Par Laurent Brayard

Il y a des rencontres à Donetsk et dans le Donbass surprenantes, dans un pays en guerre depuis déjà plus de huit ans et dont on ne montre que les bombardements, les destructions, les victimes civiles ensanglantées et les affres du conflit. C’est avec émotion que j’ai écouté l’histoire d’Irina Radych, une citoyenne née à Donetsk et qui a passé son existence dans cette ville. Elle fut d’abord professeure de langue et de littérature russe, après avoir étudié à l’Université nationale de Donetsk, et enseigna quelques années. Et puis c’est autour de sa passion pour la haute couture, l’amour des belles choses, du vêtement, de la broderie, de la couture, du travail de matières et si nobles, qu’elle se lança en 1994 en créant l’Atelier. Simplement et modestement elle raconte sa vie, ses succès et la fierté également d’avoir fondé dans le Donbass, une petite maison de Haute Couture que l’on aurait imaginée plus à Paris, Rome ou même à Moscou. Mais c’est bien dans son Donbass natal qu’avec détermination et patience, elle a fondé une remarquable entreprise, réunissant autour d’elle des talents, des petites mains et accomplissant l’exploit de faire briller la mode, dans une région où l’on imagine plus des « gueules noires » sortant des puits de mine ou des ouvriers dans d’immenses complexes métallurgiques. Voici donc l’histoire d’une femme courageuse, créative et talentueuse qui a démontré au plus haut niveau, qu’avec de l’amour et de la passion, rien n’est impossible.

Irina Radych, l’impossible n’est pas du Donbass.

A 54 ans, cette femme qui est aussi une épouse et une mère dirige avec douceur et intelligence l’Atelier, qu’elle créa en 1994 à partir de rien. Son époux était un officier de l’armée ukrainienne, un homme solide et de convictions qui refusa dès 2014, malgré une offre intéressée et intéressante de l’Ukraine, de prendre un poste d’importance dans l’organisation de la fameuse opération ATO. Mais laissons Irina nous raconter le début de cette fantastique aventure humaine qui a été et est sa maison de Haute Couture : « J’ai fondé cette maison à partir de rien, juste avec mes idées et la conviction que c’était ma place, m’engageant avec passion dans ce métier exigeant, mais oh combien valorisant. Au départ mon travail fut dirigé vers les élites de Donetsk et du Donbass. Ma clientèle féminine venait des familles les plus aisées du pays, et je créais pour eux des modèles tout à fait unique et sur mesure. Ces femmes venaient chez moi pour trouver autre chose, quelque chose à leur image, selon leurs goûts et leurs envies. Je suis modéliste, je dessine moi-même les esquisses, les projets, les croquis et nous décidions alors ensemble de la future création. Les matières et matériaux que j’utilisais venaient du monde entier, parmi les plus nobles, les plus beaux tissus, les fourrures et j’ai travaillé ainsi jusqu’au début de la guerre dans le Donbass. Mes créations étaient très chères, je me suis fait une réputation par le bouche à oreille et cela a fonctionné. Vous savez quand vous avez l’amour des choses et du métier, lorsque vous êtes décidés, alors rien n’est impossible ! Je suis restée concentrée sur cette clientèle particulière pendant près de 20 ans, renforçant mon expérience et travaillant surtout avec des gens avec qui nous formons depuis près de 30 ans comme une famille. Et puis la guerre a éclaté dans le Donbass et il a fallut tout recommencer à zéro, vraiment de zéro. La totalité de ma clientèle est partie de Donetsk, ces femmes sont parties partout dans le monde, en Russie, en Ukraine, en Europe ou ailleurs, le moment fut très difficile, mais nous nous sommes retroussées les manches, et une ère nouvelle s’est ouverte pour nous».

A la guerre comme à la guerre, ou comment s’élever encore plus haut et ne jamais baisser les bras.

L’histoire en effet aurait pu en rester là. Son mari ayant quitté l’armée après son refus de participer à l’opération ATO, Irina aurait très bien pu faire comme beaucoup d’autres, comme sa richissime clientèle et quitter le Donbass. Mais comme elle le dit elle même, c’est ici sa terre, là sont ses attaches, sa famille, ses amis et surtout la conviction que tout pouvait se poursuivre malgré la guerre, malgré les complications. Elle raconte : « J’ai réfléchi alors au futur de l’Atelier. Que devions nous faire ? Dans le Donbass et dans le monde russe, car nous sommes Russes, nous n’abandonnons pas les nôtres. J’avais ma mère qui d’ailleurs s’occupe de la comptabilité, des fournisseurs et de la partie administration, et puis mes employés. Ils sont 8, dont 7 femmes et un homme qui forment mon équipe avec chacun leurs talents et spécialités. Je rêvais depuis longtemps de créer une véritable collection de Haute Couture. Alors je me suis dis que c’était le moment, qu’il fallait aller de l’avant et tout changer dans notre façon de travailler ! Nous créons depuis jusqu’à 3 collections par an, c’est beaucoup et cela demande beaucoup de travail. Avec l’expérience acquise nous avons relevé le défi avec brio et nous sommes allés de l’avant. Les talents et les idées étaient déjà chez nous dans l’Atelier. Pour les matériaux et ce dont nous avions besoin, et bien pour commencer nous pouvions utiliser ce qui existait déjà dans le Donbass, il ne faut pas croire mais nous avons une production textile. Pour le reste et bien par la Russie nous avions accès au monde entier ! Ce qui a été difficile ce fut les budgets. Depuis le conflit nous nous fournissons totalement à crédit. Ce sont mes fournisseurs qui financent en fait chaque collection, c’est du travail à la confiance et à la parole donnée. En nous supportant ainsi les uns les autres, nous avons aligné le travail, et quel travail ! Et cela a fonctionné, une fois la première collection vendue, j’ai payé tout le monde et aussitôt nous nous sommes remis au travail. Voilà 8 ans déjà que nous présentons ces collections, parfois dans des conditions difficiles. J’ai commencé de participer à des événements d’importances, des salons, des grands événements de la mode, dans diverses villes de Russie, et bien sûr dans la capitale Moscou, et même ici à Donetsk. Le succès a tout de suite était au rendez-vous, nous avons gagné depuis beaucoup de prix, de concours et notre travail est admiré comme en témoigne nos derniers succès pour la collection d’été que nous avons présentée il y a quelques jours à Moscou. Les gens et les clients sont aussi impressionnés de savoir que nous sommes de la République Populaire de Donetsk, qui pourrait croire qu’ici nous pouvons rivaliser avec les plus célèbres maisons du Haute Couture ! C’est un vrai bonheur pour nous et c’est aussi grâce à beaucoup de personnes qui nous aident et nous font confiance. Pour la dernière collection, c’est une amie qui est modèle qui a rassemblé gratuitement une petite équipe de modèles pour présenter notre travail. Nous sommes invités partout en Russie et nous sommes fiers aussi de porter haut le nom du Donbass et celui bien sûr de la Haute Couture ».

Un travail acharné de petites mains sous les bombes de l’Ukraine.

Car depuis 8 années l’Atelier d’Irina fonctionne évidemment sous les obus ukrainiens, se trouvant dans le centre de Donetsk où chacun de ses collaborateurs vit et réside avec leurs familles. On ne mesure pas en plus de ce travail des fameuses petites mains, expertes et actives, quel courage il faut pour se concentrer sur la création des collections. Qui pourrait imaginer travailler pendant tout ce temps dans cette ambiance de guerre permanente ? Cette année Irina a même emmené son équipe ce mois de juillet, pour trois événements d’importances durant la semaine de la mode à Moscou, où elle a présenté sa nouvelle collection dénommée « Lumières de la Grande Ville » (ОГНИ БОЛЬШОГО ГОРОДА). Elle explique : « Nous n’avons eu que quinze jours pour créer et préparer notre nouvelle collection d’été. Nous avons participé à trois défilés et événements, l’un dans le prestigieux centre du Parc Zariadiyé, non loin de la Place Rouge, le second dans l’exceptionnel et mythique Parc VDNkh et enfin lors d’une exposition et présentation sur le boulevard Tverkoï. Nous présentons à chaque fois selon les standards de la mode, une collection de 6 modèles, mais cela peut monter à 40 modèles différents, dans tous les cas c’est un travail énorme. Nous avons eu la satisfaction d’être une fois encore primés. L’accueil de notre travail est toujours positif et nous avons vendu l’ensemble de cette collection, ce qui nous permet de continuer. Nos ensembles sont uniques et personnalisés, nous brodons les initiales de chaque cliente sur certaines des pièces et véritablement elles ne trouveront nulle part ailleurs de tels vêtements. Ils sont tout à fait uniques. C’est un très long travail, il y a la partie design dont je m’occupe, certains motifs sont dessinés à la main, puis brodés sur certaines parties des vêtements. Nous travaillons toutes les matières, confectionnons des accessoires comme par exemple des broches avec des perles, ou encore la reproduction de motifs sur les boutonnières et les boutons. Je voudrais dire que c’est véritablement un métier passionnant et je mesure le chemin accompli. Sur place à Donetsk nous avons aussi souvent été mis à l’honneur, et j’ai travaillé avec des modèles qui ne vous sont pas inconnues, comme Ekaterina Katina, reporter de guerre célèbre du Donbass, qui est décédée l’an dernier et qui je le sais a travaillé avec vous et Christelle Néant. Nous avons dans ce pays beaucoup de talents, et nous ne nous sommes jamais découragés dans l’adversité, même dans la période très noire et sombre de l’année 2014. Moi-même je ne suis pas partie, y compris pendant l’été 2015 où la ville était presque vide et déserte. Bien sûr nous espérons la paix pour l’avenir et surtout la victoire. Si nous ne faisons pas de politique, il est clair que pour moi nous sommes Russes, le Donbass a toujours été historiquement et culturellement lié à la Russie. Enfin après l’intense travail du mois de juillet, je vais pouvoir aller me reposer le mois d’août dans ma datcha, ma maison de campagne qui se trouve sur les bords de la Mer Noire du côté… de Kherson ! C’est maintenant déjà la Russie ! ».

Irina me raccompagne, nous croisons dans l’escalier les portraits des modèles où se trouve en bonne place Katia. Les photos sont de 2018, mais elle travaillait depuis plusieurs années avec l’Atelier. Le monde est petit dans le Donbass, mais une fois encore je quitte des gens souriants, ayant de nombreux espoirs dans l’avenir et qui parlent finalement de continuer simplement leur vie de travail et de passions, au milieu de leurs familles et proches. En Occident ce Donbass est incompris, nié ou sert une intense propagande de désinformations. Ces gens voulaient être libres et je peux vous garantir qu’ils le seront. En France, je ne suis pas certain que l’illusion des droits de l’Homme puisse encore longtemps créer l’impression que les gens ont autant de libertés que dans le Donbass et en Russie. Il est plus facile de croire sans doute que les deux républiques ne sont que des ruines avec des cimetières remplis, peuplées de « méchants » russes responsables de tous leurs maux. Peut-être qu’un jour, enfin, la France retrouvera cette liberté et souveraineté perdus. Peut-être… le Donbass en tout cas a montré la voie.

Sur notre Telegram vous pourrez retrouver beaucoup de photos et deux vidéos du travail d’Irina Radych et de l’Atelier.

Laurent Brayard pour le Donbass Insider

Source : Donbass Insider
https://www.donbass-insider.com/fr/…

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