BGEN Stan McClellan, armée américaine, chef d’état-major, Commandement de l’assistance militaire – Vietnam (MACV) discute de l’échange en cours de prisonniers américains et sud-vietnamiens pour des prisonniers Viet Cong (VC) et nord-vietnamiens (NVA) avec un officier Viet Cong au Sud Vietnam, 1973 (SSGT Herman Kokojan/Archives nationales)

Par H. D. S. Greenway

Un correspondant de guerre chevronné se souvient de l’ignorance, du manque de jugement, de l’exceptionnalisme et de l’hubris de toutes nos interventions.

Source : Responsible Statecraft, H. D. S. Greenway
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Il y a près d’un demi-siècle, j’ai vu l’armée sud-vietnamienne, une armée qui avait été entraînée et équipée par les États-Unis, se liquéfier simplement devant une armée du Nord-Vietnam moins bien équipée mais plus motivée. Les Sud-Vietnamiens ont fui dans la panique avant l’offensive finale du Nord. J’ai vu des soldats enlever leurs uniformes et fuir en sous-vêtements. Les villes tombaient avant que les Nord-Vietnamiens aient eu le temps d’y arriver.

Finalement, j’ai dû quitter précipitamment le pays par hélicoptère de l’ambassade américaine, les rues de Saigon grouillant de gens paniqués que nous laissions derrière nous. Trente ans d’efforts américains, d’abord pour les Français, puis pour nous-mêmes, partaient en fumée.

En 2014, une autre armée irakienne formée et équipée par les Américains a plié bagage et s’est enfuie devant un État islamique moins bien équipé mais plus motivé lorsqu’il a attaqué Mossoul.

Et en août, une fois de plus, une armée afghane formée et équipée par les Américains a simplement disparu devant des talibans moins bien équipés mais plus motivés.

Il existe un lien évident entre ces désastres. Il m’était apparu clairement, lors de mes visites à Bagdad et à Kaboul, que l’Amérique n’avait pas tiré les leçons du Vietnam. Il y a eu un fort élément d’orgueil dans la politique étrangère américaine.

Stephen Walt, de Harvard, l’a parfaitement exprimé lorsqu’il a écrit qu’après la chute de l’Union soviétique, « au lieu de défendre ses propres côtes, de maximiser la prospérité et le bien-être chez lui, Washington a cherché à remodeler les autres pays à son image et à les intégrer dans des dispositifs et des arrangements de sa propre conception. »

Permettez-moi de prendre un peu de recul et de replacer cette affaire dans un contexte historique plus large. Ce que Walt a décrit est ce que les puissances coloniales ont toujours fait. Les Portugais et les Espagnols ont toujours déguisé leurs ambitions coloniales en sauveurs d’âmes – en convertissant les païens au christianisme, en rendant les peuples qu’ils ont conquis plus semblables à eux-mêmes. Plus tard, les Français ont toujours prétendu que leur mission coloniale était « civilisatrice », qu’elle consistait à apporter la civilisation occidentale aux peuples non éclairés, afin de rendre leurs colonisés plus semblables aux Français. Et les Britanniques, eux aussi, ont prétendu qu’ils apportaient la loi, l’ordre et les lumières à ce que Rudyard Kipling appelait « les nouveaux capturés, les gens maussades, moitié diable et moitié enfant ». C’est l’ode qu’il a écrite pour encourager les Américains à « assumer le fardeau de l’homme blanc » et à rejoindre le club de l’empire après notre conquête des Philippines.

Lorsque la propagation du christianisme a cessé d’être une cause impériale, les Américains se sont mis à vouloir répandre la démocratie à leur nouveau peuple maussade capturé, à rendre les autres pays plus semblables à nous, souvent par la force : la démocratie par le canon d’un fusil.

Alors que, de notre point de vue, la guerre du Viêtnam était une lutte contre le communisme, pour de nombreux Vietnamiens, nous n’étions qu’un autre envahisseur étranger, suivant les traces des Français. Nous ne comprenions pas que pour beaucoup, voire la plupart des peuples du monde, la lutte contre le colonialisme était plus importante que la lutte entre le communisme et le capitalisme.

De même, alors que nous voyions l’Afghanistan à travers le prisme de la lutte contre l’extrémisme islamique, trop d’Afghans voyaient une lutte contre un autre envahisseur étranger qui n’était pas sans rappeler les Russes, et avant eux les Britanniques.

Comme au Viêtnam, nos clients afghans n’ont jamais pu s’emparer de l’argument du nationalisme. Nos alliés sud-vietnamiens n’ont jamais pu se défaire de l’image de marionnettes américaines. De même, nos partenaires afghans sont toujours apparus comme des marionnettes américaines.

Un deuxième lien entre les désastres du Viêtnam et de l’Afghanistan était la corruption. Nous n’avons jamais pu endiguer la corruption, et en Afghanistan, nous y avons contribué en inondant le pays de plus d’argent que l’économie ne pouvait en absorber. La corruption a sapé le soutien au gouvernement. Un de mes amis qui participait à une opération avec l’armée afghane a vu des officiers exiger des pots-de-vin des villageois qu’ils étaient censés protéger.

« Pensez-vous que vous allez gagner le soutien de la population de cette façon ? » a demandé mon ami aux officiers. « Nous savons, mais nous avons dû payer des pots-de-vin pour obtenir nos commissions et c’est ainsi que nous récupérons notre argent. »

Un troisième lien entre le désastre afghan et le Vietnam était que trop peu d’Américains prenaient la peine d’apprendre l’histoire et la culture du pays. Souvent, cela était dû à un sentiment d’exceptionnalisme américain. J’ai demandé à un officier supérieur américain au Vietnam s’il avait déjà lu des articles sur l’expérience française au Vietnam. Il m’a répondu : « Non, pourquoi le ferais-je. Ils ont perdu, n’est-ce pas ? » Robert McNamara a admis après la guerre qu’il n’avait jamais compris la culture et l’histoire vietnamiennes. Mais il était alors trop tard. Nous avions déjà perdu cette guerre.

En Irak, j’ai constaté que de nombreux Américains n’avaient aucune idée du grand schisme qui existe dans la religion musulmane entre sunnites et chiites. Beaucoup ne se souciaient pas de savoir. Ils étaient Américains et ils allaient apporter la démocratie américaine en Irak. Mon ami Tony Shadid, du Boston Globe et plus tard du New York Times, qui est mort en couvrant la Syrie, a un jour entendu des soldats irakiens parler entre eux. Ils ne savaient pas que Tony parlait couramment l’arabe. L’un d’eux disait aux autres : « Je sais que je suis un mauvais musulman qui se bat pour des étrangers, mais j’ai besoin d’argent. »

L’invasion de l’Irak était le résultat de la pensée magique des néoconservateurs. Ils pensaient que s’ils pouvaient transformer l’Irak en quelque chose qui ressemblait à l’Amérique, alors tout le Moyen-Orient suivrait le mouvement, et que les autocraties s’effondreraient pour devenir des démocraties à l’américaine. Henry Kissinger, qui était à l’origine favorable à la guerre en Irak, a écrit plus tard que le fait de chercher à imposer les valeurs américaines par l’occupation militaire dans une partie du monde où elles n’avaient pas de racines historiques, et d’attendre un changement politique fondamental dans un laps de temps politiquement pertinent, « s’est avéré aller au-delà de ce que le public américain pouvait soutenir et que la société irakienne pouvait accepter. »

À Kaboul, j’ai interviewé l’ambassadeur russe. Il avait été dans l’administration soviétique pendant l’occupation soviétique, et maintenant il était ambassadeur à Kaboul pendant l’occupation américaine. Il a dit que nous, les Américains, faisions la même erreur que les Russes. Vous pensiez que chaque Afghan, s’il avait le choix, aimerait être un Américain, et certains le pensaient. Et nous pensions que chaque Afghan dans son cœur aimerait être communiste, et c’était le cas pour certains. Mais vous pensez que l’encre violette sur le doigt d’un Afghan [Validation de son vote, NdT] est la réponse à mille ans de rivalités ethniques et tribales.

Un autre lien entre l’Afghanistan et le Viêtnam était l’auto-illusion américaine, ou comme certains l’appellent, les mensonges. Au Vietnam, il y avait toujours une lumière au bout du tunnel. Nous étions toujours en train de gagner la guerre. C’est devenu tellement ridicule que nous avons appelé les briefings officiels les folies de cinq heures, d’après l’heure à laquelle les militaires informaient la presse chaque jour.

En Afghanistan, j’ai constaté la même chose. Nous étions toujours en train de « prendre le virage », nous étions toujours sur le point de gagner la guerre.

L’esprit « can-do » [on peut le faire, NdT] de l’armée américaine, si séduisant en un sens, est devenu une constante de nos guerres perdues. Nos militaires savaient peut-être que les guerres étaient sans espoir, mais ils n’étaient pas prêts à l’admettre. Le défaitisme était inacceptable. C’est toujours plus sombre avant l’aube, se disaient-ils. Le vieux dicton « Le difficile sera fait rapidement, l’impossible prendra un peu plus de temps » est ancré dans l’armée. Et Jules César n’avait-il pas dit : « Ce n’est de l’orgueil démesuré que si je perds » ? La tradition militaire n’incitait pas à dire : « Désolé, la tâche que vous nous avez confiée ne peut pas être accomplie. »

Lorsque j’étais à Bagdad, j’ai rencontré le général Martin Dempsey, devenu plus tard président des chefs d’état-major interarmées, mais alors chargé de la formation de l’armée irakienne. Il m’a dit qu’il était relativement facile de former un homme au combat. Plus difficile de maîtriser la logistique, de maintenir une armée nourrie et approvisionnée en munitions. Mais ce que nous ne pouvons pas faire, c’est insuffler aux Irakiens la motivation de se battre. Seuls les Irakiens peuvent le faire pour eux-mêmes.

J’ai également eu le sentiment qu’en Afghanistan et au Vietnam, nous équipions nos clients pour mener de grandes guerres compliquées, et non les guerres d’infanterie légère que menaient nos adversaires. Nous avons créé une dépendance qui n’avait pas lieu d’être. J’ai été vraiment choqué de lire qu’après 20 ans, les Afghans étaient toujours complètement dépendants des entrepreneurs américains pour l’entretien de leurs avions. N’aurions-nous pas pu former les Afghans à entretenir leurs propres avions ?

Quant aux Afghans, ils n’étaient pas un ennemi que l’on souhaitait combattre sur leur propre terrain avec la tradition afghane du djihad contre les envahisseurs étrangers. Ils étaient maîtres du terrain. Et en parlant de tradition militaire, lorsque la campagne du Waziristan de 1936 s’est terminée et que les Britanniques ont distribué des médailles à leurs troupes, les Waziris sont venus voir les Britanniques et ont dit : où sont nos médailles ?

De quoi parlez-vous ? ont répondu les Britanniques. Vous étiez l’ennemi.

Peut-être, disaient les Waziris, mais vous n’auriez pas pu mener une campagne au Waziristan sans nous.

Les conseillers militaires et civils américains nous ont-ils menti lorsqu’ils nous ont dit qu’ils gagnaient ces guerres alors que ce n’était pas le cas ? Il y a eu beaucoup de mensonges purs et simples, Dieu seul le sait, mais je préfère la description que fait Sebastian Junger des briefings militaires et politiques donnés par les Américains à Kaboul. « Plutôt que de mentir carrément, ils vous invitaient à rejoindre une conspiration de vœux pieux. »

Lorsque Saigon est tombé et que la guerre du Vietnam a pris fin, S. Rajaratman, ministre des Affaires étrangères de Singapour et grand ami de l’Amérique, a déclaré que la véritable signification de la fin de la guerre n’était pas que les communistes avaient gagné – il était résolument anticommuniste – mais que, pour la première fois en 400 ans, il n’y avait pas d’armées étrangères en Asie du Sud-Est.

Peut-être que même les amis de l’Amérique disent quelque chose de similaire maintenant que nous avons quitté l’Afghanistan.

Cet essai a été adapté des remarques faites par Greenway lors d’un événement à l’Université de Boston en octobre.

Source : Responsible Statecraft, H. D. S. Greenway, 20-10-2021

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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