Mohammed Abu Sharb, à Tel Aviv. Juste un Israélien en tongs.  Photo : Alex Levac

Par Gideon Levy

Gideon Levy, Haaretz, 2/12/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Né à Gaza, il a passé la majeure partie de sa vie en Israël. Il a étudié le cinéma et travaille maintenant comme sous-chef dans un restaurant populaire de Tel Aviv, où il vit. Mais sa mère est à Gaza et, malgré leur proximité, Israël les empêche de se rencontrer depuis 20 ans.

Mohammed Abu Sharb n’a qu’un vague souvenir de sa dernière rencontre avec sa mère. Il se souvient qu’il l’a accompagnée en taxi jusqu’au poste de contrôle d’Erez, à la frontière avec la bande de Gaza, et qu’avant de se séparer, elle a insisté pour lui glisser dans la main un billet de 100 shekels (environ 22 dollars à l’époque). Il savait qu’il s’agissait d’une somme importante pour elle, mais a néanmoins pris l’argent. Elle est ensuite sortie de la voiture et a disparu dans les profondeurs du poste de contrôle, et il a pris un taxi pour retourner à Be’er Sheva. Il ne se souvient de rien d’autre.

Ni l’un ni l’autre, mère et fils, n’auraient pu imaginer alors que ce serait leur dernière rencontre avant de nombreuses années. En fait, au cours des 20 années qui se sont écoulées depuis, Abu Sharb, qui a maintenant 39 ans, n’a pas vu sa mère, Ismahan, 58 ans, même une fois.

Ils vivent à une heure et demie l’un de l’autre en voiture, elle à Gaza, lui dans le quartier Florentin au sud de Tel Aviv. Mais en raison des restrictions draconiennes qu’Israël a imposées pour entrer et sortir de la bande assiégée, il ne peut pas rencontrer sa mère. Abu Sharb a décidé de se lancer dans une mission pour voir sa mère en personne, et peut-être aussi de faire un film sur ces événements.

C’est un jeune homme souriant et timide, qui ressemble à la star égyptienne du football Mohamed Salah. L’histoire de sa vie est vraiment digne de Dickens, presque incroyable. Il est né dans la bande de Gaza, dans un quartier adjacent au camp de réfugiés de Jabalya, d’une mère originaire de Gaza et d’un père bédouin du village de Hura, dans le Néguev. Ils se sont mariés lors d’un mariage forcé et ont divorcé environ un mois plus tard, avant de savoir qu’Ismahan était enceinte.

Jusqu’à l’âge de 11 ans, Mohammed a vécu avec sa mère à Gaza, mais ensuite, lors d’un autre mariage arrangé, elle est devenue la seconde épouse d’un habitant de Tel Sheva, une ville bédouine située à l’extérieur de Be’er Sheva, et a déménagé là-bas pour vivre avec lui. Une fois de plus, le mariage n’a pas duré. En un mois, Ismahan a dû partir et retourner dans la bande de Gaza. Mohammed ne voulait pas rentrer avec elle, alors elle l’a laissé à Hura avec ses grands-parents paternels.

Même si Mohammed était sans papiers, son grand-père, qui avait de bonnes relations, a pu l’inscrire à l’école de Hura avant même que son statut officiel en Israël ne soit réglé.

Une plage à Gaza. Photo : Fatima Shbair/AP

Il a grandi dans la maison de ses grands-parents en Israël, loin de ses deux parents : Il n’a jamais été en contact avec son père, et sa mère vivait avec ses sœurs à Gaza. En 1999, elle a contracté un autre mariage arrangé avec un homme originaire de la ville bédouine de Lakiya, également dans le Néguev. Elle rendait occasionnellement visite à son fils à Hura, mais au bout de trois ans, son nouveau mari est décédé et elle a dû retourner à Gaza, n’ayant pu obtenir d’état civil en Israël. C’était en 2002, et depuis, la mère et le fils ne sont restés en contact que par téléphone.

Il est allé au lycée et a continué à vivre avec ses grands-parents, qui sont décédés depuis. Était-ce une enfance ordinaire ?

« Je n’avais aucune base de comparaison », dit-il.  » »’étais sans famille nucléaire, sans père ni mère, mais je ne connaissais rien d’autre. Je me sentais normal. » ; En raison des épreuves qu’il avait endurées, il avait deux ans de plus que ses camarades de classe, et contrairement à eux, il ne connaissait pas l’hébreu, même si l’une de ses tantes s’était consacrée à lui enseigner la langue dans ses premières années à Hura, ce dont il se souvient avec émotion.

Lorsque Mohammed a eu 20 ans, ses amis de Hura ont commencé à partir pour Tel Aviv. « Tout le monde voulait aller dans la grande ville et s’amuser ». Mohammed a suivi le mouvement et a trouvé un emploi de cuisinier dans la succursale de la chaîne Landwer Café de la place Rabin. Trois ans plus tard, il est retourné à Hura, où il vivait alors qu’il étudiait le cinéma au Sapir College, à l’extérieur de Sderot, dans le nord-ouest du Néguev. C’était un rêve devenu réalité. La vie à Sapir n’était pas facile. Il a caché à ses camarades de classe et à l’administration le fait qu’il était né dans la bande de Gaza ; au cours de sa première année, en décembre 2008, Israël a lancé l’opération Plomb durci à Gaza, au cours de laquelle sa grand-mère a été tuée par un missile israélien. Le Sapir College, proche de la frontière, a également subi des tirs de roquettes depuis la bande de Gaza.

Mohammed s’est retrouvé pris entre deux feux, intérieurement déchiré et craignant de révéler son identité. « ‘avais honte de dire à Sapir que j’étais né à Gaza », se souvient-il. « Quand j’étais petit garçon à Hura, les gens disaient que j’étais un « Gazaoui », mais ce n’est que plus tard que j’ai compris que ce n’était pas une insulte » ; Lorsqu’on lui a demandé, lors de l’entretien d’admission à Sapir, ce qui le dérangeait dans la vie, il a menti en disant qu’il était contrarié par le brûlage des ordures à Hura, qui nuisait à l’environnement. Ce qui se passait dans la bande de Gaza à l’époque le dérangeait beaucoup plus, mais il avait peur de l’admettre.

Pendant son séjour à Tel Aviv, il a été pris sous l’aile de la femme dont il occupait l’appartement, Alyne Bat-Haim, une Israélienne d’origine usaméricaine, et, dit-il, une “femme étonnante”. Psychothérapeute, elle lui a insufflé de la confiance en soi pour la première fois de sa vie, dit Mohammed. Il s’est senti comme un membre de sa famille et est toujours en contact avec elle. « Elle m’a appris que tout n’était pas perdu ».

Mohammed Abu Sharb, à Tel Aviv. Photo : Alex Levac

Même s’il n’était pas heureux au Sapir College, où il se sentait obligé de dissimuler son identité, il a terminé ses études de premier cycle en cinéma. Il s’y est également lié d’amitié avec le comédien et acteur (et collaborateur de Haaretz) Irmy Shik Blum. L’année dernière, les deux hommes ont commencé à travailler ensemble pour développer le film que Mohammed aimerait faire sur sa vie, en se concentrant sur sa mère et son rêve de la rencontrer. Il a d’abord dit à Shik Blum qu’il avait vécu à Gaza, mais n’a pas osé lui révéler qu’il y était né.

« J’ai le sentiment de n’avoir mûri qu’après l’âge de 30 ans – il n’y avait personne pour me préparer au monde extérieur. Quelle bêtise – j’ai aussi commencé trop tôt des études de cinéma ».

Après avoir obtenu son diplôme de Sapir, il est retourné dans la ville qu’il aime et où il se sent le plus chez lui : Tel Aviv. « Toute ma vie est ici. Tous mes amis sont ici. Je me sens plus à l’aise à Tel Aviv que partout ailleurs, y compris à Hura. Ce n’est que ces dernières années que j’ai commencé à avoir confiance en moi. Ce n’est que récemment que j’ai commencé à parler avec ma mère. Je voulais faire un film sur moi, mais je ne savais pas qui j’étais, ce que j’étais. Maintenant, je le sais : Je suis un Gazaoui israélien. Aujourd’hui plus que jamais. Gaza est une ville biblique et je n’en ai plus honte ».

Sa recherche de lui-même l’a ramené au secteur de la restauration, car il sentait qu’il n’était pas encore prêt à devenir cinéaste, malgré son diplôme. Petit à petit, il s’est rendu compte que la période formatrice de sa vie, la partie qui a été gravée dans sa conscience, étaient ses 11 premières années, dans la bande de Gaza. Hura, dit-il, était une “période grise”. La période de Gaza est celle avec laquelle il doit composer ; moins avec lui-même, principalement avec sa mère et son histoire de vie, dans laquelle elle était une victime perpétuelle de l’environnement familial et social dans lequel elle a grandi ; une femme bédouine qui n’était pas autorisée à décider quoi que ce soit sur son propre destin ; et bien sûr une victime de l’arbitraire du régime israélien, qui l’empêchait de rencontrer son fils.

« Ma mère, bédouine, gazaouie, monoparentale, a vécu tout ce parcours au cours duquel elle n’a rien décidé de sa vie. Les autres ont toujours décidé pour elle. La société décidait pour elle ».

Pendant la première année environ qui a suivi leur séparation en 1995, il en voulait à sa mère de l’avoir quitté. « Je me suis senti abandonné quand elle est allée se marier avec un autre homme ». Dans les premières années de leur séparation, il n’était même pas en contact avec sa mère. Son grand-père paternel à Hura l’a exhorté à la contacter, et depuis, ils sont en contact permanent, bien que seulement par téléphone, sans vidéo. Aujourd’hui, ils se parlent tous les quelques jours – il ne fait attention que pendant les opérations de l’armée israélienne à Gaza, craignant que sa mère soit mise sur écoute.

Depuis un an environ, Mohammed travaille comme sous-chef chez Popina, un restaurant à succès et à la mode à Neve Tzedek, dans le sud de la ville. Tout le monde le traite de façon merveilleuse, chaleureuse et solidaire, dit-il, et il reçoit l’aide des propriétaires du restaurant, des directeurs et de ses collègues. Jamais, dit-il, il n’a rencontré de racisme dans le restaurant, seulement de la chaleur et des encouragements.

Le passage d’Erez entre Israël et Gaza. Photo : Eliyahu Hershkovitz

Il y a quelques années, Mohammed s’est adressé à Gisha, une organisation israélienne de défense des droits humains qui se consacre à la protection de la liberté de circulation des résidents des territoires, en particulier à l’entrée et à la sortie de la bande de Gaza. Il a demandé l’aide de l’organisation pour organiser une rencontre avec sa mère. En raison du blocus de la bande de Gaza, qui dure depuis 2007, plusieurs centaines de familles israéliennes sont coupées des autres membres de leur famille sur place. Du point de vue d’Israël, Mohammed appartient à la catégorie des “familles divisées”, qui désigne les familles d’Israéliens mariés à des Gazaouis, qui ne peuvent avoir une vie de famille commune que si elles vivent toutes à Gaza.

Dans le cadre de la “procédure des familles divisées”, les enfants israéliens dont les parents vivent à Gaza ont le droit de se rendre dans la bande de Gaza, sous réserve de l’obtention d’un permis qu’il faut redemander à chaque visite, et ce jusqu’à leur 18e anniversaire. Après cela, les rencontres avec leurs parents sont presque impossibles. Ces dernières années, Israël a restreint la possibilité pour presque tout le monde d’entrer ou de sortir de Gaza. Les enfants de 18 ans ou plus ne peuvent rendre visite à leurs parents qu’en cas de circonstances “humanitaires et exceptionnelles” – à savoir si un parent est gravement malade, ou s’il s’agit d’un mariage ou d’un enterrement. En dehors de cela, il n’y a aucun moyen pour une mère de rencontrer son fils, pour une fille de voir son père.

Il y a un an, Gisha et le Centre pour la défense de l’individu ont demandé à la Haute Cour de justice d’abolir l’âge maximum auquel les enfants peuvent rendre visite à leurs parents à Gaza. La Cour entendra la requête le 26 décembre.

« Les défendeurs, écrivent les avocats, feront valoir que la pétition doit être rejetée, en l’absence de raison d’intervenir dans la politique concernant l’entrée des Israéliens sur le territoire de la bande de Gaza, dans le cadre du critère des « familles divisées ». En substance, à la lumière de la situation sécuritaire et des menaces à la sécurité, et conformément à la décision de l’échelon politique de réduire la circulation entre l’État d’Israël et la bande de Gaza, l’État d’Israël adopte une politique très restrictive en ce qui concerne l’entrée des Israéliens dans la bande de Gaza, de sorte que les permis d’entrée ne sont délivrés que dans des cas humanitaires exceptionnels dans lesquels il existe une justification spéciale … L’entrée des Israéliens dans la bande de Gaza et leur transit entre la bande de Gaza et Israël posent des risques importants pour la sécurité ».

Il y a également peu de chances que Mohammed retrouve sa mère dans un pays tiers. Quitter Gaza via l’Égypte est extrêmement compliqué et implique des conditions auxquelles la mère de Mohammed ne pourrait probablement pas faire face.

Il dit qu’après la réunion avec Gisha, il a « senti un nœud de colère se former dans mes tripes. Une femme âgée, seule, qui doit dormir dehors pendant quelques nuits, juste pour pouvoir passer en Égypte ? Je suis en colère quand j’imagine ma mère dans cette situation. Je vis un mensonge quand je me dis que tout va bien, car rien ne va bien. Beaucoup de choses se sont brisées pour moi après la rencontre de Gisha. J’étais gêné d’entendre qu’en ce qui concerne Israël, la seule façon pour moi de rencontrer ma mère est de me marie ». Gisha continue de s’occuper de l’affaire, bien qu’au-delà du dépôt de la pétition, il n’y ait pas grand-chose d’autre à faire.

Cette semaine, nous avons rencontré Mohammed dans un café bondé de Neve Tzedek, non loin du restaurant où il travaille. Mohammed ne sortait pas du lot : juste un homme israélien portant des tongs Teva Naot.

Source : TLAXCALA
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