Les forces israéliennes ont tué de nombreux civils et résistants en avril 2002
lors du massacre de Jénine – Photo : via la Fondation d’aide humanitaire

Par Gideon Levy

Si le film de Mohammad Bakri « Jénine, Jénine » est interdit de diffusion en Israël, alors tous les journaux télévisés devront également être interdits.

Dans quasiment chaque journal télévisé, il y a plus de propagande, de calomnie, d’exagération, de pression psychologique et de mensonges que dans le merveilleux, authentique et bouleversant film de Bakri. Je l’ai à nouveau regardé ce mardi. Les souvenirs du camp de réfugiés de Jénine refont surface, avec les atrocités, les larmes, la douleur et les destructions, ainsi que les crimes de l’armée israélienne.

Il faut donc remercier le groupe de réservistes israéliens qui sont sensibles à leur honorable réputation et qui, au fil des ans, ont pourchassé Bakri. Grâce à eux, le film de Bakri est vivant depuis 20 ans et connait aujourd’hui un nouveau succès. Depuis la décision du tribunal de district de Lod, lundi, le nombre de spectateurs de « Jenin, Jenin » sur le site de l’Institut du film palestinien a fortement augmenté.

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Il faut également remercier la juge Halit Silash, du tribunal de district de Lod, qui a rendu ce sombre verdict, autant que primitif, draconien et antidémocratique. Grâce à elle, la situation s’est révélée dans toute sa laideur : un tribunal israélien interdit la diffusion d’un film documentaire ! La juge Silash est chargée de statuer sur la vérité, et elle sait ce qui s’est passé et ne s’est pas passé dans le camp de réfugiés de Jénine en 2002.

Comment est situé son palais de justice a même une signification symbolique. Lod – Lydda, comme on l’appelait avant la création d’Israël – connaît une chose ou deux sur les massacres, le nettoyage ethnique, la discrimination et la dépossession. Maintenant, il y a aussi un juge à Lod qui fait taire les gens et qui capitule devant les soldats qui ont participé à une invasion criminelle et qui, dans leur grande impudence, ont osé instruire une plainte en diffamation.

Ainsi, tout est dit : aucun des soldats qui ont participé à l’attaque sur Jénine n’a été jugé pour ses crimes. Seul celui qui les a documentés – qui a donné à la douleur et à la souffrance une caméra et un microphone – a été cloué au pilori. Israël n’a jamais non plus versé la moindre compensation aux habitants du camp dont il a détruit la vie et les maisons. Seul Bakri est tenu de verser une compensation à un soldat pour les trois secondes qu’il a occupées dans le film.

La juge Silash a eu la bonté de nous indiquer les paramètres de cette moralité israélienne tordue, et il faut l’en remercier. Mais le plus grand remerciement doit aller à Bakri, un artiste courageux et honorable, qui a payé un prix insupportablement élevé pour son film. Le jour viendra où « Jénine, Jénine » sera diffusé dans toutes les écoles comme une leçon obligatoire d’instruction civique et d’histoire israélienne.

Bakri s’est rendue à Jénine pour écouter la douleur qui a jailli de tous ceux qui ont pris la parole. Certains d’entre eux ont peut-être exagéré, voire menti. Mais l’ironie est que, grâce à eux, nous avons été placés face à la vérité. S’il n’y avait pas eu le scandale du film, il n’aurait pas été sous les feux de la rampe. La vérité a éclaté dans chaque scène, tout comme les crimes de guerre avérés, dont personne n’a parlé – ni la juge de Lod, ni les réservistes prétendument en quête de justice.

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Les images de la terrifiante destruction du camp de réfugiés étaient-elles un mensonge ? Les récits des bombardements de l’hôpital par l’armée israélienne – un crime de guerre – étaient-ils diffamatoires ? Les larmes n’étaient-elles pas sincères ? L’incroyable souffrance des êtres humains transformés en réfugiés à deux ou trois reprises a-t-elle été causée par de fausses informations ?

Les enfants qui fouillaient dans les ruines de leur maison étaient-ils le fruit de l’imagination ? Le médecin qui a assisté à la mort de son fils était-il un comédien ? Les décombres étaient-ils un décor hollywoodien ?

Mais comment comparer tout cela à la souffrance du plaignant dans le procès, le lieutenant-colonel de réserve Nissim Magnaji, qui va maintenant recevoir une indemnisation ? Après tout, mardi, le quotidien Yedioth Ahronoth a raconté comment les soldats israéliens avaient distribué de la nourriture aux enfants dans le camp après avoir démoli leurs maisons…

Le film ne mentionne aucun crime de guerre que l’armée n’aurait pas commis à Jénine, avant ou après Jénine. L’armée n’a-t-elle pas tué Ibrahim Abu-Turia, un double amputé en fauteuil roulant, à la clôture de séparation avec Gaza ? L’armée n’a-t-elle pas tué 344 enfants à Gaza dans l’opération « Plomb durci » fin 2008 et début 2009 ,ou 549 enfants dans l’opération « Bordure protectrice » en 2014 ? Ne s’agit-il pas de crimes de guerre ?

Chaque fois que les médias israéliens rendent compte de l’occupation, ils ne le font généralement pas. Et quand ils le font, ils s’appuient sur des mensonges, des demi-vérités et de la propagande répandue par le porte-parole de l’armée israélienne et les colons. Désormais, il sera possible de poursuivre les médias pour diffamation, pour calomnie de la vérité, et aussi d’en interdire la diffusion. Le juge Silash approuverait.

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* Gidéon Lévy, né en 1955, à Tel-Aviv, est journaliste israélien et membre de la direction du quotidien Ha’aretz. Il vit dans les territoires palestiniens sous occupation.

14 janvier 2021 – Haaretz – Traduction : Chronique de Palestine

Source : Chronique de Palestine
https://www.chroniquepalestine.com/…