Par Emmanuel Wathelet

Partie 1 – Chine, sujet tabou?

Dossier « Droits de l’homme » en Chine

Épisode 1 : Peut-on enquêter de façon indépendante sur la Chine? Les crimes chinois relèvent-ils de l’évidence?
Épisode 2 : Amnesty, une ONG loin d’être neutre ; la censure chinoise avérée
Épisode 3 : Qu’en est-il réellement des centres de rééducation au Xinjiang?
Épisode 4 : Retour sur le rôle géopolitique des ONG occidentales en Chine
Épisode 5 : Militant.es arrêté.es, droits des travailleurs
Épisode 6 : Synthèse et conclusions

Bonus

Que penser du documentaire d’ARTE : « Tous surveillés, 7 milliards de suspects? »
Analyse d’une réponse d’Amnesty à mes articles


Si je vous parle de la Chine, quelle image vous vient naturellement en tête ?

Bien sûr, le pays fait la une de l’actualité récente, le coronavirus ayant commencé son expansion sur le marché de Wuhan. Le Figaro publiait il y a quelques jours un article parlant de 59000 morts de la maladie dans cette seule ville, chiffres venant frontalement contredire les 3329 victimes avancées entre autres par le média chinois CGTN pour tout le pays. Une « différence » que le média français n’hésite pas à qualifier de mensonge – accusant tout simplement l’OMS de couvrir la dictature…

Pendant ce temps, un journaliste de BFM TV, Emmanuel Lechypre, regarde apparemment amusé la diffusion de l’hommage aux milliers de victimes chinoises du covid-19 : « Ils enterrent des Pokemon! », chuchote-t-il dans un micro qu’il croit éteint. Humour, humour.

Quand donc l’on évoque la Chine…

Skyline of Wuhan from Yellow Crane Tower

Vous pensez certainement « censure » et absence de « liberté d’expression » ; vous pensez « dictature ». Peut-être que vous avez entendu parler du « génocide culturel des Ouïghours », comme le titrait Libération il y a moins d’un an. Un million de personnes en camps de « rééducation » pour apprendre à bien penser, à base de torture et de lavage de cerveau. Voilà qui fait également songer au Tibet et au Dalaï-Lama forcé de fuir son pays… Peut-être que vous songerez au fameux système de « crédit social », un dispositif d’évaluation étatique façon Black Mirror qui ferait frémir les plus adeptes du personal branding. Et ce n’est qu’une mise en bouche quant au catalogue des horreurs chinoises…

Sur la Chine, tout a été dit, non ? La Chine est le pays par excellence que nous, viscéralement attachés à la démocratie et à l’héritage des Lumières, devrions inlassablement dénoncer. Quitte à en écarter la possibilité de comprendre?

Je vous propose aujourd’hui d’ouvrir le dossier chinois. Il y aura plusieurs épisodes, un chaque lundi, lors desquels nous prendrons le temps de l’analyse et de la mise à distance. L’analyse sous la forme de la critique des sources : d’où vient ce que l’on sait ? Les sources sont-elles solides ? Comment peut-on à la fois être aussi assertif sur les exactions chinoises tout en admettant que nous n’en connaissons pas grand-chose – à la manière de l’article du Figaro évoqué ci-dessus ? Comment un État aussi peu regardant des droits de l’homme embrasse-t-il un peuple fier d’être chinois et peu enclin à l’insurrection – Hong-Kong faisant ici figure d’exception que l’histoire peut expliquer ? Serait-ce donc l’idée de Machiavel selon laquelle il vaut mieux être craint qu’être aimé si l’on ne peut avoir les deux ? L’interprétation du « système chinois » est-elle nécessairement univoque et la vérité forcément du côté occidental ?

Dans les pages qui suivent, je ne parlerai pas du coronavirus. Et pourtant, l’histoire commence bien là, par une anecdote personnelle. J’entre dans le parking duquel cet ami tout juste sort. Nous nous croisons et échangeons quelques mots. Il garde ses distances, se tient à quelques mètres de moi. Je peux voir à son visage qu’il est légitimement inquiet. Le virus prend, ce jour-là, de l’ampleur. La pandémie est proche en Belgique, le lockdown en ligne de mire. Il est inquiet pour sa santé, celle de sa famille certainement mais aussi celle des hôpitaux eux-mêmes qui, s’ils subissent de plein fouet la crise, ne seront plus en mesure d’assurer leurs missions « normales » : dialyses, accidentés de la route, etc. Pour ma part, j’essaie de relativiser. Je dis que l’exemple de la Chine montre qu’il est apparemment possible d’endiguer la propagation du virus – ce qui est, à tout le moins, une bonne nouvelle. Il me répond alors, agacé : « Bien entendu, c’est une dictature ! »

Théories et réfutation

Je m’étonne.

C’est qu’il me semble que si la Chine n’avait pas réussi à gérer la crise, il aurait très probablement pu s’exclamer de la même façon : « Bien entendu, c’est une dictature ! » Et si la crise y reprend ses droits aujourd’hui, à l’heure d’écrire ces lignes, peut-être est-ce encore une question de dictature?!

Karl Popper

Depuis Popper (1963, voir l’excellent chapitre « Conjectures et réfutations »), l’on sait que lorsqu’une théorie (« c’est une dictature ») est capable de prouver une chose et son contraire, c’est que cette théorie n’est pas réfutable, donc qu’elle n’est pas valide. Le lien de causalité entre l’affirmation et ce qu’elle est censée démontrer s’effondre. Ça ne veut pas dire que la Chine n’est pas une dictature. Ça ne veut pas dire non plus que la Chine est une dictature. Ça ne veut juste rien dire du tout, dans ce contexte.

A-t-on le droit de dire ça ? A-t-on le droit, quant à une telle affirmation sur la Chine, de réserver son jugement ? De dire : cette situation précise ne me permet pas d’affirmer le caractère dictatorial de la Chine ?

Clarifions tout de suite ce point ; la Chine est une dictature. Elle se revendique telle dans sa constitution, dès son préambule : « Après la fondation de la République populaire de Chine, notre société est passée progressivement de la démocratie nouvelle au  socialisme. La transformation socialiste de la propriété privée des moyens de production a été réalisée, le système de l’exploitation de l’homme par l’homme aboli et le régime socialiste définitivement instauré. La dictature démocratique populaire, dirigée par la classe ouvrière et basée sur l’alliance des ouvriers et des paysans, qui, par essence, est une dictature du prolétariat, s’est consolidée et développée. »

Ce qui nous intéressera dans ce dossier est d’un autre ordre : puisque dictature il y a, de quoi la dictature chinoise est-elle le nom ? Autrement dit, jusqu’à quel point la référence marxiste à la dictature du prolétariat recouvre-t-elle l’acception du terme que nous avons aujourd’hui? De cette volonté d’exploration, de la réserve a priori qu’elle implique, ce jour-là, dans ce parking, cette connaissance m’a violemment fait le reproche. Réserver, à un instant « t » (j’insiste !), son jugement sur la Chine, sur la nature de son caractère dictatorial ou sur l’état de la liberté d’expression qui s’y exerce, semblait scandaleusement immoral quand bien même est-ce parce que l’on est bien trop conscient de sa propre ignorance.

Je repense alors à Étienne Chouard, sur le plateau télé du Média, sommé de donner son avis sur les chambres à gaz. Le voilà mal pris, Chouard bredouille qu’il ne connaît pas le dossier. Il ne connaît pas le dossier ? Stupéfaction ! Chouard est-il négationniste ? Est-ce que, sur les chambres à gaz, réserver son jugement n’est pas là, précisément, la forme discrète que prend l’abject, une façon pernicieuse de justifier l’injustifiable ?

Je prends l’exemple de Chouard car c’est bien à la figure immonde du négationniste que m’a comparé cette connaissance lorsque je réservais mon jugement sur la Chine. Je reviendrai en conclusions de ce dossier sur la comparaison et la position de Chouard, montrant qu’il y a, entre les deux situations, des éléments fondamentalement différents. Ce qui m’intéresse ici, c’est l’argument sur lequel s’est appuyé cet ami pour attaquer ma position : « Il y a des évidences ! » Des évidences qu’on ne peut remettre en question : il est évident que la Chine. Point barre. Bégaudeau a très bien dénoncé ces fameuses « évidences » à plusieurs vitesses auxquelles une certaine classe sociale, privilégiée, aime tellement se référer.

Analysons de plus près l’argument de « l’évidence ».

L’évidence, cache-nez du dogmatisme

Le concept même d’évidence me semble, à moi, extrêmement dangereux. L’évidence, en français, désigne ce qui, parce qu’il s’impose à l’esprit, n’aurait besoin de preuves ni de justifications ; il est d’ailleurs intéressant de constater que le mot evidence, en anglais, signifie au contraire la preuve. Ainsi, l’évidence est nécessairement dogmatique, elle ne souffre la contradiction. Elle est de l’ordre de la vérité révélée, tautologique comme l’est le croyant qui, voulant démontrer l’existence de Dieu, s’appuie sur la Bible. Se parer du masque de l’évidence, c’est se faire l’artisan d’une police de la pensée supposée se mettre au service de la liberté d’expression, sacré paradoxe.

Leibniz, qui critiquera vertement la perspective cartésienne de l’évidence, considère qu’elle ne peut que porter atteinte à la vérité scientifique. Et pourtant, même Descartes pensait que le doute, « par accumulation des motifs qui peuvent le justifier », est « la meilleure façon de vérifier ce qui parmi nos croyances peut y résister » (Lamberto, 1981, p.549). Un doute qui ne peut mener bien entendu au relativisme, lequel pose autant problème que le dogmatisme évoqué plus haut. Non, tout ne se vaut pas. Tous les avis sur la Chine ne sont pas en même temps pertinents, ne sont pas vrais en même temps – ce qu’on nomme, en philosophie, le principe de non-contradiction.

L’esprit critique, comme praxis, ne consiste donc pas à renvoyer dos à dos des positions opposées (« la Chine permet la liberté d’expression » versus « la Chine ne permet pas la liberté d’expression », par exemple) mais il consiste plutôt en un travail méthodique de recherche et de critique des sources amenant, à mesure, à engranger un ensemble de connaissances que l’on pourra considérer comme suffisamment solides pour s’y appuyer et qui font honneur à la complexité sans souscrire en un dogmatisme moral par trop kantien.

C’est un travail que j’ai eu l’occasion de réaliser déjà par deux fois. D’abord à propos d’un article publié par le journal Le Soir évoquant une vidéo du Président Maduro ; puis à l’occasion de la publication des résultats d’un sondage sur Cuba. Le dossier chinois, ici présent, est à ce titre le plus gros travail de déconstruction des sources que j’ai eu l’occasion de réaliser à ce stade. C’est aussi le plus ambitieux.

J’insiste sur le fait que la vérité, en tant que construit discursif (Giraud, 2018), n’existe pas par elle-même. Elle est nécessairement une interprétation, un coup de projecteur, depuis une certaine position, sur une réalité sociale.

Ainsi, il me semble utile d’expliciter ma position : mon travail de déconstruction est le fait de quelqu’un défendant des valeurs de justice sociale reposant, dans ce cas, sur une lecture marxiste de la réalité. Le fait qu’un Marxism-friendly ouvre la boîte du consensus autour de la critique de la Chine est, en soi, loin d’être innocent. Toutefois, l’inverse est tout aussi vrai : qu’un socio-démocrate embourgeoisé, le même qui refuse le tropisme fasciste d’un gouvernement Macron ayant érigé la violence policière en système, s’exprime sur la Chine serait tout aussi symbolique. Ni l’un ni l’autre ne pourront se prévaloir d’une objectivité désincarnée. Tous deux piégés, en des lieux différents, ne pourront qu’avoir à cœur d’être les plus honnêtes possibles, de jamais ne sacrifier la rigueur sur l’autel de l’opinion, d’à tout moment chercher à faire coïncider les faits avec le discours sur les faits, en acceptant le caractère partial et partiel de ce discours, mais sans jamais le travestir.

J’ai donc proposé à cet ami de me soumettre le document qu’il estimait le plus solide sur la Chine et la liberté d’expression. Il n’est jamais trop tard pour apprendre, pour chercher, pour enquêter, pour faire bouger ses curseurs de crédence (les miens et les siens), encore moins pour exercer son esprit critique… Il m’a finalement renvoyé à la page du site web d’Amnesty International sur la Chine. Sa lecture fait effectivement froid dans le dos et, pour bien comprendre la suite de ce dossier, je vous invite à en prendre connaissance (ce n’est pas très long) et à vous faire une première opinion.

Je dois dire, à ce stade, que je pars avec plusieurs handicaps : je ne m’inventerai pas sinologue, je ne parle pas mandarin. De plus, je n’ai jamais été en Chine. Ce faisant, suis-je capable de produire quelque forme de connaissance ? Pour un aperçu, je vous donne rendez-vous lundi prochain, 13 avril, pour le second épisode où nous entrerons dans le vif du sujet en abordant la critique des sources dite « externe », les financements d’Amnesty, les pleins pouvoirs de la police chinoise et les détentions arbitraires.

Source : Le blog de Radis
https://leblogduradis.com/…