Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen

J’ai lu votre livre « Comprendre Adam Smith ». Pourquoi doit-on comprendre le père du libéralisme ?

Je pense qu’il est important de lire et de comprendre Adam Smith pour trois raisons essentielles. La première est que cela permet d’éviter de lui faire dire n’importe quoi et de laisser  supposer par exemple que, selon lui, les mécanismes de marché seraient régis par la « main invisible ». Ceci est une pure invention. Il n’y a pas de main invisible du marché chez Smith.

Au contraire, Smith est un auteur qui perçoit que les relations marchandes sont marquées par les rapports de force.  Il perçoit, déjà à son époque, certaines des dérives du capitalisme : la collusion entre l’Etat et les marchands, la domination du monde par les grandes entreprises de l’époque comme l’East India Company, ou le fait que la dette de l’Etat soit détenue par les marchands.  Smith est un auteur critique à l’époque : il critique le système des marchands comme en témoigne le livre IV de la Richesse des nations qui lui est dédié. Or, dans sa logique, le système des marchands me semble très proche du système capitaliste qui nous est contemporain.

Une deuxième raison pour laquelle il peut être intéressant de lire Smith tient dans le fait que son analyse économique est ancrée dans une théorie morale. Sa Théorie des sentiments moraux parue en 1759 est rééditée jusqu’à sa mort. Autrement dit, pour lui la réflexion économique ne peut pas se passer d’une réflexion plus générale qui concerne les questions morales mais aussi le fonctionnement et le devenir des sociétés.

Une troisième raison consiste selon moi dans le fait que Smith est un penseur sensible aux problématiques de justice dans la sphère économique. Sans justice, le système économique vacille quand il ne s’effondre pas.

Peut-on réformer le capitalisme ?

Précisément, on peut réformer le capitalisme en prenant conscience de ses dérives, en les corrigeant et en essayant également de les anticiper. Pour réformer le capitalisme, il faut en connaître les dimensions. Or, je pense qu’il n’existe pas un capitalisme mais des capitalismes. Le capitalisme qui nous est contemporain est caractérisé selon moi par deux dimensions : d’une part, par la surexploitation des ressources naturelles et humaines. D’autre part, nous assistons à l’affirmation d’un capitalisme patrimonial, d’un capitalisme de rentiers.

En en ayant conscience, il serait possible de le réformer en imaginant des contre-forces. Le capitalisme qui nous est contemporain est en effet particulièrement destructeur, parce qu’il n’est pas ou très peu sous contrôle. Il est un capitalisme des grandes entreprises transnationales et de la finance.

 Ne pensez-vous pas qu’il faut trouver une alternative au capitalisme ?

Qu’il faille trouver une alternative au capitalisme contemporain, c’est une certitude. Sinon, le capitalisme tel Kronos dévorant ses enfants, risque de nous détruire.

Plus difficile est de trouver le système concret qui permette de le dépasser. Là, cela demande de l’imagination et de la réflexion.

Or, je n’ai pas l’impression que l’imagination et la réflexion des chercheurs ou des politiques soient pour l’instant véritablement tournées vers cette recherche d’alternatives. Qu’il y ait des recherches  d’alternatives partielles, c’est un fait. Par contre il y en a peu cherchant à proposer des alternatives plus générales ; peu qui cherchent à réfléchir à un système réellement alternatif.

Pour ces raisons, je pense que l’alternative au capitalisme sera, à court terme, une autre forme de capitalisme sans doute davantage sensible aux questions écologiques et à la préservation des ressources rares. La question est de savoir si ces prises en considération seront suffisantes.

Renverser réellement  le capitalisme nécessiterait qu’émerge un nouveau modèle culturel qui ne fasse pas du gain, de l’intérêt, le motif essentiel des actions humaines. Mais cette transformation culturelle si elle s’opérait prendrait je pense quelques années voire quelques siècles. Elle prendrait au moins autant de temps que celui qu’il a fallu au modèle culturel capitaliste pour s’affirmer contre le modèle féodal et pour triompher via l’affirmation d’un mode de production nouveau et via les révolutions bourgeoises.

La question qui se pose est de savoir sur quoi fonder un contre-modèle culturel qui ne soit plus centré sur le gain ou sur l’intérêt.

Or, à mon avis, personne n’est réellement prêt à envisager de quitter la logique du gain notamment en Occident d’une part parce la plupart de ses membres en bénéficie mais surtout d’autre part car cette logique est profondément ancrée en nous.

La seule chose qui obligerait véritablement à dépasser le capitalisme, à sortir de la logique du gain, et à réfléchir à des alternatives est à mon sens la multiplication des catastrophes qui amènerait à une prise de conscience radicale.

2020 est peut-être le début de cette ère nouvelle qui obligera à trouver des modèles alternatifs.  Après tout, la logique du gain s’est affirmée car elle a été une réponse efficace aux circonstances de la fin du Moyen-Age. Elle a été une réponse aux disettes et aux pénuries. Et il faut dire que le capitalisme bourgeois a été particulièrement efficace : il a généré une croissance extrêmement forte des richesses en limitant, du moins en Occident, les famines. Aujourd’hui la menace essentielle n’est plus celle de la famine. Elle est autre. Elle est sanitaire et environnementale. Ces deux menaces déstabilisent le capitalisme et la logique du gain qui est certes efficace dans un cadre sécurisé mais qui se révèle inefficace face à l’incertitude. On l’a vu face à la pandémie, la prise de décision, notamment politique, n’a pu se prendre selon des procédures habituelles. C’est pour cela qu’elle a été désordonnée.

De manière plus générale, face à la maladie, à l’insécurité ou à la mort, le gain pécuniaire est reconsidéré à sa juste valeur : il n’est rien en lui-même. Il est remis à sa place. Et il est vanité. C’est d’ailleurs assez troublant car c’est exactement ce qu’écrit Smith dans sa Théorie des sentiments moraux.

Est-ce qu’il n’y a pas une nécessité de lire et comprendre Marx ?

Lire Smith n’est pas antithétique avec la lecture de Marx. Bien au contraire. Marx lui-même s’est inspiré de Smith comme en témoigne ses Manuscrits de 1844. Il faut certes lire et relire Marx ne serait-ce que pour prendre conscience que le mode de production capitalise bourgeois est une construction socio-historique née de l’affirmation de la bourgeoisie et du modèle culturel bourgeois du gain et de l’intérêt. Je pense que l’une des grandes leçons de Marx c’est d’avoir pris conscience que le capitalisme impliquait un modèle culturel qui d’ailleurs contribuait à l’imposer. Marx a particulièrement bien décrit un capitalisme particulier que je qualifierai d’industriel, fondé sur l’exploitation. Son analyse du fonctionnement des marchés est, pour moi, davantage limitée. C’est pour cela qu’en plus de lire Marx et Smith pour comprendre les fondements de notre monde contemporain je conseillerais de consulter les ouvrages de la science du commerce britannique et française du 18ème siècle. Cette science du commerce expose les stratégies des marchands, les stratégies de conquêtes de marchés ou de territoires. Elle fait de l’économie et de la maîtrise des marchés une arme géostratégique.

Le dernier Rapport d’Oxfam sur les inégalités mondiales révèle que 2153 milliardaires disposent de plus d’argent que 60% de l’humanité. Comment expliquez-vous le fait que les inégalités se soient accentuées entre une minorité de 1% qui concentre la totalité de la richesse mondiale et une majorité qui vit la précarité totale ?

Je l’avais évoqué brièvement. Je pense que le capitalisme qui nous est contemporain est à la fois un capitalisme patrimonial et un capitalisme de grandes entités de production. Pour ces deux raisons, il est un capitalisme de captation qui opère par l’exploitation mais aussi par les mécanismes de l’échange marchand et par ceux de la finance. Cette captation de richesses est particulièrement puissante parce qu’elle combine ces trois dimensions. Exploitation, captation de valeur sur les marchés des marchandises et captation de valeur financière se font par des multinationales qui combinent ces trois modalités d’action.

 Les richesses vont ainsi vers les pôles, vers les entreprises et les individus les plus riches, ceux qui détiennent du patrimoine et ont des pouvoirs de marché, et ce  au détriment du reste du monde.  Comme je le disais, ce type de capitalisme génère par nature une affirmation des inégalités.

La mondialisation n’a-t-elle pas entraîné la dégénérescence du capitalisme ?

J’aurais tendance à dire pas encore. Au contraire, je dirais que la mondialisation est l’apogée du capitalisme. Elle donne progressivement à voir sa véritable face et ses contradictions. La prise de conscience des limites de la mise en compétition de tout et tous n’a pas encore eu lieu.

La crise du Covid n’est-elle pas une révélation impitoyable des faiblesses du capitalisme néolibéral ?

Je ne pense pas que nous soyons dans un monde libéral promouvant les libertés. Nous ne sommes pas non plus dans une économie de marché. Nous sommes dans une économie de marchands fondée sur la mise en compétition.

Par contre, effectivement la crise du covid révèle les limites du capitalisme marchand et de sa logique du moindre coût et de la compétition généralisée à l’ensemble de la société.  La crise sanitaire nous amène à questionner notre recherche du gain et à la considérer comme étant moins essentielle.

Si la crise du Covid n’est qu’un phénomène ponctuel, le monde d’après sera similaire au monde d’avant. Si elle dure ou si elle est le début d’une succession de crises sanitaires, économiques, environnementales, elle nécessitera une transformation radicale des modes de consommation et de production. Elle obligera d’une part à une réelle prise de conscience de la situation et imposera la transformation des comportements individuels et le passage à un monde d’après radicalement différent.

La situation est instable et incertaine. Le monde d’après sera peut-être meilleur que le monde d’avant.  Je l’espère sincèrement.  Mais, il peut aussi être pire.

Interview réalisée par Mohsen Abdelmoumen

Qui est Jean-Daniel Boyer ?

Agrégé de Sciences économiques et sociales, il est actuellement Maître de conférences et doyen de la Faculté des Sciences sociales à l’Université de Strasbourg.

Ces recherches portent essentiellement sur la pensée économique au 18 ème siècle et explorent les moments de la construction de la pensée libérale depuis la science du commerce française des années 1750 à Adam Smith en passant par la physiocratie. Elles s’articulent autour des conceptions théoriques et systémiques des auteurs ainsi que de leur définition des modalités d’action des gouvernements.

Une deuxième dimension de mes recherches a trait à l’approvisionnement alimentaire des villes et notamment de Strasbourg mêlant une perspective historique à des études sur sa structuration contemporaine.

Source : Algérie Résistance
https://mohsenabdelmoumen.wordpress.com/…