Par Joe Lauria

Deuxième partie d’une série de six articles sur Julian Assange et la Loi sur l’espionnage.

Source : Consortium News, Joe Lauria
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

La loi américaine de 1917 sur l’espionnage, dont Assange est accusé, est issue de la loi britannique de 1889 sur les secrets officiels. La loi sur l’espionnage a remplacé la loi américaine de 1911 sur les secrets de défense, qui était basée sur la section 1 de la législation britannique, la loi sur les secrets officiels de 1889.

Le vocabulaire de cette section de la loi sur les secrets de défense est par endroits presque identique à celui de la loi sur les secrets officiels. Une partie de ce vocable a survécu dans l’Espionage Act pour piéger Assange.

La loi britannique de 1889 sur les secrets officiels dit :

Tandis que la loi américaine sur les secrets de défense de 1911 dit :

Loi sur les secrets officiels de 1889

La loi sur les secrets officiels de 1889 a été promulguée dans un contexte de troubles persistants en Irlande et de tensions britanniques avec la Russie au sujet de l’Afghanistan, exacerbées par des articles de presse exagérés faisant état de visées russes sur l’Inde britannique. C’était également une époque où les espions britanniques indépendants travaillaient à l’étranger dans l’empire. La loi a été adoptée 16 ans après la création de la Direction des renseignements du ministère britannique de la Guerre. Avant 1889, le larcin était la seule loi contre l’obtention et la divulgation de secrets gouvernementaux.

L’un des cas qui a peut-être conduit directement à la loi est celui de Charles Marvin, un employé du Foreign Office, qui complétait ses revenus en publiant des articles dans un journal. Dans un article publié en 1878, il a reproduit de mémoire un traité secret entre la Grande-Bretagne et la Russie, mais les poursuites engagées contre lui ont été abandonnées parce qu’il n’a jamais retiré physiquement le document du Foreign Office. Si Marvin a effectivement été le catalyseur de l’Official Secrets Act, on peut dire qu’il a été créé pour empêcher à l’avenir un journaliste d’obtenir et de publier illégalement des secrets d’État.

La loi de 1889 « est une pièce classique de la législation victorienne, claire à certains égards, vague à d’autres, mais nettement plus libérale que ce qui a suivi », a déclaré Alexander Mercouris, analyste juridique de Consortium News. « La section 1 de la loi de 1889 concerne clairement l’espionnage, bien que le langage soit suffisamment vague pour qu’en théorie, il puisse être étendu à d’autres formes de divulgation. Cependant, je doute que les juges victoriens auraient permis qu’elle soit utilisée à d’autres fins que la poursuite de véritables actes d’espionnage. »

De manière significative, la loi de 1889 comprenait une défense explicite de l’intérêt public, mais uniquement pour les employés du gouvernement.

« Lorsqu’une personne, du fait qu’elle occupe ou a occupé une fonction auprès de Sa Majesté la Reine, a légalement ou illégalement obtenu la possession ou le contrôle d’un document […] communique ou tente de communiquer, à un moment donné, ce document […] à toute personne à laquelle il ne devrait pas être communiqué à ce moment-là dans l’intérêt de l’État ou dans l’intérêt public, elle se rend coupable d’un abus de confiance officiel. » (C’est nous qui soulignons.)

La défense de l’intérêt public a été ajoutée au projet de loi après que des objections aient été formulées au Parlement selon lesquelles la loi pourrait pénaliser les divulgations de corruption et d’inconduite du gouvernement.

La section 1 de la loi criminalisait toute personne pour la simple possession non autorisée et même la « connaissance » non autorisée de toute information secrète (ceci clairement pour empêcher la mémorisation de secrets, comme Marvin l’avait fait). La communication d’une telle information à une personne non autorisée était également considérée comme un crime. Même la tentative de faire ces choses était un crime. Assange aurait été techniquement responsable en vertu de cette partie de la loi, sans défense d’intérêt public, puisqu’il n’est pas un employé du gouvernement.

Charles Marvin. (Extrait de son livre de 1883 The region of the eternal fire ; an account of a journey to the petroleum region of the Caspian. Londres, W. H. Allen & Co. Bibliothèques de l’Université de Californie, numérisé par MSN Books).

L’article 2 ne concerne que les fonctionnaires, qui se rendraient coupables d’un abus de confiance si ce fonctionnaire « communiquait ou tentait de communiquer, de manière corrompue ou contraire à ses devoirs officiels, ce document, ce croquis, ce plan, ce modèle ou cette information à toute personne à laquelle il ne devrait pas être communiqué à ce moment-là. »

Toute personne « incitant » ou « conseillant » une autre personne à commettre une infraction à la loi pourrait également être poursuivie. Introduite ici pour la première fois, l’infraction « d’incitation » a survécu dans l’actuelle loi américaine sur l’espionnage et faisait partie de l’accusation portée contre Assange, qui est accusé d’avoir « sciemment et illégalement obtenu et aidé, encouragé, conseillé, incité, procuré et délibérément amené [Chelsea] Manning à obtenir des documents…»

La compétence de la loi de 1889 était limitée aux « dominions de Sa Majesté », mais les fonctionnaires pouvaient être poursuivis pour des violations partout dans le monde. La simple possession et la communication étaient des délits, tandis que la transmission de secrets d’État à une nation étrangère était un crime.

Cette première loi sur l’espionnage, qui a servi de base à toutes les lois de ce type qui ont suivi aux États-Unis, en Grande-Bretagne et dans le Commonwealth (y compris la loi sur l’espionnage de l’Australie, pays natal d’Assange), considérait comme un crime (même pour la presse) la possession de secrets d’État sans autorisation et la communication de ces secrets. Les versions ultérieures en Grande-Bretagne et aux États-Unis ont affiné et renforcé ce thème de base, avec quelques changements importants.

Loi sur les secrets de défense de 1911 aux États-Unis

Avant l’US Defense Secrets Act de 1911, les seules lois américaines contre l’espionnage étaient celles relatives à la trahison, au vol de biens publics et à l’entrée illégale sur une base militaire américaine.

Long de trois paragraphes seulement, le langage contenu dans la loi sur les secrets de défense est étroitement aligné sur celui de la loi sur les secrets officiels. La section 1 de la DSA vise toute personne « obtenant » des informations de défense « auxquelles elle n’a pas légalement droit ». Toute personne qui « reçoit ou obtient » de telles informations « sans autorité appropriée » enfreint également cette loi.

Une personne qui « délibérément » et sans autorité « communique ou tente de communiquer » de telles informations à « toute personne non habilitée à les recevoir » enfreint la loi. La section 2 prévoit une peine de dix ans de prison si des secrets sont transmis à un gouvernement étranger.

La loi sur les secrets officiels de 1911

En octobre 1909, le Bureau des services secrets est créé par le Foreign Office, le War Office et l’Amirauté pour s’occuper principalement d’un « vaste système d’espionnage allemand ». Le bureau est divisé en deux services : le service intérieur, MI-5, et le service extérieur, MI-6. Les deux agences reconnaissent aujourd’hui que la peur de l’espionnage allemand qui a conduit à leur création était essentiellement un battage médiatique. Le site web du MI-5 dit :

« Refusez d’être servi par un serveur allemand », conseillait le Daily Mail à ses lecteurs. « Si votre serveur vous dit qu’il est suisse, demandez à voir son passeport ». Un tel alarmisme reflétait les tensions provoquées par la course aux armements navals anglo-allemands et l’approche de la Première Guerre mondiale. La plupart des « espions » qui persuadent Whitehall qu’il est confronté à « un vaste système d’espionnage allemand » en Grande-Bretagne sont le fruit de l’imagination des médias et de la population. »

Alpheus Morton (UK National Portrait Galley/Wikipedia)

Néanmoins, deux ans seulement après la création du bureau, et six mois après l’adoption de la loi américaine sur les secrets de défense, le parlement britannique a réadopté en une seule journée, après une heure de débat aux Communes, sa loi révisée sur les secrets officiels le 22 août 1911. Le député Sir Alpheus Morton a déclaré qu’il était « très inhabituel et très extraordinaire d’adopter un tel projet de loi sans avoir la possibilité d’en discuter. Bien que je ne souhaite pas insister sur ce point, j’estime que toutes les étapes d’un projet de loi ne devraient pas être traitées dans cette Chambre sans une possibilité adéquate de discuter de chaque clause. »

La mention explicite de la défense de l’intérêt public a été supprimée de la loi de 1889.

La loi sur les secrets officiels de 1911 a également ajouté une section 2 alarmante, qui n’a pas été discutée du tout au Parlement ou dans la presse avant son adoption, disant qu’il n’était plus nécessaire de prouver sa culpabilité -– l’apparence d’un crime était suffisante.

« (2) Lors d’une poursuite en vertu du présent article, il ne sera pas nécessaire de démontrer que l’accusé s’est rendu coupable d’un acte particulier tendant à démontrer un but préjudiciable à la sécurité ou aux intérêts de l’État, et, nonobstant le fait qu’aucun acte de ce genre n’est prouvé contre lui, il peut être condamné si, d’après les circonstances de l’affaire, sa conduite ou son caractère connu tel qu’il a été prouvé, il apparaît que son but était un but préjudiciable à la sécurité ou aux intérêts de l’État… »

La section 1 de l’OSA de 1911 s’applique à « toute personne » qui « obtient ou communique »un secret d’État « calculé pour être », « pourrait être » ou est « destiné à être directement ou indirectement utile à un ennemi ». Cette formulation extraordinairement large criminalisait toute personne qui se contentait de « s’approcher ou de se trouver dans le voisinage de tout lieu interdit au sens de la présente loi, ou d’y pénétrer dans un but préjudiciable à la sécurité ou aux intérêts de l’État. »

La charge de la preuve est passée des procureurs aux accusés, procureurs qui n’ont plus à prouver l’exigence de 1889 selon laquelle le motif de l’accusé était préjudiciable à l’État. Tout document officiel obtenu est considéré comme « préjudiciable aux intérêts de l’État […] sauf preuve contraire. » Cette disposition va au-delà de tout ce que prévoit la loi sur les secrets défense.

La réception d’un secret était un crime pour toute personne « à moins qu’elle ne prouve que la communication du croquis, du plan, du modèle, de l’article, de la note, du document ou de l’information était contraire à son désir. » Un amendement de 1920 à la loi a fait de la « communication ou de la rétention illicite de documents officiels » un délit – c’était la première fois que la « rétention » était mentionnée et constituait un crime dans une loi d’espionnage américaine ou britannique. Cela a conduit le vicomte Burnham à lancer un avertissement lors du débat de l’amendement à la Chambre des lords :

« Je ne connais pas un seul rédacteur en chef d’un journal national qui, de temps en temps, n’a pas été en possession de documents officiels qui ont été apportés dans son bureau, très souvent pas à sa propre demande, et dont il peut être gênant pour le ministre du ministère responsable qu’ils soient sortis. »

Dingle Foot. (Wikipedia)

Le député Sir Donald Maclean a fait valoir à la Chambre que les amendements menaçaient la liberté de la presse. « J’ai du mal à m’exprimer sur ce projet de loi dans les limites de la bienséance parlementaire. Il s’agit d’une nouvelle tentative de faire peser les pouvoirs de la guerre sur les libertés du citoyen en paix », a-t-il déclaré.

Bien que l’intention principale de la loi soit orientée vers l’espionnage étranger, le terme « toute personne » dans ces deux lois britanniques et une loi américaine n’exclut nullement la poursuite d’un journaliste, sujet d’une conférence tenue à Londres en 1938 sur « la liberté de la presse et le défi des lois sur les secrets officiels. »

Dans un discours prononcé lors de cette conférence, Dingle Foot, qui deviendra plus tard membre du Parlement et solliciteur général, a déclaré : « Ces lois constituent désormais une sorte de monstruosité statutaire abrogeant presque toutes les règles habituelles de protection des accusés et il n’y a rien de comparable ailleurs dans notre droit pénal. »

Bien qu’Assange ait été le premier inculpé en vertu de la loi américaine, des journalistes britanniques avaient déjà été inculpés pour avoir publié des secrets d’État. En 1971, des reporters et des rédacteurs du Sunday Telegraph ont été poursuivis en vertu de la loi sur les secrets officiels de 1911 pour avoir publié des documents du Foreign Office sur la politique britannique dans la guerre civile au Nigeria. Le gouvernement a perdu au procès, car il a été démontré que les documents n’étaient qu’embarrassants pour le gouvernement.

En 1978, deux journalistes britanniques ont été inculpés en vertu de la loi sur les secrets officiels de 1911 dans le cadre du procès ABC pour avoir publié un article dans le magazine Time Out sur les écoutes téléphoniques par l’agence de renseignement sur les transmissions GCHQ. Les charges relevant de l’article 1 ont été abandonnées par le juge lors du procès car elles étaient « oppressantes dans les circonstances », mais les deux journalistes, John Berry et Duncan Campbell, ont été condamnés à l’Old Bailey en vertu de l’article 2, bien qu’ils aient reçu des peines minimales.

La manie anti-allemande, qui a servi de toile de fond aux lois américaines sur les secrets de défense et britanniques sur les secrets officiels – adoptées à six mois d’intervalle en 1911 – a contribué à préparer le terrain pour la Grande Guerre et pour la loi sur l’espionnage.

Demain : L’adoption de la loi sur l’espionnage.

Joe Lauria est rédacteur en chef de Consortium News. Il a été correspondant à l’ONU pour le Wall Street Journal, le Boston Globe et de nombreux autres journaux. Il a été journaliste d’investigation pour le Sunday Times de Londres et a commencé sa carrière professionnelle comme pigiste pour le New York Times. On peut le joindre à l’adresse joelauria@consortiumnews.com et le suivre sur Twitter @unjoe.

Source : Consortium News, Joe Lauria -07-07-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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