Des acheteurs passent devant une bijouterie dans le souk de l’or de Dubaï, en mai 2020 (AFP)

Par Paul Cochrane

Les Émirats sont invités à revoir leurs pratiques après de nombreux rapports pointant du doigt leur rôle dans le commerce de l’or sale

Sous le sable de Dubaï, on ne trouve pas de mines où est pratiquée l’extraction artisanale, avec des enfants qui travaillent dur pour trouver de l’or.

Mais le souk de l’or et les raffineries rivalisent avec les plus grandes opérations mondiales, alors que les Émirats arabes unis (EAU) s’efforcent d’étendre leur position de plaque tournante majeure de l’or. 

Au cours des dernières années, les Émirats, et Dubaï en particulier, se sont imposés comme l’un des marchés les plus importants. Ils enregistrent une des croissances les plus rapides pour ce métal précieux, avec des importations qui ont observé une augmentation de 58 % par an pour atteindre plus de 27 milliards de dollars en 2018, selon les données recueillies par l’Observatoire de la complexité économique.  

Contrairement au voisin saoudien, les Émirats n’ont pas d’or local à exploiter et doivent en importer de tous les endroits possibles : cet or peut être issu de sources légitimes, faire l’objet d’une contrebande pour laquelle aucune question n’est posée, provenir de zones de conflit ou être lié au crime organisé.

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L’or est devenu si important pour l’économie de Dubaï qu’il constitue le poste le plus important du commerce extérieur de l’émirat, devant les téléphones portables, les bijoux, les produits pétroliers et les diamants, selon les douanes de Dubaï.

Il représente également la principale exportation des Émirats arabes unis après le pétrole, avec 17,7 milliards de dollars en 2019. L’importance de l’or n’a fait qu’augmenter alors que les réserves de pétrole de Dubaï diminuent et que les Émirats essaient de diversifier leur économie.

Mais pour juguler ce commerce, les Émirats arabes unis devront peut-être mieux surveiller le secteur, après avoir fait l’objet de nombreux rapports sur leur rôle dans le commerce de l’or sale et de critiques du Groupe d’action financière (GAFI), l’organisme mondial de normalisation en matière de lutte contre le blanchiment d’argent, pointant du doigt une surveillance inadéquate du secteur dans un rapport d’évaluation publié en avril.

Un rapport du Home Office and Treasury britannique datant de décembre a également désigné les Émirats arabes unis comme une juridiction vulnérable au blanchiment d’argent par les réseaux criminels en raison de la facilité avec laquelle l’or et l’argent liquide peuvent circuler dans le pays.

« Si Dubaï veut voir plus de clients internationaux, il lui faut réformer sérieusement ses politiques de diligence raisonnable [politique fournissant un cadre de vérification de potentiels partenaires] se rapportant à l’or. Sinon, il risque de perdre beaucoup de clients et le commerce de l’or représente une part très importante de l’économie », indique Sasha Lezhnev, directeur adjoint de la division politique de The Sentry, une ONG qui a publié en novembre un rapport consacré à l’or provenant des conflits et à Dubaï.

La question est de savoir si Dubaï et les Émirats reverront leur copie.

Du Soudan à la République centrafricaine

L’enquête de The Sentry a révélé que 95 % de l’or officiellement exporté d’Afrique centrale et orientale, dont une grande partie est extraite au Soudan, au Sud-Soudan, en République centrafricaine et en République démocratique du Congo, finit dans l’émirat.

« Une grande partie de l’or provenant des conflits est passée en contrebande dans les pays voisins, puis exportée à Dubaï », développe Sasha Lezhnev.

L’or permet de financer les conflits armés dans la région depuis de nombreuses années. Néanmoins, le marché a connu une hausse vertigineuse en 2020 après la flambée du cours de l’or dans un contexte de volatilité du marché liée à la pandémie de COVID-19, l’once s’étant appréciée de 364 dollars, soit 25 %, pour atteindre plus de 1 800 dollars depuis janvier.

Un mineur artisanal travaille dans une mine d’or en République démocratique du Congo, en juillet 2018. Une grande partie de l’or du pays finit à Dubaï (AFP)

« C’est un peu comme de nouveaux diamants de la guerre, si vous voulez, en partie à cause de la hausse du cours de l’or. Il y a une ruée vers l’or dans de nombreuses régions en proie à l’extraction minière artisanale, donc plus d’enfants mineurs, plus de groupes criminels et plus de corruption. L’or est si petit et si précieux qu’il est facile de le faire passer en contrebande », indique Sasha Lezhnev.

L’or sale – comme on pourrait l’appeler – qui arrive à Dubaï ne vient pas seulement d’Afrique.

« L’or sort également d’Amérique du Sud et Dubaï est de plus en plus une plaque tournante. Une fois que l’or entre à Dubaï, il est pratiquement impossible de déterminer d’où il vient et dans quelles circonstances », explique David Soud, responsable du service de recherche et d’analyse d’I.R. Consilium, à Washington, D.C..

En raison de politiques laxistes, Dubaï est devenu une plaque tournante majeure pour l’or de toutes les provenances.

« C’est attrayant car une faible importance est accordée à la diligence raisonnable lors de l’achat d’or et les lacunes en matière de politique et d’application des réglementations permettent au pays d’agir comme un aimant pour ce type d’or de contrebande », indique Sasha Lezhnev.

« L’or sort également d’Amérique du Sud et Dubaï est de plus en plus une plaque tournante. Une fois que l’or entre à Dubaï, il est pratiquement impossible de déterminer d’où il vient et dans quelles circonstances »

David Soud, consultant

Les contrôles douaniers sont minimalistes et l’argent liquide est roi lorsqu’il s’agit d’acheter de l’or au souk de l’or de Dubaï ou dans un distributeur automatique d’or à l’hôtel Emirates Palace d’Abou Dabi.

« Le Dubai Multi Commodities Centre suit en principe des directives [sur l’or], mais lorsque l’on peut effectuer des transactions officieuses en espèces pour de l’or à emporter, potentiellement pour plusieurs millions de dollars, il devient très difficile de conserver une véritable notion de responsabilité », affirme David Soud.

En 2016, les Émirats arabes unis ont déclaré des importations d’or d’une valeur de 7,4 milliards de dollars en provenance de 25 pays africains qui n’avaient déclaré aucune exportation vers les Émirats, selon Reuters. Les Émirats ont déclaré 3,9 milliards de dollars d’or de plus que les exportations déclarées en provenance de la plupart des 21 autres pays d’importation.

La Swiss connection

Dubaï n’est pas le seul acteur de l’or à avoir les mains sales, voire du sang sur les mains.

« Ce n’est pas seulement Dubaï, c’est aussi la Suisse. Les Suisses recueillent de grandes quantités d’or de Dubaï. Les Suisses disent qu’ils ne reçoivent pas d’or de certains pays [en lien avec l’or provenant des conflits], mais plutôt de Dubaï. Et pourtant, l’or de Dubaï provient de ces pays. Dubaï est complice, mais les mains des Suisses sont tout aussi sales, car ils ne peuvent pas couper Dubaï du marché », soutient Lakshmi Kumar, directeur de la division politique de Global Financial Integrity (GFI) à Washington, D.C..

La Suisse est le plus grand raffineur au monde : environ la moitié de l’or passe par le pays, selon le groupe de lutte contre la corruption Global Witness. Le marché suisse est lié au Royaume-Uni, qui importe environ un tiers de tout l’or.

Londres traite également environ 80 % de tout l’or extrait : les raffineurs expédient l’or vers les coffres de la London Bullion Markets Association (LBMA), qui détenait un peu plus d’un demi-millier de milliards de dollars en octobre 2020.

C’est la LBMA, une organisation privée, qui fixe les normes sur les meilleures pratiques à suivre dans le cadre de son Code mondial des métaux précieux. Toutefois, la LBMA fait l’objet de critiques pour l’or qu’elle approuve en provenance d’une liste « Good Delivery » de 70 raffineries, qui ne sont pas censées s’approvisionner en or sans faire preuve de la diligence nécessaire pour savoir d’où et de qui provient le métal et sans la mise en place d’un audit effectué par un tiers indépendant.

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Des rapports ont établi un lien entre le raffineur suisse Valcambi, qui figure sur la liste de la LBMA, et l’or provenant du raffineur Kaloti Jewellery International, établi aux Émirats arabes unis.

Kaloti est accusé d’importer de l’or de contrebande et provenant des conflits, mais aussi de gérer une mine d’or « fantôme » au Suriname, en Amérique du Sud – en réalité, les activités de raffinage d’or n’existent pas, mais un faux certificat d’achat est fourni, ce qui constitue un instrument parfait pour des pratiques de blanchiment d’argent.

« Kaloti est une vieille histoire, qui revient sans cesse. Valcambi a importé 300 tonnes des Émirats arabes unis vers la Suisse pendant une bonne année – uniquement de Kaloti, soit près de 30 milliards de dollars en deux ans », affirme Mark Pieth, président du conseil d’administration du Basel Institute on Governance et auteur de Gold Laundering.

Global Witness a publié en 2020 une enquête détaillée sur les deux raffineries. Kaloti n’a pas répondu aux demandes d’entretien formulées par Middle East Eye. La LBMA a renvoyé MEE vers son programme d’approvisionnement responsable.

Dans un e-mail adressé à MEE, Valcambi a affirmé « [ne pas avoir] eu de relation d’affaires avec Kaloti depuis novembre 2019 » et « [ne jamais avoir] recueilli de matériaux en provenance du Soudan ». La société indienne a ajouté qu’elle avait « passé avec succès tous [ses] audits LBMA depuis 2012 ».

Lingot d’or en vente au souk de l’or de Dubaï en juillet 2020 (AFP)

L’une des critiques portées contre le code de la LBMA est qu’il repose sur des audits effectués par des tiers. « Le problème est que le système ne fonctionne pas vraiment. Le fait est que l’or provenant des conflits pourrait facilement aller de Kaloti à Valcambi, et Valcambi obtient toujours le label de la LBMA », explique Mark Pieth.

Une évaluation des normes de la LBMA a permis de révéler que les contrôleurs ne sont pas formés pour l’audit des raffineries d’or. « C’est une censure choquante », affirme Lakshmi Kumar. « Pour moi, presque toutes ces normes sont autorégulatrices, et non contraignantes. »

La question des raffineries qui paient des contrôleurs pour effectuer des audits soi-disant indépendants est illustrée par une affaire impliquant le cabinet d’audit mondial EY (anciennement Ernst & Young) et Kaloti à Dubaï.

Dans une affaire remontant à 2012, Amjad Rihan, contrôleur chez EY, a dénoncé le fait que Kaloti traitait des milliards de dollars de transactions en espèces en important de l’or recouvert d’argent du Maroc et en traitant de l’or provenant de pays considérés comme à haut risque tels que le Soudan et l’Iran.

Amjad Rihan a été licencié pour avoir étendu en public le linge sale de l’entreprise. L’affaire a été entendue à Londres en 2020 et le tribunal a accordé à Amjad Rihan 10,8 millions de dollars de dommages et intérêts. Le jugement fait l’objet d’un appel qui doit être prononcé en février 2021.

« Dubaï est un environnement où il est potentiellement risqué de défier les autorités et un milieu vraiment difficile lorsqu’il s’agit de dénoncer des actes répréhensibles et d’exercer un contrôle indépendant »

Paul Dowling, avocat

L’affaire a également mis en évidence le laxisme en matière de surveillance réglementaire à Dubaï.

« Dubaï est un environnement où il est potentiellement risqué de défier les autorités et un milieu vraiment difftroiicile lorsqu’il s’agit de dénoncer des actes répréhensibles et d’exercer un contrôle indépendant », indique Paul Dowling, avocat au sein de Leigh Day représentant Amjad Rihan.

« C’est une industrie qui doit être réformée de toute urgence, car il y a énormément de possibilités de conflits d’intérêts, ce qui a été corroboré par toutes ces questions qui sont maintenant exposées. »

L’opportunisme politique semble avoir permis à Kaloti – et à Dubaï – d’échapper à la censure malgré les allégations de blanchiment d’argent.

D’après les « FinCEN Files » du département du Trésor des États-Unis publiés par le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), les banques américaines ont enregistré 9,3 milliards de dollars de transactions suspectes effectuées par Kaloti entre 2007 et 2015.

Pressions politiques

En 2020, l’ICIJ a fait état d’une enquête de trois ans menée par la Drug Enforcement Administration américaine sur Kaloti, qui a été abandonnée en raison de pressions politiques visant à ne pas perturber les relations entre les États-Unis et les Émirats arabes unis.

« De nombreux pays sont inscrits sur des listes noires ou grises par le GAFI [pour insuffisance des contrôles anti-blanchiment], mais les Émirats arabes unis présentent autant voire plus de risques de blanchiment d’argent du fait de leurs agissements et ne sont jamais inscrits sur ces listes », indique Lakshmi Kumar.

« Les États-Unis sont clairement incités à protéger les Émirats arabes unis, car ils forment un allié de taille dans la lutte contre le financement du terrorisme et un allié militaire important dans la région. Avec le traité de paix récemment négocié entre les Émirats arabes unis et Israël, il est peu probable que les Émirats soient mis un jour sur une liste noire dans la mesure où cela irait à l’encontre des priorités de la politique étrangère américaine. »

Un client émirati essaie le distributeur automatique « Gold to Go » à l’hôtel Emirates Palace d’Abou Dabi, en mai 2010 (AFP)

Une certaine pression a toutefois été exercée sur les Émirats arabes unis par la LBMA qui, en novembre, a menacé Dubaï et d’autres centres du marché de l’or de mettre sur liste noire les exportations de lingots d’or s’ils ne respectent pas ses normes réglementaires, notamment en ce qui concerne les chaînes d’approvisionnement, l’élimination des transactions en espèces et le soutien à l’exploitation minière artisanale et à petite échelle.

Le Dubai Multi Commodities Centre a critiqué la décision de la LBMA : dans un post sur LinkedIn, son PDG, Ahmed ben Sulayem, l’a comparée à « un stratagème similaire à un changement des règles du Monopoly effectué à titre discrétionnaire dans le but de sortir du jeu les autres joueurs », ainsi qu’à une « approche autoritaire pour maintenir son contrôle majoritaire par des conjectures et une politique de deux poids, deux mesures ».

Les Émirats arabes unis ont toutefois opéré une volte-face en décembre en soutenant l’initiative de la LBMA.

« C’est l’occasion de mettre enfin en place un certain changement, alors que beaucoup d’entre nous, ONG, entreprises et responsables gouvernementaux, ont demandé des réformes de la part des Émirats et d’autres juridictions au fil des ans, sans réellement y parvenir », affirme Sasha Lezhnev. 

Reste à savoir si les Émirats arabes unis ne font qu’apporter un soutien de façade aux réglementations de la LBMA et du GAFI ou s’ils vont réellement renforcer la surveillance du secteur.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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Publié le 11 janvier 2021 avec l’aimable autorisation de Middle East Eye

Source : Middle East Eye
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