Des Palestiniens cherchent des survivants après une frappe aérienne israélienne sur des bâtiments du camp de réfugiés de Jabalya, dans la bande de Gaza, ce mois-ci. Photo : Mohammed Abed/AFP

Par Gideon Levy

Gideon Levy, Haaretz, 26/10/2023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme*. À la surface de l’abîme du massacre dans le sud, les ténèbres s’emparent d’Israël. Il s’agit pour le moment d’un amoncellement de nuages, mais il pourrait se transformer en ténèbres : Israël devient fou. La gauche se “réveille”, la droite s’extrémise, le maccarthysme et le fascisme règnent.

Les temps de guerre sont toujours synonymes de silence, d’uniformisation des opinions, de racisme, d’incitation à la haine, d’enrôlement absolu au service de la propagande, de fin de la tolérance et de persécution de tous ceux qui osent sortir du rang. Les atrocités perpétrées par le Hamas dans le sud ont porté toutes ces manifestations à des niveaux extrêmes, comme si les atrocités justifiaient la perte de toute retenue.

Le bouleversement émotionnel est bien sûr compréhensible, mais pas le totalitarisme qui a suivi dans son sillage. S’il n’est pas stoppé, le danger pour la démocratie sera mille fois supérieur à celui du coup d’État qui a détraqué tout le système.

Les premiers à perdre la tête ont été, comme d’habitude, les gens de gôche. Ils se sont “réveillés”. Ceux qui, avant la guerre, s’étaient engagés avec détermination dans la lutte pour la démocratie, la sabotent aujourd’hui de leurs propres mains. Ceux qui, avant la guerre, se considéraient comme des libéraux, des pacifistes et des défenseurs des droits humains, adoptent aujourd’hui une vision actualisée du monde : Ils sont indifférents aux atrocités commises dans la bande de Gaza ; une majorité d’entre eux souhaitent même les voir s’intensifier.

Pourquoi ? Parce qu’ils ont perpétré des atrocités contre nous. Jusqu’à quand ? Jusqu’à la fin. À quel prix ? À n’importe quel prix. La gauche pense aujourd’hui à Gaza exactement comme la droite : Frapper et frapper, c’est la seule option.

Ceux qui, avant la guerre, avaient sous-estimé l’importance de s’attaquer à l’apartheid et au sort du peuple palestinien pensent aujourd’hui que tout le monde peut aller se faire voir. Qu’ils aillent se faire pendre. Qu’ils suffoquent. Qu’ils meurent. Qu’ils soient expulsés. Ceux qui, avant la guerre, se considéraient comme éclairés, soutiennent aujourd’hui le consensus.

Le Hamas a également mis la gauche israélienne sens dessus dessous. Désormais, Israël est autorisé à faire n’importe quoi à Gaza ; la gauche donnera même sa bénédiction. Désormais, il est même interdit d’éprouver de l’empathie pour les habitants de Gaza.

Yariv Oppenheimer, militant des droits humains et ancien directeur de La Paix Maintenant, a vu Amira Hass verser des larmes inspirantes sur le sort des habitants de Gaza et s’est empressé d’écrire : « Je reconnais que je suis devenu insensible ».

Même face aux corps de 2 360 enfants, selon le ministère palestinien de la Santé en date de mardi, le cœur de la gôche est cimenté. Comme au début de chaque guerre, cette gauche est pour. La gôche “se réveille” et, par la suite, revient d’une manière ou d’une autre à elle-même. Cela semble peu probable cette fois-ci.

La situation est encore pire en dehors de la gôche. Le fascisme est devenu la seule position correcte. Les chaînes de télévision locales se sont alignées sur Canal 14 ; lorsqu’il s’agit de Gaza, il n’y a pas de différence. Les journalistes et les présentateurs traitent le Hamas de nazis dans une démonstration répugnante de banalisation et de négation de l’Holocauste, et la foule applaudit. Le Hamas a fait des choses abominables, mais ce ne sont pas des nazis.

Toute autre opinion est désormais condamnée à la persécution. Le secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, a parlé avec sincérité et courage du contexte des atrocités du 7 octobre et s’est empressé de souligner que rien ne peut justifier les horribles attaques du Hamas ; Israël a répondu par une attaque frénétique contre Guterres, attisée par les médias. Tous les correspondants diplomatiques qui n’ont jamais exprimé d’opinion sur quoi que ce soit croient savoir que les remarques du secrétaire général étaient “scandaleuses”.

Pour ma part, je n’ai pas été scandalisé. Ils étaient vrais. L’actrice Maisa Abd Elhadi a été arrêtée par la police et détenue pendant une nuit à cause d’un message sur les réseaux sociaux qui n’a enfreint aucune loi, et les chaînes de télévision israéliennes retirent ses films de leurs archives de diffusion en continu. Le maccarthysme aurait honte.

La captive libérée Yocheved Lifshitz, a donné une performance émouvante, et les journalistes traditionnels se plaignent parce qu’elle a dit la vérité. Rani Rahav, consultante en relations publiques et personnalité de l’internet, voit une vidéo de la destruction de Gaza et écrit : « C’est comme ça que je l’aime !!! » (Tous les points d’exclamation sont dans le texte original).

Le journaliste Zvi Yehezkeli exhorte à la destruction de Gaza tous les soirs. Toute la bande de Gaza. Et son collègue de Channel 13 News, Netali Shem Tov, estime qu’il y a “trop de bâtiments qui restent debout à Gaza”. Tel est le mal distillé face à la catastrophe de Gaza, dont les horreurs ne sont presque jamais montrées aux Israéliens.

C’est le temps des ténèbres. Le temps de l’attaque barbare du Hamas et le temps de la perte de la conscience et du sens de la raison en Israël.

NdT

Allusion aux premières lignes de la Genèse :

« 1. Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. »

Source : TLAXCALA
https://tlaxcala-int.blogspot.com/2023/10/gideon-levy-et-les-tenebres-etaient-sur.html

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