Des Palestiniens portent le corps de Shadi al-Shurafa, tué par des tirs de l’armée israélienne le 27 juillet,
lors de ses funérailles dans le village de Beita, en Cisjordanie occupée, le 10 août 2021 (AFP)

Par Orly Noy

Mon soutien affiché à un prisonnier palestinien évadé a suscité un tollé parmi les Israéliens. Mon crime ? Je l’ai qualifié de héros et j’ai écrit que je comprenais pourquoi les Palestiniens avaient recours à la violence.

Une heure après ma publication Facebook à propos de Zakaria Zubeidi, l’un des six prisonniers palestiniens récemment échappés de Gilboa qui figure parmi les quatre évadés rattrapés, Facebook m’a bannie pendant trois jours pour violation des « règles de la communauté ».

Cela ne m’a pas particulièrement surprise. Je savais que de nombreux Israéliens la signaleraient sans tarder et la feraient supprimer. C’est parce que j’insiste pour considérer Zubeidi et ses camarades comme des combattants de la liberté et non comme des terroristes. Et j’insiste pour remettre en contexte le parcours de vie héroïque et tragique de Zubeidi.

Ce contexte est parfaitement dépeint dans Arna’s Children, film de Juliano Mer-Khamis sorti en 2003 à propos de sa mère, Arna Mer-Khamis, et son projet de Freedom Theatre (théâtre de la liberté) dans les années 1990 pour les enfants du camp de réfugiés de Jénine.

Les rares actions palestiniennes couronnées de succès suscitent

une indignation ébahie des Israéliens à grands cris de « ils trichent ! 

Les jeunes participants au projet nous sont présentés comme des enfants souriants qui se transforment progressivement en combattants déterminés, dont beaucoup finissent par être tués. L’un des enfants d’Arna est Zakaria Zubeidi, qui a fini par être l’individu le plus recherché par les forces de sécurité israéliennes et qui est considéré par le grand public israélien comme le terroriste ultime.

Dans ma publication supprimée par Facebook, j’ai qualifié Zubeidi de héros. Pas uniquement parce qu’il a combattu pour la liberté de son peuple, mais aussi parce que chaque Palestinien qui survit à l’occupation et continue à vivre est un héros – même s’il ne jette pas la moindre pierre.

La famille de Zubeidi avait fait don d’une partie de sa maison pour les répétitions du Freedom Theatre. Sa mère et son frère ont plus tard été tués par l’armée israélienne et Zakaria a fini par prendre les armes pour se battre pour la liberté. Nous, population israélienne, sommes ceux (ai-je écrit) qui doivent rendre des comptes pour la métamorphose subie par Zubeidi, l’un des enfants souriants de ce film.

Étonnement outré

C’est hautement improbable, bien évidemment. Les Israéliens refusent d’admettre le contexte de la lutte palestinienne et s’étonnent lorsque quiconque le mentionne. Cet étonnement typique a caractérisé la réaction israélienne à l’annonce de l’évasion des six prisonniers de Gilboa : d’une certaine façon, ils se sont montrés plus malins que nous, mais comment ? Nous sommes si intelligents et si forts – nous sommes invincibles !

L’étonnement outré est typique de la réaction israélienne quand les Palestiniens réussissent à marquer des points contre le régime israélien et son système d’oppression sophistiqué, puissant et diversifié. Les rares actions palestiniennes couronnées de succès suscitent une indignation ébahie des Israéliens à grands cris de « ils trichent ! »

Lorsque vous êtes Goliath se prenant pour David, vous êtes aveugles à l’héroïsme de ceux que vous foulez aux pieds

D’un point de vue israélien, les règles du jeu stipulent que notre camp est celui qui conquiert, qui écrase, qui humilie, qui expulse, qui exile, qui arrête, qui emprisonne, qui appuie sur la détente et tue. Le rôle des Palestiniens est d’être vaincus, écrasés, expulsés, emprisonnés, et de mourir. Qu’est-ce qui leur donne le droit d’enfreindre cette équation juive et démocratique ?

C’est comme si Goliath voyait le monde à travers les yeux de David et insistait pour se présenter comme une victime, alors même qu’il maltraite le faible et fait fi du droit international. Incarcérer un habitant des territoires occupés en dehors desdits territoires, par exemple, est contraire au droit international. L’incarcération de Zubeidi et de ses amis dans la prison de Gilboa était en soi illégale et un crime de guerre.

Lorsque vous êtes Goliath se prenant pour David, vous êtes aveugle à l’héroïsme de ceux que vous foulez aux pieds, ceux qui s’attaquent à votre immense pouvoir à l’aide d’un lance-pierre. Vous ne pouvez pas comprendre non plus le terrible prix qu’ils paient pour cela – comme les enfants du Freedom Theatre de Jénine, qui, pour beaucoup, l’ont payé de leur vie.  

Des acteurs palestiniens saluent le public après avoir joué la pièce « Suicide Note from Palestine », le 4 avril 2013 au Freedom Theatre dans le camp de réfugiés de Jénine en Cisjordanie (AFP)

Par exemple, Yusuf a été un enfant du Freedom Theatre. Lors de la Seconde Intifada, après qu’un obus de char a atterri dans une classe, Yusuf s’est retrouvé à porter une fillette qui est morte quelques minutes plus tard. Ses amis rapportent que cette expérience l’a totalement changé. Yusuf a arrêté de sourire, de rire et est devenu apathique. Puis, bien que totalement laïc, il a rejoint le Jihad islamique, des armes lui ont été fournies, il s’est rendu avec un ami à Hadera, dans le centre d’Israël, et a ouvert le feu, tuant quatre personnes et en blessant une trentaine. Les policiers qui sont intervenus ont tué Yusuf et son compagnon.

« Je ne me rendrai jamais »

Et il y a Ashraf, un gentil garçon dans le film et un des acteurs principaux du groupe de théâtre. Dans une scène, après que l’armée israélienne a détruit la maison de famille de son voisin Alaa, Ashraf passe au crible les décombres pour retrouver les affaires de son ami. Alaa raconte ensuite comment Ashraf a fini par mourir en combattant les forces israéliennes dans la bataille de Jénine, en 2002. Les habitants armés avaient pris position dans le bâtiment qui abritait autrefois le théâtre et c’est là qu’Ashraf est mort.

Ashraf Abu el-Haje était un enfant star du Freedom Theatre de Jénine, tué lors de la Seconde Intifada
Ashraf Abu el-Haje était un enfant star du Freedom Theatre de Jénine, tué lors de la Seconde Intifada

Ou prenez Alaa, qui, enfant, a été témoin de la destruction de sa maison. On voit un Alaa plus âgé expliquer qu’il ne se ferait jamais prendre parce qu’il préférerait « être libre ou enterré » dans sa tombe. Dans la scène suivante, on voit son cadavre carbonisé à l’hôpital, entouré par des amis et sa famille en deuil, après avoir été abattu par les forces armées israéliennes en novembre 2002, deux semaines après la naissance de son fils.

Enfin, il y a Zubeidi lui-même. « Je ne me rendrai jamais », assure-t-il à ses camarades dans le film. « Jamais ! » Et effectivement, il ne l’a jamais fait. Il a été attrapé par des policiers armés jusqu’aux dents employés par un régime lâche et vil dont les abus incessants et sadiques sont attribués aux « nécessités sécuritaires » et dont la chasse faite à ces combattants de la liberté est qualifiée d’« héroïsme ».

Donc oui, aussi étonnant que cela puisse paraître pour les Israéliens, parfois les personnes enfermées dans un ghetto où la mort lente a mille visages essayeront de s’échapper et prendront des risques mortels pour ce faire. Un prisonnier sur mille du ghetto pourrait même tuer l’un de ses geôliers. Et, oui, le peuple incarcéré par ses conquérants pendant des années dans une prison plus concrète que le ghetto pourrait tenter de s’échapper et un sur plusieurs dizaines de milliers y parviendra. Oui, y compris ceux qui ont recours à la violence.

Examen de conscience

Car nouvelle surprise : nous vivons dans une réalité très violente qui, bien qu’ayant deux faces, n’a rien de symétrique. La violence d’un côté sert à opprimer, à écraser, à déshériter, à établir une supériorité, tandis que la violence de l’autre côté s’inscrit dans une quête de libération. C’est pourquoi des actes qui ne devraient jamais se produire en viennent à faire partie de la lutte pour la liberté.

Nous vivons dans une réalité très violente qui, bien qu’ayant deux faces, n’a rien de symétrique. La violence d’un côté sert à opprimer, à écraser, à déshériter, à établir une supériorité, tandis que la violence de l’autre côté s’inscrit dans une quête de libération

Cette semaine, des millions de juifs en Israël observeront le jour le plus sacré de l’année juive, Yom Kippour : une journée d’introspection et d’examen de conscience. Dans la tradition juive, nos prières du Yom Kippour nous permettent d’expier nos péchés envers Dieu mais pas les péchés que nous avons commis envers d’autres êtres humains. Seules les victimes elles-mêmes peuvent nous pardonner ceux-ci.

En ce Yom Kippour, nous devrions nous mettre à genoux face aux millions de Palestiniens que nous oppressons depuis des décennies et leur demander pardon du plus profond de nos cœurs tout en nous repentant véritablement des péchés que nous avons commis à leur encontre. Ce ne fut pas le cas les années passées et ce n’est pas encore pour cette année. Les muscles juifs ont remplacé la moralité juive il y a 73 ans.

Orly Noy est une journaliste et activiste politique basé à Jérusalem.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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Publié le 16 septembre 2021 avec l’aimable autorisation de Middle East Eye

Source : MEE
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