act.

Source : Consortium News, Joe Lauria
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Le changement le plus important apporté à l’Official Secrets Act de 1989 est son alignement sur l’Espionage Act amendé par McCarran : l’intention a été supprimée, éliminant ainsi la défense de l’intérêt public. Un livre blanc du gouvernement de 1988, qui envisageait des modifications de la loi sur les secrets officiels, indiquait que :

« Il a été proposé que la loi prévoie une exception de principe général, à savoir lorsque la divulgation était dans l’intérêt public. L’objectif serait de permettre aux tribunaux de prendre en considération les avantages de la divulgation non autorisée d’une information particulière, les motifs de la personne qui la divulgue, ainsi que le préjudice qu’elle est susceptible de causer. Il est notamment avancé qu’un tel moyen de défense est nécessaire pour permettre de mener des enquêtes ou de porter à l’attention du public des allégations de négligence ou de faute professionnelle.

Le gouvernement reconnaît que certaines personnes qui font des divulgations non autorisées le font pour des raisons selon elles altruistes et sans désir de gain personnel. Mais cela est également vrai pour certaines personnes qui commettent d’autres infractions pénales. Le principe général que suit la loi est que la criminalité des actes d’une personne ne doit pas dépendre de ses motifs profonds – même si ceux-ci puissent être un facteur à prendre en compte dans la détermination de la peine – mais de la nature et du degré de préjudice que ses actes peuvent causer. […]

Il n’est pas acceptable qu’une personne puisse légalement divulguer des informations dont elle sait qu’elles peuvent, par exemple, entraîner la perte de vies humaines, simplement parce qu’elle estime avoir une raison de principe général d’intérêt public de le faire. En ce qui concerne le droit pénal relatif à la protection des informations officielles, le gouvernement est donc d’avis qu’il ne devrait pas exister de défense fondée sur l’intérêt public général et que tout plaidoyer quant à l’effet de la divulgation sur l’intérêt public devrait devrait, le cas échéant, se fonder sur les critères de préjudices proposés. »

En d’autres termes, une responsabilité stricte serait imposée : soit on enfreint la loi, soit on ne le fait pas, quelle qu’en soit la raison.

Les changements ont été impulsés par les retombées d’une affaire concernant le naufrage du navire de guerre argentin General Belgrano causé par les Britanniques en 1982, pendant la guerre des Malouines, qui a fait 360 morts. Clive Ponting, un haut fonctionnaire civil du ministère de la Défense de l’époque, a fait fuiter auprès d’un député travailliste un document exposant le mensonge du gouvernement lorsque celui-ci prétendait avoir agi en état de légitime défense.

En fait, le document montrait que le Belgrano naviguait en dehors d’une zone d’exclusion de 200 miles décrétée par les Britanniques autour des Malouines. En 1985, Ponting a été traduit en justice pour avoir violé la loi sur les secrets officiels et a présenté une défense d’intérêt public.

Bien que le juge ait indiqué au jury qu’il devait déclarer Ponting coupable, en déclarant de manière tristement célèbre : « L’intérêt public est ce que le gouvernement du jour décide », le jury a acquitté Ponting au motif que ce qu’il avait fait était effectivement du domaine de l’intérêt public.

Ce fut un grand embarras pour le Premier ministre Margaret Thatcher, qui avait tablé sur la guerre pour sa ré-élection. Son gouvernement a donc entrepris de modifier la loi pour supprimer complètement la défense fondée sur l’intérêt public. Il a aussi explicitement érigé en crime la possession et la diffusion d’informations classifiées par quiconque, y compris un journaliste.

Concernant Assange, les conséquences de ces changements sont dramatiques. Dans son jugement lors de l’audience d’extradition d’Assange, la juge Vanessa Baraitser a maintenu les accusations liées à l’Espionage Act portées contre lui parce que, a-t-elle déclaré, elles répondaient aux critères selon lesquels ses activités présumées constituaient un crime tant aux États-Unis qu’en Grande-Bretagne – une exigence dans un cas d’extradition. Avant la suppression en 1989 de la défense en vertu de l’intérêt public, qui n’existe pas dans l’Espionage Act, une telle décision aurait été moins probable.

Dans un cas comme celui d’Assange, l’impossibilité d’expliquer que l’intention de ses actions était l’intérêt public est cruciale. Daniel Ellsberg a souvent raconté que, lorsqu’il était à la barre des témoins dans son affaire d’Espionage Act, le juge l’a empêché d’expliquer pourquoi il avait divulgué les Pentagon Papers.

La loi de 1989 a abrogé la section 2 de la loi de 1911, qui criminalisait le simple comportement d’un accusé et déchargeait l’accusation de la charge de la preuve. Elle a également ajouté une section 5 qui rend explicitement les membres du public, ce qui incluerait les journalistes, passibles de poursuites.

Selon une étude de la Chambre des communes, « si un membre du public (ou toute personne qui n’est pas un fonctionnaire de la Couronne ou un contractant du gouvernement) a en sa possession des informations officielles dans l’une des six catégories, et que ces informations :

– leur sont parvenues par un fonctionnaire de la Couronne sans autorisation légale ; ou

– leur ont été confiées par un fonctionnaire de la Couronne à titre confidentiel, alors, la divulgation de ces informations sans autorisation légale constitue un délit. »

Parmi les six catégories de divulgation non autorisée figurent :

– « la sécurité et le renseignement,

– la défense,

– les relations internationales,

– les informations qui pourraient conduire à la perpétration d’un crime et…

– les renseignements confidentiels étrangers. »

Cela met clairement en danger tout journaliste qui reçoit des « informations officielles » via un lanceur d’alertes.

Le pire est peut-être à venir. Les changements proposés à la loi de 1989 par le gouvernement de Boris Johnson, et qui donneraient aux agences de renseignement « les outils dont elles ont besoin pour perturber une activité hostile à l’État », ont alarmé les journalistes encore davantage. Un porte-parole de la National Union of Journalists, faisant référence aux propositions de la Commission des lois en 2017 visant à faire de la collecte d’informations secrètes un crime, a déclaré au Guardian : « Le syndicat a exprimé son opposition à l’époque car les propositions prévoyaient notamment de faciliter les poursuites contre les journalistes et d’augmenter la probabilité de mise en accusation. »

Le « problème » d’Obama avec le New York Times

Après l’affaire des Pentagon Papers, les administrations de Gerald Ford et de Ronald Reagan ont menacé d’inculper la presse en vertu de l’Espionage Act, sans toutefois y donner suite. En 1975, l’administration Ford a envisagé d’inculper le journaliste Seymour Hersh après qu’il eut rapporté dans le New York Times que des sous-marins américains espionnaient les communications soviétiques. En 1981, le ministère de la Justice de l’administration Reagan a menacé d’inculper l’auteur James Bamford pour son livre révolutionnaire sur l’Agence nationale de sécurité, The Puzzle Palace, mais a renoncé à le faire.

Si l’Espionage Act n’a été utilisé contre aucun journaliste avant Assange, alors qu’il aurait pu l’être, c’est en raison de sa totale incompatibilité avec le Premier amendement. L’administration de Barack Obama a utilisé cette loi de manière agressive contre les sources de la presse, en inculpant plus de personnes qu’aucune autre administration auparavant.

Lorsque WikiLeaks a publié les journaux de guerre de l’Irak et de l’Afghanistan ainsi que les câbles du département d’État en 2010, le ministère de la Justice de Barack Obama, furieux, a constitué un grand jury dans l’intention d’inculper Assange en vertu de l’Espionage Act.

Le vice-président de l’époque, Joe Biden, a alors déclaré que si Assange avait conspiré pour obtenir les documents classifiés, son cas était plus proche des actions d’un « terroriste high-tech » que des Pentagon Papers.

Bien que le parquet ait tenté de démontrer qu’Assange était complice de sa source Chelsea Manning pour se procurer illégalement des documents relatifs à la défense, ils ont finalement conclu qu’Assange agissait en tant que journaliste et que le poursuivre se révélait compliqué à cause du Premier amendement.

Comme l’a dit le Washington Post en 2013 pour expliquer la décision du ministère de la Justice d’Obama de ne pas poursuivre Assange :

« Les fonctionnaires de la justice ont dit qu’ils avaient vraiment fouillé attentivement le cas Assange, mais qu’ils ont réalisé qu’ils avaient ce qu’ils ont décrit comme un « problème côté New York Times ». Si le ministère de la Justice inculpait Assange, il serait également contraint de poursuivre le New York Times et d’autres organismes de presse et écrivains qui avaient publié des documents classifiés, notamment le Washington Post et le journal britannique The Guardian. »

En fait, les documents publiés par Assange sur l’Afghanistan, l’Irak et Guantanamo sont ceux-là mêmes qui ont été publiés par le New York Times, The Guardian et les autres partenaires médiatiques de WikiLeaks, mais seul Assange a été poursuivi.

Ces Lois sont de nature politique et de classe

Bien que les intentions affichées des législateurs britanniques et américains en adoptant ces lois aient pu être de lutter contre l’espionnage étranger, l’étendue et la complexité du langage utilisés laissent la porte ouverte à son utilisation, intentionnellement ou non, contre la presse et l’intérêt du public. Au lieu de cela, ces lois protègent les intérêts d’une classe de gens qui ont accumulé un vaste pouvoir et répondent aux problèmes de leur domination par une agressivité croissante contre quiconque la menace.

Deux présidents américains ont failli poursuivre des journalistes et un troisième a inculpé Assange pour avoir publié des informations concernant la défense. Wilson voulait que l’Espionage Act censure la presse. Bien que le Congrès ait rejeté cette tentative, il a laissé une loi qui a été utiliséepar la suite pour punir la presse au motif de « sécurité nationale » telle que définie par le gouvernement du moment.

Le juriste britannique David Glyndwr Tudor Williams a de nouveau lancé un avertissement en 1965 :

« Il est certainement souhaitable que l’application des lois sur les secrets officiels soit sévèrement limitée. Elles ne devraient pas être utilisées comme une arme à tout faire, quelle que soit la formulation littérale de leurs dispositions. Elles ne doivent pas être invoquées inutilement – lorsque d’autres lois appropriées sont disponibles – ou pour des considérations triviales. Le seul objectif admissible de telles lois dans une démocratie devrait être de restreindre et de punir l’espionnage, les abus de confiance flagrants et la négligence grave concernant des secrets d’État. Elles ne devraient pas être utilisées pour intimider la presse et encourager une certaine frilosité dans le traitement des informations officielles qui finit par priver une administration de la vérification et de la critique nécessaires à l’efficacité et à la responsabilité. Si elles sont utilisées trop facilement pour étouffer les révélations sur l’inefficacité et la corruption du gouvernement, elles pourraient devenir aussi répressives que l’était autrefois la loi sur la sédition. »

Mais c’est bien ainsi qu’elles ont été utilisées. Et dans un but politique : protéger les intérêts des personnes au pouvoir.

Dans un article universitaire de 1990, l’universitaire australienne Barbara Hocking a cité le journaliste Tony Bunyan dans son ouvrage de 1977 intitulé The Political Police in Britain (La police politique en Grande-Bretagne, Ndt) :

« Dans une analyse des utilisations politiques du droit pénal au Royaume-Uni, Bunyan renverse ce mythe théorique : l’objectif fondamental du droit pénal est le maintien d’un ordre politique acceptable pour la classe dirigeante britannique ; c’était là l’objectif premier de la législation sur les secrets :  » L’État britannique a à sa disposition l’ensemble du droit pénal qu’il peut utiliser contre l’opposition politique : les lois utilisées contre les militants politiques épousent celles qui sont normalement utilisées contre les criminels et celles qui visent à maintenir l’ordre public.  » »

Une notion qui a volé en éclats

Tout au long de leur histoire, tant la législation britannique que l’américaine sur l’espionnage ont été des instruments aussi bien politiques que juridiques, permettant de punir non seulement les espions étrangers, mais aussi les fonctionnaires qui laissent fuiter des informations embarrassantes et les journalistes qui les publient.

Jusqu’à présent, la différence entre l’Espionage Act et l’Official Secrets Act était le Premier amendement. Sans celui-ci, la Grande-Bretagne a pu beaucoup plus facilement poursuivre les journalistes. Cela a conduit à l’idée que les États-Unis sont mieux lotis parce qu’ils n’ont pas de « Official Secrets Act ». Mais l’inculpation du journaliste Assange, en dépit du Premier amendement, a fait voler en éclats cette idée, en donnant de fait aux États-Unis leur propre « Official Secrets Act ».

À l’époque des Pentagon Papers, l’ancien secrétaire d’État américain Dean Acheson a demandé une «loi sévère sur les secrets officiels » pour poursuivre les journalistes, sans reconnaître que les États-Unis en avaient déjà une faisant partie de l’Espionage Act, ce qui a maintenant été prouvé avec l’inculpation d’Assange.

La nature politique et de classe de ces lois britanniques et américaines qui vont au-delà de l’espionnage étranger classique pour mettre en danger les journalistes n’a jamais été aussi claire que dans le cas d’Assange, un homme clairement considéré comme un ennemi de classe pour avoir exposé les crimes et la corruption des dirigeants.

Assange sur le banc des accusés

Joseph Farrell (deuxième à partir de la gauche), Kristinn Hrafnsson, Craig Murray et Stella Moris pendant la pause devant l’Old Bailey, le 24 septembre 2020. (Mohamed Elmaazi)

Après que trois présidents précédents ont failli poursuivre des journalistes pour avoir possédé et publié des informations relative à la défense – Roosevelt en 1942, Nixon en 1971 et Obama en 2011 – l’administration Trump a dévoilé un acte d’accusation en vertu de l’Espionage Act peu après l’arrestation d’Assange en avril 2019. Le secrétaire d’État de Trump a tenté de justifier ça en disant que les États-Unis avaient une compétence universelle pour engager des poursuites, mais que le Premier amendement ne s’appliquerait pas à Assange.

Le premier jour de l’audience d’extradition d’Assange, le procureur James Lewis QC s’est adressé directement à la tribune de presse. Il a expliqué que les poursuites ne concernaient pas la presse, puisqu’ Assange n’était pas un journaliste. Il s’agissait là d’une reconnaissance tacite que les accusations en vertu de l’Espionage Act sont en conflit avec le Premier amendement.

Après que de nombreux témoins de la défense ont témoigné qu’Assange avait exercé une activité journalistique (comme le décrit l’acte d’accusation relative à l’Espionage Act contre lui), les États-Unis ont changé d’approche. L’accusation a admis en substance qu’Assange agissait effectivement en tant que journaliste, mais que l’alinéa 793 (e) de la l’Espionage Act ne prévoyait aucune exception pour les journalistes : Assange avait au en sa possession des l’information relativés à la défense et les avaient diffusées à des personnes non autorisées. (Il existe un projet de loi au Congrès qui modifierait l’Espionage Act afin de prévoir une telle exception pour la presse).

La juge en charge du dossier Assange, Vanessa Baraitser, a finalement rejeté la demande d’extradition des États-Unis le 4 janvier, en raison de l’état de santé d’Assange. Mais le jugement de 134 pages qu’elle a rendu donnait raison aux États-Unis sur tous les autres points qui criminalisent le journalisme.

Si les États-Unis gagnent l’appel qu’ils ont déposé le 13 février devant la Haute Cour de Londres, ils pourront juger Assange aux États-Unis pour les charges relatives à l’Espionage Act qui n’ont pas été contestées par Baraitser.

La décision de Baraitser souligne l’étroite concordance entre l’Espionage Act et l’Official Secret Act. Dans la mesure où, lorsqu’il s’agit d’une extradition, le fait jugé doit être un crime dans les deux pays, ce dont Assange est accusé doit être interdit par les deux lois. Dans son jugement, Baraitser a souligné qu’Assange serait tout aussi responsable en vertu de l’Official Secrets Act :

« La section 5 de l’OSA 1989 impose une responsabilité pénale à un tiers qui entre en possession d’informations qui lui ont été divulguées par un fonctionnaire de la Couronne sans autorisation légale et qui les divulgue ensuite dans les circonstancestelles que précisées par la section 5. Elle s’applique à tout individu, y compris un journaliste, qui n’est pas un fonctionnaire de la Couronne, un contractant ou une personne notifiée, et elle s’applique lorsque des informations protégées sont publiées et causent un préjudice au fonctionnement des services de sécurité et de renseignement. »

Le dommage qu’Assange a causé à ces services est une atteinte à leur réputation, et c’est pourquoi ils se sont montrés si durs à son égard. Le gouvernement n’a pas été en mesure de prouver que les publications de WikiLeaks ont causé du tort à des informateurs ou à des membres des services américains. Cela est apparu clairement lors de l’audience d’extradition d’Assange.

Le traitement réservé à Assange n’a rien d’inhabituel, si on le considère dans le contexte de la longue histoire de répression de la presse libre aux États-Unis, en dépit du Premier amendement. Une partie de cette répression s’est concrétisée par l’Espionage Act de 1917 et ses amendements, qui ont contribué à préparer le terrain pour que l’administration Trump déclenche la première mise en accusation d’un journaliste pour espionnage.

Si Assange devait être extradé et faire face à ces accusations devant un tribunal fédéral américain, cela répondrait au souhait des réactionnaires qui depuis la fondation du pays souhaitent punir les journalistes pour avoir dévoilé leurs crimes secrets et leur corruption.

Joe Lauria est rédacteur en chef de Consortium News. Il a été correspondant à l’ONU pour le Wall Street Journal, le Boston Globe et de nombreux autres journaux. Il a été journaliste d’investigation pour le Sunday Times de Londres et a commencé sa carrière professionnelle comme pigiste pour le New York Times. On peut le joindre à l’adresse joelauria@consortiumnews.com et le suivre sur Twitter @unjoe.

Source : Consortium News, Joe Lauria, 13-07-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Source : Les Crises
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