Pour la députée de La France insoumise Danièle Obono, « il n’y a pas une crise de l’immigration mais une crise de l’accueil » (AFP/Emmanuel Dunand)

Par Hassina Mechaï

Porte-parole de La France insoumise, Danièle Obono évolue au gré d’une parole autonome qui semble parfois heurter là où précisément la France est mal assurée ou tangue sur ses certitudes, notamment sur les questions de racisme ou d’immigration

Danièle Obono nous reçoit dans sa permanence, située à une encablure de la Goutte-d’Or, quartier populaire et pluriel de Paris. Pas très loin, Montmartre dévale ses rues pavées, ses boutiques touristiques et sa population aisée. En un instantané, deux catégories de la population française, vivier électoral de La France insoumise (LFI).

Danièle Obono est députée de La France insoumise, parti de la gauche radicale dont elle est aussi la porte-parole. Élue dans la 17e circonscription de Paris lors des élections législatives de 2017, elle a été réélue dès le premier tour en 2022. Entretien.

Middle East Eye : Avant toute chose, le procès en appel qui vous oppose à Valeurs actuelles vient d’avoir lieu. Pour rappel, l’hebdomadaire d’extrême droite avait publié en août 2020 un récit vous dépeignant en esclave, accompagné de dessins vous représentant collier en fer au cou. Que dit cette affaire de la société française ?

Danièle Obono : Cette affaire, l’article comme le débat qui a suivi, dit la polarisation et la radicalisation de la société française. Ainsi que la diffusion des idées d’extrême droite, si bien que certains se sont sentis suffisamment à l’aise pour pouvoir mener ce genre d’attaques injurieuses et racistes à mon égard, au nom du débat politique. Cet argument, celui du débat, a été leur défense. Des organisations anti-racistes, moi-même et le parquet ont estimé qu’il s’agissait tout simplement de racisme.

Cette affaire dit que le racisme est une constante de la société française. Cette société reste travaillée par un racisme systémique

Cette affaire dit également que le racisme est une constante de la société française. Cette société reste travaillée par un racisme systémique. Pour l’extrême droite, je représente la cible par excellence : une femme noire, née en Afrique, qui appartient à un courant très revendicatif, qui ne rase pas les murs et n’est pas du tout considérée comme reconnaissante envers la France.

La fiction de Valeurs actuelles traduisait toutes les obsessions de l’extrême droite, du grand remplacement [complot de l’écrivain français Renaud Camus qui affirme l’existence d’un processus de substitution de la population française et européenne par une population non européenne] à la remigration [retour, forcé ou non, de certains immigrés] en Afrique.

Au-delà de cette affaire, le paysage médiatique et politique s’est extrêmement radicalisé. [Le président] Emmanuel Macron a joué un rôle dans cela car il a fait sciemment le lit de l’extrême droite. Certains médias ont également fait campagne pour ces idées.

Pourtant, je continue à penser que la société française n’y est pas totalement conquise. Pas plus qu’elle ne l’est à Emmanuel Macron et à sa version dégénérée du libéralisme. Je pense que des résistances et des fondamentaux tiennent encore dans ce pays. Malgré tout.

MEE : En quoi y a-t-il polarisation et radicalisation au sein de la société française ?

DO : Cette polarisation s’est illustrée notamment par les Gilets jaunes. Ce mouvement est parti d’une catégorie qui n’avait pas forcément une expérience de mobilisation ni de stratégie révolutionnaire, ou même syndicale.

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Une radicalité traverse ces revendications sociales et ces divers mouvements de révolte mais c’est une radicalisation qui touche tout le spectre politique. Les deux notions sont très différentes.

Pour ce qui concerne la radicalisation, on ne peut plus parler de simple « lepénisation » [banalisation des idées d’extrême droite du Rassemblement national]. C’est au-delà, avec une normalisation de l’extrême droite lepéniste.

La macronie n’a plus aucun mal à gouverner avec cette dernière à l’Assemblée nationale. L’effondrement du dit barrage républicain est total. Constat grave qui implique tout autant un effondrement moral.

MEE : Pensez-vous, comme l’historien et anthropologue Emmanuel Todd, que cette convergence pourrait figurer un « macron-lepénisme » ?

DO : Le macronisme envisage le pouvoir de façon très autoritaire. Il peut même envisager la démocratie comme un frein. Ce mouvement politique représente une sorte de « bloc bourgeois » et est structuré par les courants technocratiques du pouvoir.

La macronie n’a plus aucun mal à gouverner avec l’extrême droite lepéniste à l’Assemblée nationale. L’effondrement du dit barrage républicain est total. Constat grave qui implique tout autant un effondrement moral

Pendant cinq ans, le macronisme a embrassé des pans entiers du programme de l’extrême droite, de l’immigration à la sécurité. Son propre ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, est passé par l’Action française [mouvement politique nationaliste et royaliste d’extrême droite].

Emmanuel Macron a aussi théorisé son pouvoir dans une conception très monarchique de la Ve République et une vision très verticale de la société. Le macronisme s’est prétendu au-delà des clivages, mais sa pratique du pouvoir l’a ancré très à droite, avec des politiques anti-sociales et un recul des droits et libertés. Sous des dehors modernes et prétendument hors clivages politiques, c’est une droite réactionnaire et très datée.

MEE : Que se passe-t-il en France pour qu’il y ait eu autant de recul des libertés publiques ?

DO : Ce recul est en effet grave. Emmanuel Macron s’est inscrit dans le sillage de François Hollande [président socialiste de 2012 à 2017] qui avait déjà mené une politique sécuritaire.

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Emmanuel Macron a simplement accentué ce qu’avait impulsé François Hollande, notamment au prétexte de la crise covid.

Puis j’observe une faiblesse idéologique de la gauche et du courant anti-raciste.

L’affaiblissement de la gauche au sens large, qu’elle soit intellectuelle, associative ou politique, explique tout autant cette réaction et ces reculs.

MEE : Justement, ce 16 octobre, vous appelez, avec d’autres, à manifester. La gauche offrira-t-elle un front uni sur les questions sociales ?

DO : La marche se fait à l’appel d’un grand nombre d’organisations politiques et d’associations. Pour ce qui concerne les syndicats, ils ont lancé leur propre marche et manifestation. Nous estimons qu’il faut faire de ce 16 octobre une démonstration de force. La situation sociale l’exige.

Nous observons une faiblesse du mouvement social qui n’est pas celle des mouvements sociaux, car sur le terrain des mobilisations, les luttes continuent à se mener. L’initiative sociale vient de plus en plus de la base, des Gilets jaunes au mouvement hospitalier ou celui des livreurs.

Ce sont des initiatives qui échappent au schéma syndical de mobilisation. Cela s’explique par l’éclatement du salariat, l’existence de secteurs précarisés très peu syndiqués, comme les livreurs ou les entreprises de nettoyage.

MEE : Vous décrivez un paradoxe : une effervescence sociale et des organisations syndicales ou politiques de gauche qui n’arrivent pas à saisir et représenter ces mouvements spontanés… Les formes partisanes d’engagement politique sont-elles toujours mobilisatrices ?

DO : À l’évidence, ces observations posent la question du renouvellement des formes de militantisme.

L’affaiblissement de la gauche au sens large, qu’elle soit intellectuelle, associative ou politique, explique tout autant cette réaction et ces reculs des libertés

Au sein même de LFI, nous considérons qu’il nous faut demeurer dans une structuration en « mouvement », laquelle est plus opérante et adaptée, et qu’il ne faut pas revenir à la forme de parti politique. L’expérience locale concrète nous pousse à penser ainsi.

L’engagement politique a évolué et il nous faut en tenir compte. Mais le système politique français, avec son point d’orgue que reste l’élection présidentielle, nous a obligés à une organisation partisane.

MEE : Que vous a-t-il manqué lors de cette élection présidentielle et les élections législatives pour gagner ?

DO : Nous avons réussi à représenter une bonne partie des aspirations du pays, puisque nous avons fait 22 % au premier tour de la présidentielle. Mais nous n’avons pas tout réussi.

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Nous avons d’abord hérité d’une situation politique, notamment du discrédit de la gauche, illustré par François Hollande. Le système médiatique a constitué aussi un obstacle.

De ces campagnes diverses, nous avons théorisé l’existence de trois blocs plus un : le bloc macroniste, le bloc lepéniste et nous. Le quatrième bloc est celui des abstentionnistes, qui est aussi celui de la bascule. Il ne s’agit pas d’une abstention passive mais elle est chargée de désillusions politiques.

MEE : Comment allez-vous vous opposer à la loi dite immigration, en préparation pour début 2023, qui durcit l’accueil et le traitement des demandeurs d’asile en France ?

DO : Nous ferons comme lors de la précédente législature, nous défendrons les droits humains. Ces mesures seront un recul anti-démocratique. Nous aurons à reconstruire là aussi une conscience progressiste dans ce pays.

Il faut bien comprendre que les attaques contre les étrangers, un jour ou l’autre, finissent par être élargies à toute la population. Le terrain du droit des étrangers est celui de l’expérimentation de lois sécuritaires

Puis il faut bien comprendre que les attaques contre les étrangers, un jour ou l’autre, finissent par être élargies à toute la population. Le terrain du droit des étrangers est celui de l’expérimentation de lois sécuritaires.

L’immigration n’est pas un problème. Il n’y a pas une crise de l’immigration mais une crise de l’accueil. Ne pas accueillir est un choix politique. Nous l’avons vu avec l’accueil des réfugiés ukrainiens. La grille de lecture raciste d’ailleurs, avec cette loi, est évidente.

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Publié le 21 octobre 2022 avec l’aimable autorisation de Middle East Eye

Source : MEE
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