Le journaliste et sociologue français Romain Migus. D.R.
Entretien réalisé par Mohsen Abdelmoumen
Mohsen Abdelmoumen : Vous qui connaissez bien le Venezuela pour y avoir vécu et pour vous y rendre régulièrement, pouvez-vous nous faire un état des lieux de la situation actuelle dans le pays face aux menaces de l’administration impérialiste de Trump ?
Romain Migus : Il y avait une grande inconnue lorsque Trump a accédé au pouvoir, car il y a deux tendances dans l’administration Trump par rapport au Venezuela. La première tendance est la tendance pragmatique qui représente le camp MAGA (Make America Great Again), laquelle porte les aspirations des classes populaires étatsuniennes qui ont voté pour Donald Trump et qui espèrent une amélioration de leur qualité de vie et une rupture totale avec la politique impérialiste des présidences passées. Cette tendance est représentée par le diplomate Richard Grenell.
Lorsque Trump a pris ses fonctions de président des Etats-Unis le 10 janvier 2025, le premier voyage à l’étranger d’un membre de son administration a été celui de Richard Grenell au Venezuela pour rencontrer le président Maduro. Donc, cette position est marquée par un grand pragmatisme consistant à reprendre des échanges pétroliers puisque les Etats-Unis ayant vu leurs réserves baisser ont la volonté de se réapprovisionner en pétrole, et notamment en pétrole extra lourd pour les raffineries du Texas. Pendant des années, le pétrole extra lourd vénézuélien a inondé les raffineries du Texas, et certaines raffineries texanes sont formatées pour ce type de pétrole. Malgré le fait que les Etats-Unis n’aiment pas Maduro, la première position pragmatique veut négocier en termes de « pétrole contre migrants ». Le blocus imposé au Venezuela par les Etats-Unis et qui l’empêche de vendre et d’acheter comme il le voudrait – je rappelle que c’est un pays qui est sous blocus, sous siège économique – fait que les entreprises qui commercent avec le Venezuela sont déconnectées du système dollar, ce qui est un positionnement tout à fait barbare.
L’idée était donc d’accorder des exemptions de sanctions à certaines entreprises pétrolières pour qu’elles commercent avec le Venezuela, comme Chevron, par exemple, moyennant la récupération par Maduro des migrants vénézuéliens qui sont aux Etats-Unis et qui veulent rentrer au Venezuela. Ce qui ne pose aucun problème pour le Venezuela puisque c’est un des rares pays qui met gratuitement des avions à disposition de ses citoyens qui ont été forcés de partir, dans le cadre d’un programme qui s’appelle « retour à la patrie » afin que ces personnes, si elles le désirent, puissent revenir et refaire leur vie dans leur pays d’origine.
C’est la première des positions. Parmi les gens qui soutiennent cette position pragmatique, on trouve le journaliste Tucker Carlson, qui a dénoncé les âneries de la guerre contre le narcotrafic. C’est ce qu’on appelle le camp MAGA.
De l’autre côté, il y a le camp des « faucons », les impérialistes qu’on a vus à l’œuvre notamment en Israël, et qui sont représentés par toute une clique de Latino-étatsuniens avec à leur tête le Secrétaire d’Etat Marco Rubio, cubano-américain, Mauricio Claver-Carone, qui est responsable du Département d’État américain pour l’Amérique latine, cubano-américain lui aussi. Nous avons aussi le sous-Secrétaire d’Etat Christopher Landau qui a grandi au Chili lorsque son père était ambassadeur et qui a été lui-même ambassadeur au Mexique, et qui a une longue histoire personnelle avec l’Amérique latine. Il y a aussi des membres du Conseil de sécurité qui ont des relations familiales ou charnelles avec l’Amérique latine. Et ce petit groupe forme le clan des faucons qui vivent dans la Guerre froide, qui n’ont pas digéré la Révolution cubaine, voire même l’Union soviétique, et qui veulent en finir avec le Venezuela et avec l’expérience de la Révolution bolivarienne.
Pendant les six premiers mois du mandat de Donald Trump, les positions se sont plus ou moins équilibrées jusqu’en août 2025 où toute une succession d’évènements a fait que le camp des pragmatiques et de Richard Grenell – et du peuple américain ! – a été mis de côté pour donner satisfaction au camp des faucons. La séquence s’est déroulée sur plusieurs mois mais a pris un nouveau départ au mois d’août dernier avec la déclaration selon laquelle les cartels de drogue sont des organisations terroristes. Il y a d’abord eu les cartels mexicains : le cartel de Sinaloa, le cartel de Jalisco Nueva Generación, le cartel du Golfe, et puis des cartels colombiens, les maras salvadoriennes, et ensuite des soi-disant cartels vénézuéliens, soit le Tren de Aragua qui, effectivement, était un gang vénézuélien, mais qui a été démantelé au Venezuela. Et face à l’efficacité de la répression policière, notamment des forces spéciales de la police, plusieurs de ses membres ont fui à l’étranger où ils ont rejoint le crime organisé local mais leur groupe a été atomisé et on ne peut pas vraiment parler d’un cartel parce qu’il n’y a plus de direction centrale, que ses membres ont été éparpillés, etc. mais c’était bien pratique pour déclarer qu’il y avait au moins un clan vénézuélien comme cartel de drogue international.
Et puis, ils ont ressorti la vieille rengaine du cartel « de los Soles », le cartel des Soleils. Celui-ci évoque les soleils qui figurent sur les galons des généraux de l’armée vénézuélienne : un soleil pour un général de brigade, deux soleils pour un général de division, trois soleils pour un général en chef, et ainsi de suite. Il s’agirait d’un cartel mené par l’armée vénézuélienne et dont le chef serait Nicolas Maduro. Cela a été totalement démenti car il s’agit d’un montage médiatique qui existe depuis plusieurs années, depuis 2015. Le journaliste espagnol Fernando Casado, dans son livre « le mythe du cartel des Soleils », démontre bien qu’il s’agit d’une énorme fake news sans aucune preuve ni fondement. Cette fake news a été oubliée pendant des années et puis remise au goût du jour. Ce qui est intéressant, c’est que ni l’agence antidrogue des Nations Unies, ni la NSA, l’agence nationale de renseignement des Etats-Unis, ne mentionnent le Tren de Aragua et encore moins le cartel de los Soles, comme des trafiquants de drogue importants ou une menace pour les Etats-Unis, et ce, dans aucun de leurs rapports précédents.
Lorsqu’un journaliste a fait remarquer à Marco Rubio ce que je viens de dire, Rubio a répondu qu’il n’en avait rien à faire de ce que disait l’ONU. C’est par rapport à cette situation que depuis août, il y a eu une escalade quand Donald Trump a autorisé le Pentagone à frapper les cartels de drogue ou les organisations terroristes dans les pays étrangers. Il faut savoir que lorsqu’une organisation est déclarée terroriste, la Maison blanche n’a pas à demander l’autorisation du Congrès pour déclarer une guerre. Or, si Maduro est le chef du cartel des Soleils, comme ils l’ont inventé, cela signifie que dès maintenant, Trump a les mains libres pour déclarer une guerre contre Maduro et contre le chavisme sans passer par le Congrès et l’approbation du peuple étatsunien. En outre, il y a depuis août un déploiement de la flotte américaine dans les Caraïbes avec le rappel de plusieurs bateaux qui étaient éparpillés de par le monde. Cette concentration rassemble aujourd’hui entre 25 et 30 % de la flotte militaire des Etats-Unis dans les Caraïbes.
Le premier pays à être menacé est évidemment le Venezuela. Pourquoi le Venezuela ? Parce qu’il est une pierre dans la chaussure de l’empire américain depuis des années et parce que le Venezuela est le symbole du monde multipolaire dans la région. Mais le Venezuela n’est pas le seul à être visé. Masser autant de navires dans les Caraïbes, on a bien compris que ce n’était pas pour lutter contre le narcotrafic. Encore une fois, les rapports de l’ONU ou des services américains montrent bien que 87 % de la cocaïne qui entre aux Etats-Unis passe par la côte pacifique, et notamment par l’Equateur et la Colombie, et remonte jusqu’au Mexique pour passer la frontière. En plus de ces 87 %, 10 % passent par la côte atlantique colombienne. Les 3 % qui restent, effectivement, essaient de passer par le Venezuela mais le gouvernement vénézuélien lutte contre ce passage. Le Venezuela est un pays de transit qui ne produit pas de cocaïne, et il est important de consulter les rapports des agences officielles : 70 % de la cocaïne est produite en Colombie, 20 % au Pérou, et 10 % en Bolivie. Le Venezuela n’en produit pas un gramme. Par contre, c’est effectivement un pays qui, par sa position géostratégique et son voisinage avec la Colombie, premier pays producteur de cocaïne au monde, voit les trafiquants essayer d’utiliser son territoire comme porte de sortie non seulement vers l’Europe, mais surtout vers l’Afrique et, notamment via les îles caribéennes, essayer de rejoindre des pays comme le Liberia, la Sierra Leone, et ensuite – en tout cas, pendant des années, ça a été le trajet – de passer par les zones du Sahel ou des régions où régnait AQMI à l’époque, ou des routes qui passaient et transitaient soit vers le Proche Orient soit vers l’Europe, ou bien la cocaïne était stockée pour faire grimper les prix. En fait, le Venezuela est le pays le plus proche de ces régions-là.
On a bien compris que ce n’est pas pour le trafic de drogue que les Etats-Unis veulent intervenir contre le Venezuela, voire dans les Caraïbes. Si vous regardez une carte des Caraïbes, vous allez voir les intérêts gigantesques qui s’y trouvent, notamment le canal de Panama où transite 5 % du commerce mondial. Cela permet aux Etats-Unis d’y avoir leur flotte et de réguler le commerce pétrolier qui sort du Venezuela et du Guyana voisin qui possède de grandes réserves de pétrole offshore, mais aussi du Brésil, de contrôler les bateaux chinois qui passent dans la région, de contrôler le grand port de Kingston en Jamaïque, qui est le septième ou le huitième port au monde, etc.
Un officier des Etats-Unis a révélé le pot aux roses sur Fox News il y a quelques jours en disant que ce n’est pas seulement Maduro qui est la cible de la manœuvre dans les Caraïbes, il s’agit aussi de dégager la Russie, la Chine et l’Iran de l’hémisphère occidental. Donc, malgré les votes et les désirs du peuple américain, on voit que les faucons étatsuniens entendent recontrôler ce qu’ils ont considéré pendant des années comme leur pré carré.
A votre avis, pourquoi Trump a-t-il choisi ce moment pour menacer le Venezuela ? Quel est l’objectif final derrière ce déploiement militaire américain dans les Caraïbes ?
Je dirai qu’au niveau du déploiement américain, il y a en réalité deux objectifs. Le premier est donné par le sous-Secrétaire à l’Energie James Danly qui a récemment déclaré lors d’une conférence : « Les réserves pétrolières des Etats-Unis sont en baisse car les gouvernements précédents ont beaucoup vendu. Il s’agit aujourd’hui de nous réapprovisionner ». Le Venezuela est la première réserve de pétrole au monde et a diversifié sa vente, puisqu’aujourd’hui le premier acheteur du Venezuela sous blocus est la Chine. Donc, le premier objectif est d’aller piller le pétrole du Venezuela avec bien évidemment la complicité de personnes de l’opposition comme Maria Corina Machado qui a déjà annoncé aux investisseurs occidentaux : « Nous allons tout vendre dans le pays ». Je vous renvoie aux récentes déclarations de Mme Machado et notamment à la conférence des entreprises américaines à Miami il y a un mois où elle disait : « Nous allons privatiser le pétrole dans toutes ses étapes, c’est-à-dire la production pétrolière, le raffinage, le transport, mais aussi l’or, le gaz, et toutes les richesses du Venezuela. Venez en profiter, c’est une aubaine… » Etc. Donc il s’agit de piller le Venezuela au niveau pétrolier.
Et le deuxième objectif est une manœuvre plus large puisqu’elle vise toute l’Amérique latine, et consiste à en dégager la Chine.
Selon vous, que signifie cette escalade de l’administration Trump contre un Etat dont le président a été élu démocratiquement par son peuple ? Que veulent les USA en Amérique latine en voulant destituer des gouvernements de gauche ?
Il faut connaître un peu la mentalité des Vénézuéliens pour comprendre que jamais Nicolas Maduro ne négociera pour quitter le pouvoir. Et d’ailleurs pourquoi maintenant ? Pourquoi ne l’aurait-il pas fait il y a dix ans ? Ça n’a pas de sens. Il faut se poser les bonnes questions. Si les Etats-Unis tuent Maduro, et cela peut arriver avec, par exemple, une attaque ciblée aux drones, il faut savoir que la transition la plus difficile qu’a eu à faire le processus chaviste a été la transition post-Chavez, à la mort d’Hugo Chavez. Aujourd’hui, il y a d’autres leaders – et je précise que je ne souhaite pas que le président Maduro soit assassiné – mais si les Etats-Unis parvenaient à décapiter le gouvernement Maduro, il y a d’autres leaders potentiels au Venezuela qui ont déjà fait l’expérience d’une succession difficile et qui savent quelle place prendre pour que le pays se stabilise. Nous ne sommes pas dans un régime comme celui de Kadhafi ou d’Assad, ou de Saddam Hussein, ce n’est pas un régime dynastique, ni un régime fort voire uniquement militaire, ce sont plusieurs visions qui sont au sein d’un même corps et qui ont l’expérience d’une transition. La continuation du régime chaviste ne dépend pas de la disparition de Nicolas Maduro comme ça a été le cas avec Assad ou avec Kadhafi.
Les Etats-Unis voudraient capturer Maduro, alors je leur souhaite bien du plaisir, car le président Maduro est entouré, protégé, les gens l’aiment, et on le voit avec les immenses concentrations populaires où Maduro fait de la musique, rit avec les gens, danse, et ça va être assez difficile d’aller l’extraire comme ils disent. Et puis, il y a l’invasion militaire, ce qui, encore une fois, ne veut pas dire la victoire. Déjà, sur les bateaux américains, il y a quinze mille hommes. C’est évidemment trop peu pour faire face à une armée de 300 000 militaires, de 50 000 policiers et 5 millions de miliciens. Même s’ils augmentaient le nombre, le Venezuela est entraîné à des techniques de guerre asymétrique, de guerre hybride et de guérilla depuis vingt ans. On tomberait dans une situation comme l’Afghanistan avec des affrontements pendant dix, quinze, vingt ans, car les Vénézuéliens sont bien organisés, ils connaissent bien le territoire qu’ils contrôlent, ils sont armés et, en outre, ils ont un accord stratégique de très haut niveau avec la Russie laquelle n’en possède qu’avec la Corée du Nord, la Chine et l’Iran, et aussi le Venezuela. On a vu d’ailleurs plusieurs bateaux et avions russes arriver au Venezuela ces derniers jours pour notamment armer le pays, probablement en fournissant des drones et une expérience ramenée de la guerre en Ukraine.
Et donc, pour ceux qui pensent qu’envahir le Venezuela et le détruire va être très facile, ils se trompent. Et puis, qui veut ça aujourd’hui ? Qui veut la destruction du Venezuela ? Qui veut des rivières de sang à part quelques faucons américains complètement déjantés ? Une bonne partie de la migration vénézuélienne est due au blocus que les Etats-Unis ont imposé au Venezuela depuis 2014. Ce blocus a donné lieu à une énorme migration dans les années 2015, 16, 17, 18 et on parle de cinq millions de Vénézuéliens hors du territoire. Ces cinq millions de Vénézuéliens ont tout abandonné de manière un peu inconsciente puisqu’aujourd’hui, le Venezuela se redresse économiquement avec un taux de croissance entre 5 et 8 % et une modification totale des structures de son économie, car il a brisé le cercle vicieux de sa dépendance au pétrole. Et ces cinq millions de personnes ne peuvent pas revenir parce qu’elles ont tout vendu au Venezuela, parce qu’elles n’y ont plus d’attaches, parce que les relations avec les familles restées sur place passent au filtre de l’orgueil de chacun, c’est-à-dire que les familles restées sur place enjolivent un certain malheur en pensant que les gens à l’extérieur vont leur envoyer des devises, alors que ceux qui sont à l’extérieur n’ont pas vraiment accès à beaucoup de devises parce qu’ils connaissent des situations difficiles et qu’ils souffrent pour la première fois du racisme dans les pays où ils sont réfugiés, puisque le racisme n’existe pas au Venezuela. Mais ils se donnent bonne conscience en se disant qu’ils ont bien fait de partir.
Les Vénézuéliens de l’étranger ont développé une dimension cognitive commune qui n’a plus rien à voir avec la dimension culturelle des Vénézuéliens restés sur place. C’est un problème parce que cela touche cinq millions de personnes et cela devient une réalité qu’on le veuille ou non et, finalement, ces personnes ont bien pris le discours de Maria Corina Machado qui a déclaré qu’il fallait bombarder le Venezuela et tuer tout le monde pour qu’on puisse revenir au pays. Pourtant, rien n’empêche ces Vénézuéliens de l’étranger de revenir s’ils le veulent. A moins qu’ils ne soient recherchés pour crimes évidemment, dans ce cas, ils seront arrêtés dès leur entrée sur le sol vénézuélien, mais cela ne concerne qu’une infime partie. Donc, les Vénézuéliens qui sont partis à l’étranger en imaginant monts et merveilles qu’ils n’ont jamais eu au Venezuela, font porter le chapeau à Nicolas Maduro de leur triste vie dans ces pays étrangers, ce qui est beaucoup plus facile que de se remettre en question. Cela constitue un véritable problème, parce que c’est là-dessus que s’appuie l’opposition la plus radicale et fascistoïde en faisant appel à toute cette dimension cognitive, de revanche, etc. des Vénézuéliens de l’extérieur. Pas tous, bien sûr, mais une grande partie. C’est évidemment tragique et les bombes qui menacent le Venezuela ne vont pas faire le tri entre les chavistes et le non-chavistes.
Donc, pour résumer, une invasion militaire est peu possible. Une invasion par proxys comme en Libye, par exemple, est peu possible aussi parce que les réseaux de mercenaires qui ont déjà essayé ont été contrôlés, et surtout parce que la Colombie et le Brésil d’où pourraient partir des mercenaires sont aux mains de dirigeants qui ne veulent pas la guerre, ce qui est très important. Des mercenaires pourraient être déployés massivement à Guyana ou à Tobago, c’est une possibilité. Se baser sur le crime organisé n’est plus possible, le Venezuela l’ayant éliminé. Par contre, les Etats-Unis pourraient essayer de bombarder et de concentrer toutes leurs forces sur l’une des extrémités du Venezuela, notamment à la frontière avec Trinidad et le Guyana et essayer de créer une espèce de Benghazi à l’est du Venezuela pour y faire débarquer des ex-déserteurs, des mercenaires, notamment d‘Ukraine, et créer un foyer de déstabilisation dans une partie du pays, et si elle est pétrolière, tant mieux. C’est un des scénarios possibles. C’est même le scénario le plus plausible qui consiste à essayer de voler un bout de territoire au Venezuela pour créer un foyer de déstabilisation.
Mais là, ce serait à la frontière du Brésil et on verrait de quel bois est fait le Brésil. Le Brésil qui aspire à être l’un des piliers des BRICS, un pays moteur des BRICS, du monde multipolaire et du Sud Global, s’il se fait imposer une guerre à sa frontière sans réagir, il ne restera qu’un pays qui ne pourra en aucun cas revendiquer de devenir un leader de quoi que ce soit. Le Brésil joue beaucoup avec ce qu’il se passe au Venezuela.
On apprend qu’il y a une mobilisation générale de l’armée et du peuple du Venezuela pour résister aux menaces impérialistes US. Que pouvez-vous nous dire à ce propos ?
Ce n’est pas la première fois et les Etats-Unis ne prennent pas le Venezuela par surprise. Cela fait vingt-cinq ans que les Etats-Unis essaient de renverser le Venezuela chaviste, ce qui fait que les Vénézuéliens sont préparés. Il y a deux dates qui me paraissent importantes : mai 2004 et janvier 2006. La première, en mai 2004, est marquée par une invasion de deux cents paramilitaires colombiens qui sont entrés dans le pays pour assassiner Hugo Chavez et des hauts fonctionnaires de la Révolution bolivarienne. Cela a été le déclic pour que Chavez crée la milice bolivarienne qui est une armée de réserve populaire, où le peuple partage les tâches de défense nationale.
Ensuite, en 2006, il y a eu la réforme de la doctrine de l’armée car, jusque-là, la doctrine militaire était celle enseignée à l’école des Amériques et c’étaient les Etats-Unis qui en fait écrivaient les doctrines militaires du continent et notamment celle du Venezuela. Le Venezuela s’est émancipé et a créé sa propre doctrine militaire en stipulant que le Venezuela ne va jamais envahir aucun pays, il n’a pas une armée d’attaque, il n’a pas une armée impérialiste, mais une armée de défense. Il est bien évident qu’en termes de défense, il ne pourra jamais lutter contre la puissance des Etats-Unis ou d’une grande puissance militaire, donc il faut développer des tactiques de guerre asymétrique. Et depuis 2006, le Venezuela s’entraîne à des tactiques de guerre asymétrique, de guérilla, si l’on peut dire, et aujourd’hui, la milice bolivarienne est forte de cinq millions de membres et développe des tactiques de commandement décentralisé, de résistance locale, et d’armement de guérilla, c’est-à-dire que, finalement, ils sont entraînés à résister et à défendre le territoire avec des techniques de guerre asymétrique et de guerre hybride, et ce, depuis vingt ans. Et donc, on a effectivement vu ces derniers jours l’armée et le peuple s’entraîner pour résister à une attaque des Etats-Unis.
Le Venezuela a subi plusieurs attaques, notamment en 2019 avec l’opération Guaido, où il y avait eu plusieurs incursions militaires via la Colombie, soit par des mercenaires avec l’opération Gideon en mai 2020, ou par des membres de la pègre, du crime organisé, qui étaient les porte-flingues de l’opposition et des Etats-Unis au cœur des quartiers populaires, et le Venezuela a supprimé ces menaces-là. Il a vaincu les incursions de mercenaires, ce qui ne signifie pas que ça ne peut pas recommencer, et la pègre a été éliminée au sens premier du terme. Certains membres du crime organisé ont fui le pays, d’autres sont six pieds sous terre au Venezuela.
Cela signifie que pour celui qui veut prendre les armes au Venezuela en ce moment, c’est assez difficile. Qu’il y ait eu des déserteurs par le passé est indéniable mais, à chaque fois, si l’on fait les comptes, ils représentaient moins de 1 %. En tout cas, ceux qui voulaient quitter l’armée et prendre les armes contre le gouvernement légitime du Venezuela ont essayé dans les années passées. Mais on peut constater un fait intéressant, c’est que des déserteurs de l’armée du Venezuela, notamment en 2019 lors de l’opération Guaido, se sont retrouvés dans des camps de migrants aux Etats-Unis avec des menaces d’expulsion, traités comme des chiens, ou ont dû être embrigadés dans des groupes mercenaires ou dans des groupes de narcotrafiquants en Colombie, parce qu’ils ne pouvaient faire que ça. Cela donne évidemment un très mauvais exemple, car une fois que vous avez été utilisé, que vous avez eu votre quart d’heure de gloire et qu’on vous oublie complètement, que vous finissez dans la débauche ou en prison, cela porte les militaires loyaux à regarder tout cela avec dédain.
Aujourd’hui, le peuple vénézuélien est organisé, chacun connaît sa tâche dans la chaîne de défense du territoire et pas forcément en premières lignes, car il y a plusieurs tâches. Par contre, si le peuple est effectivement préparé à défendre le territoire, le gouvernement, et en premier lieu le président Maduro, appelle au calme et à la fête, appelle à fêter Noël, à continuer la vie de tous les jours et à la tranquillité. Et donc, si vous allez au Venezuela aujourd’hui, vous pourrez voir que les Vénézuéliens sont très tranquilles, ils sont dans leur quotidienneté, et on ne croirait pas qu’un pays qui est menacé par la flotte des Etats-Unis puisse être aussi « relax ».
On voit que les Etats-Unis mènent plusieurs conflits dans le monde, ne risque-t-on pas de les voir se transformer en un conflit mondial ? Avec un Occident dirigé par des forcenés bellicistes, le monde n’est-il pas en danger ? N’est-il pas temps d’aller vers un monde multipolaire ?
Je ne le pense pas car les Etats-Unis n’ont plus la force de mener une guerre mondiale. Nous sommes dans un changement de paradigme total au bout de cinq cents ans. Nous voyons à la fois l’Occident tout entier qui est en train de perdre son hégémonie et, au sein de l’Occident, les Etats-Unis qui avaient l’hégémonie sur le camp occidental, sont en train de connaître de sérieuses difficultés. Donc, et Trump l’avait dit ainsi que Marco Rubio, le monde unipolaire comme on l’a vécu jusqu’ici n’a plus lieu d’être, et les Etats-Unis avec Trump essaient de garder la mainmise sur ce qu’ils considèrent comme leurs laquais et leurs plus fidèles valets, c’est-à-dire le monde occidental, à savoir l’Europe, l’Amérique latine, et quelques pays d’Asie comme le Japon, la Corée du sud, et l’Australie, la Nouvelle Zélande. En fait, les Etats-Unis ne leur proposent absolument rien en contrepartie. On est réellement dans une relation de colonies, les Etats-Unis étant la métropole et les autres les colonies, et la survie des Etats-Unis ne dépend que de l’obéissance ou de la sujétion des Etats qui y consentent. Et donc, les Etats européens présentent quelque discordance, je pense à la Hongrie, par exemple, mais aussi à l’Amérique latine, qui avait été considérée comme l’extrême-Occident, et qui a une ambivalence que n’a pas l’Afrique ni l’Asie et qui fait que les élites se considèrent comme faisant partie du monde occidental et comme étant des Occidentaux. Les peuples latino-américains qui veulent se libérer de l’oppression et mener une vie autonome et souveraine sont plus attirés par le monde multipolaire.
L’Amérique latine est ambivalente et on le voit aujourd’hui avec des pays complètement annexés par les Etats-Unis comme les pays d’Amérique centrale, à la grande exception bien entendu du Nicaragua et du Honduras. Et puis quelques pays d’Amérique du sud qui font de la résistance aussi en ce moment – mais ça change au gré des élections – comme le Brésil, la Colombie, le Venezuela. La Bolivie qui pendant vingt ans a été un foyer de résistance par rapport aux Etats-Unis vient de changer de camp, et bien que membre des BRICS, elle se rapproche aujourd’hui de Washington. L’Argentine qui avait été pendant un temps la fidèle alliée de la Russie et de la Chine retourne sa veste avec Milei. Tout cela nous montre que l’Amérique latine est ambivalente et elle va le payer très cher. Je pense que dans les prochaines années, l’Afrique et évidemment l’Asie, mais pour l’Asie c’est déjà fait, vont être des pôles d’attraction bien plus importants que les pays latino-américains qui vont payer très cher leur ambivalence à l’égard de l’empire étatsunien.
Nous sommes dans un tournant historique où cinq cents ans d’Histoire sont en train d’être changés. Et le pivot de l’Histoire pendant les siècles prochains sera l’Asie, ce qui est déjà une réalité. Il suffit d’aller en Chine pour s’en rendre compte. Ce pivot mondial s’organisera certainement autour de la Chine mais avec de grandes puissances comme l’Inde, l’Indonésie, et des puissances moyennes comme le Vietnam ou l’Iran, ce dernier pays étant un pivot entre l’Asie et le Moyen-Orient. Quant à l’Occident, à commencer par l’Europe, il va être complètement déclassé dans les prochaines années.
Ce changement se fera-t-il dans la facilité ? Non, bien évidemment, ce n’est pas parce que le serpent est coupé en deux que la tête ne mord plus et qu’il n’y a plus de venin, comme disent les éthologues, et effectivement les Etats-Unis continuent de mordre, ils ont besoin de s’approprier des territoires pour assurer leur survie. Ce qui va se jouer au Venezuela dans les prochaines années, c’est le destin de l’humanité. C’est une guerre qui concerne absolument tout le monde parce que c’est la façon dont va s’écrire le monde de demain. Sera-ce encore une fois un monde bâti autour d’empires conquérants et vassalisants ou alors entre puissances libres qui veulent commercer et faire des échanges gagnant-gagnant sans se plier à une puissance hégémonique qui contrôle tout ?
A travers cette agression impérialiste qui se prépare, n’assiste-t-on pas au retour de la doctrine Monroe ?
Complètement. Les Etats-Unis essaient de remettre la main symboliquement et formellement sur l’Amérique latine – et ils le disent d’ailleurs. Symboliquement, puisque cela faisait un siècle qu’aucun Secrétaire d’Etat n’avait fait un voyage en Amérique centrale pendant son mandat, et c’est chose faite. Un siècle, rendez-vous compte. Marco Rubio a fait un voyage en Amérique centrale pour remettre au pas tous les laquais de la région : Guatemala, Costa Rica, Salvador, Panama. Le Panama a d’ailleurs été le point d’orgue de ce voyage. C’est amusant parce que le président du Panama, Mulino, est un admirateur de Trump, il a une vision forte anti-migrants, indépendantiste : « Le Panama d’abord ! », etc. et Marco Rubio est venu dire : « Vous êtes dans l’initiative des Routes de la Soie et il va falloir en sortir tout de suite, sinon on mettra la main sur le canal ». Le président Mulino est sorti des Routes de la Soie dans l’heure qui a suivi, donc on voit bien que ce n’est pas vraiment un pays mais qu’il fait partie de ces territoires étant administrés in fine par le Département d’Etat, sans aucune souveraineté et aucune volonté de la défendre. Le Panama n’a pas toujours été ainsi, et on se rappelle le glorieux général Omar Torrijos qui avait récupéré le canal de Panama et qui était un grand dirigeant nationaliste dans les années 1970-1980. Et qui d’ailleurs a été tué.
Et donc, le Venezuela est un gros os à ronger. Le Brésil aussi. C’est très intéressant ce qu’il se passe avec le Brésil puisque Trump – et c’est hallucinant – a imposé des droits de douane de 50 % en fonction d’un ordre judiciaire condamnant Bolsonaro. Dans ces droits de douane, il y avait quelques exceptions, notamment le pétrole qui part aux Etats-Unis et qui revient au Brésil sous forme d’essence, et les Etats-Unis ne pouvaient pas pénaliser leurs propres raffineries. Néanmoins, il y a eu beaucoup de produits agricoles qui ont été frappés par les droits de douane, notamment le café brésilien et, dans l’heure qui a suivi la mise en place de ces droits de douane par Trump, la Chine a déclaré qu’elle achèterait le café moyennant une petite remise. Encore une fois, c’est le peuple étatsunien qui aurait souffert de cette politique. Le président Lula s’est réuni en octobre avec Donald Trump et ils sont arrivés à un accord pour lever ces droits de douanes et décider de mesures acceptées par les deux parties.
Donc, le Brésil ne s’est pas laissé faire, la Colombie non plus, puisque le président Petro a été lui aussi menacé. Les menaces militaires ne visent pas que le Venezuela mais tous les pays de la Caraïbe, puisque Trump a menacé aussi la Colombie. Certains pays vassaux, des satellites des Etats-Unis dans la région, et que les Etats-Unis occupent militairement comme c’est le cas du Pérou et de l’Equateur, ou bien dans lesquels ils ont une présence politique et militaire conséquente comme en Argentine et au Chili, tous ces pays dépendent économiquement de la Chine, et les Etats-Unis ne proposent aucune alternative à part désignifier leur économie. Je pense que dans les mois qui vont suivre, ces pays vont subir des pressions de la part de Washington pour enrayer leurs échanges commerciaux avec la Chine. Et ce sera intéressant de voir comment va réagir le patronat local qui fait des affaires avec la Chine.
Et donc oui, il y a une tentative de doctrine Monroe qui était mal dite « L’Amérique aux Américains », en réalité « L’Amérique aux Etatsuniens » qui est une doctrine coloniale non seulement pour l’Amérique latine, mais pour le monde. La doctrine Monroe ne s’est pas arrêtée à l’Amérique latine qui a été une source d’expérimentation avant de s’exporter par la suite vers l’Asie et ensuite après 1945 sur le continent européen.
Le président Maduro ne paie-t-il pas sa position en faveur de la Palestine, entre autres ?
Oui, bien sûr, le Venezuela a rompu les relations diplomatiques avec Israël en 2006, après la guerre au Liban. Chavez a toujours émis de grandes critiques par rapport à Israël, et c’est la tradition du Venezuela qui est à la pointe de la défense du peuple palestinien à Gaza et aussi en Cisjordanie. Il y a quelques jours, on a vu le ministre des Affaires étrangères israélien dire que le Venezuela est un point d’ancrage pour ses liens avec le Hamas, le Hezbollah et les Houtis ! Donc, la drogue, les Houtis, le Hamas, etc. bref, ils ne savent plus quoi inventer. Et évidemment, Israël, non seulement déteste le régime chaviste, mais apprécie Maria Corina Machado, la récente lauréate du Prix Nobel de la Paix, qui a signé en 2018 des accords politiques avec le Likoud de Benyamin Netanyahou, et qui avait demandé en 2019 au président argentin Mauricio Macri et au Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou « d’intervenir au Venezuela » et puis qui, en tant que Prix Nobel de la Paix, a félicité Netanyahou « pour ses actions lors de la guerre contre Gaza ». Donc, nous avons une opposition vénézuélienne complètement inféodée au sionisme et complètement opposée à la ligne humaniste du gouvernement bolivarien.
Gramsci disait « Le vieux monde se meurt, le nouveau est lent à apparaître, et c’est dans ce clair-obscur que surgissent les monstres ». Ces Trump, al-Joulani, Macron, Netanyahou, von der Leyen, Zelensky, Milei, etc. ne sont-ils pas les monstres d’aujourd’hui ?
Oui, nous sommes dans un changement de paradigme avec un monde de cinq cents ans qui est en train de s’écrouler et nous ne sommes qu’au début, dans le clair-obscur de Gramsci. Effectivement, des monstres, il y en a à la pelle aujourd’hui. Mais j’aimerais aller plus loin. Qu’est-ce qui a fait la domination de l’Occident pendant plusieurs siècles ? C’est son esprit rationaliste et sa domination de la science qui lui ont permis de faire des avancées technologiques dans le monde de l’industrie et puis, bien sûr, dans le monde militaire, et qui ont permis des conquêtes à travers le monde. Ce qui est intéressant, c’est que dans cette décadence de l’Occident qui est entamée, on revoit surgir des options complètement anti-scientistes et antirationalistes. On ne va pas refaire l’histoire de la science de Descartes à Auguste Comte mais c’est ce qui avait permis cette domination de l’Occident. Et aujourd’hui, c’est l’Occident lui-même qui est en train de démolir ce qui a été pendant longtemps le pilier de sa domination, et on est sur des discours complètement anti-scientistes, peu fondés, contrairement à des pays qui ont récupéré ce que j’appellerai « la science avec conscience » et, comme disait Rabelais, qui ne sont pas dans « la ruine de l’âme » et qui appliquent les pensées scientifiques à leur développement sans pour autant en faire un moyen de domination et d’expansion coloniale.
La Chine est l’exemple type, évidemment, mais il y a aussi l’Inde. Et ce n’est pas une question de religion, car on a l’exemple de l’Iran qui est un pays islamique et qui est à la pointe de la science dans beaucoup de domaines, et d’ailleurs avec des femmes qui sont aux premiers rangs de la science iranienne. Et donc, on voit comment la science avec conscience a été reprise à leur avantage par les pays du Sud Global pendant que l’Occident est en train de se tirer des balles dans le pied, et notamment dans ce qui a été le piler de sa domination. C’est un signe des temps, et oui, nous sommes dans le clair-obscur. Totalement.
On voit aussi les fanatiques qui reviennent. Que ce soit les évangélistes aux Etats-Unis, les suprémacistes juifs en Israël, ou les fêlés moyenâgeux de Daech au Proche-Orient, on voit que tout le camp occidental s’engouffre pour un long voyage dans des abîmes spirituelles destructrices au détriment de la science libératrice.
Cet Occident qui donne des leçons de démocratie, de liberté d’expression et de droits de l’homme à la planète entière n’est-il pas dirigé par une oligarchie ?
Oui, mais ça ne marche plus. Effectivement, pendant des années, l’Occident s’est gargarisé à travers ses dirigeants et ses ONG en donnant des leçons de démocratie, de liberté d’expression et de droits de l’homme à tout le monde. Sauf qu’en matière de liberté d’expression, quand vous avez un Occident qui interdit des médias tels que RT, Sputnik, al-Manar, un Occident qui ferme les yeux ou applaudit quand un de ses membres assassine impunément trois cents journalistes à Gaza, le monde entier voit bien que l’Occident n’en a rien à faire de la liberté d’expression. Lorsque cet Occident se gargarise des droits de l’homme et ferme les yeux sur un génocide à Gaza, les gens du monde entier voient bien ce qu’il se passe, surtout les trois quarts de l’humanité qui échappent à l’hypocrisie occidentale. Et même au sein de l’Occident – cette hypocrisie ne concernant que les élites et les béats -, la grande majorité ne croit plus à cette doctrine des droits de l’homme, de la liberté d’expression, et évidemment de la démocratie. On s’en moque aujourd’hui dans les pays européens et d’ailleurs toutes les élites européistes se rangent derrière les propos de l’ancien président de la Commission européenne, le luxembourgeois Jean-Claude Juncker, qui disait qu’il n’y a rien au-dessus des traités européens et qu’on ne peut pas les remettre en cause.
On a bien vu que le vote et la démocratie libérale sont un mythe qui est en train de voler en éclats. En France, par exemple, on a vu la révolte des Gilets jaunes et comment ils ont été massacrés, on a bien vu comment l’avis des Français qui avaient voté contre le traité constitutionnel européen lors du référendum en 2005 avec les Néerlandais et avec les Irlandais avait été jeté à la poubelle pour rentrer dans le traité de Lisbonne. Je pense que les gens comprennent, même dans le monde occidental. Bien sûr, il reste encore des Eurobéats, des gens qui ne comprennent pas, des gens un peu lents, qui écoutent les canaux de propagande de ces régimes occidentaux. Il y en a encore beaucoup quand on compare les réactions par rapport à la guerre en Ukraine dans le camp occidental et hors du monde occidental, et on voit que les organes de propagande contrôlent les esprits. Mais malgré tout, on constate qu’il y a pas mal de digues qui ont cédé et qui vont continuer à céder.
J’ai été frappé il y a quelque temps par une polémique en France qui m’a interpelé, moi qui vis dans le Sud Global depuis maintenant vingt ans. Des journalistes ont essayé de chercher noise à une députée de la France insoumise, Madame Chikirou, parce qu’elle avait écrit un rapport favorable sur la Chine, l’accusant de nier le fait que la Chine soit une dictature, etc. Qu’est-ce que ça change qu’un misérable pays comme la France d’aujourd’hui dise que la Chine est une dictature ? Ça ne changera strictement rien. Madame Chikirou avait très bien répondu mais, en plus de ça, j’aimerais savoir ce que suggèrent les gens qui disent que la Chine est une dictature. Couper les relations avec la Chine ? Mais la France ne s’en relèverait probablement pas ! Il faut accepter le fait que la Chine est une force du monde multipolaire et que le pivot du monde, c’est désormais en Asie qu’il se joue. En fait, le clair-obscur va encore durer quelques dizaines d’années, je ne sais pas combien de temps, avant que chacun accepte son nouveau rôle. Evidemment, en Occident, il n’est pas encore accepté même parmi les pays en déchéance comme les pays de la vieille Europe, du vieux monde impérialiste, qui croient encore que leur misérable point de vue va changer quelque chose pour les nouveaux gagnants du monde multipolaire. Non, c’est fini.
Le monde est en train de s’organiser d’une manière différente. Est-ce que ce sera pour quelque chose de mieux ? Je ne sais pas mais je pense que oui. Ça ne veut pas dire que ce sera le paradis, il ne faut pas non plus faire peser sur les épaules des locomotives du monde multipolaire ce que vous n’arrivez pas à faire dans vos pays, mais je pense qu’un monde basé sur des relations harmonieuses de type gagnant-gagnant sans cette vision proprement occidentale de la domination et de la colonisation pour pouvoir se développer, apportera un changement historique dans les relations entre Etats et entre peuples.
Nous voyons que le droit international est mis au placard. Le monde actuel ne s’est-il pas transformé en une jungle où règne la loi du plus fort ? Comment sortir de l’hégémonie US qui nous a conduits au désastre ?
On est en train de sortir de l’hégémonie US. Est-ce que ça se fera avec ou sans guerre, je ne sais pas. J’espère sans. Ce qui est sûr, c’est que sans guerre, ça mettra plus longtemps, mais nous sommes en train d’en sortir. Par exemple, en Amérique latine, le poids de la Chine qui est devenue le premier partenaire commercial de la plupart des pays du continent est en train de chambouler les relations entre les pays du sous-continent. Ce que les pays du sous-continent n’ont pas réussi à faire parce qu’ils étaient en permanence parasités par des intérêts étrangers, notamment étatsuniens, la Chine lui a donné une nouvelle impulsion, comme par exemple l’intégration latino-américaine qui n’avait jamais réussi à se matérialiser. Prenez par exemple le port de Chancay au Pérou qui a été inauguré l’année dernière et qui est le port autour duquel vont s’organiser la plupart des échanges entre l’Amérique du sud et l’Asie.
Avant, pour exporter ou pour importer sur toute la côte pacifique latino-américaine, il fallait monter au port de Manzanillo au Mexique ou au port de Long Beach aux Etats-Unis, donc tout en haut en Amérique du nord. Aujourd’hui, le port de Chancay permet des relations qui vont favoriser les échanges directs de l’Amérique du sud avec l’Asie et pas seulement la Chine, je pense à l’Indonésie, au Vietnam, à l’Inde, à la Corée. Il y a des projets qui se mettent en route, et qui prendront aussi plusieurs années pour qu’ils deviennent une réalité mais ce sont des projets de voies de communication, notamment de chemins de fer et de routes à travers les pays de l’Amérique latine et qui n’ont jamais été construits en deux cents ans de vie républicaine. On le voit, le monde multipolaire va complètement modifier la photographie de la région et c’est évidemment ce que les Etats-Unis essaient de freiner. On aura encore l’hégémonie des Etats-Unis pour quelque temps, mais de toute façon, je pense que leur lutte est vaine, même si l’Amérique latine est l’une des régions sur laquelle ils garderont le contrôle le plus longtemps.
Comment les anti-impérialistes dans le monde peuvent-ils être solidaires efficacement avec nos camarades du Venezuela ?
En faisant connaître la réalité du Venezuela et en ne tolérant plus ni les fake news ni les mensonges qui circulent chaque jour sur ce pays, ni les opérations de propagande en essayant de ramener des partis qui se disent anti-impérialistes mais dont l’anti-impérialisme s’arrête aux véritables défenseurs de l’anti-impérialisme lorsqu’ils sont menacés, faire connaître la vraie situation de la démocratie participative du Venezuela, et faire connaître le poids du Venezuela dans les relations géopolitiques. Le Venezuela a été un pivot pendant des années, même si aujourd’hui il s’est un peu rétracté pour se concentrer sur ses problèmes internes dus au blocus, mais il reste un pays central dans la construction du monde multipolaire au niveau politique. D’ailleurs, le Brésil a refusé que le Venezuela entre dans les BRICS, notamment, je pense, parce que le Venezuela aurait été l’un des piliers politiques des BRICS, et le Brésil ne voulait pas de concurrent ou de rivalité sur la façon de gérer les BRICS. Le Venezuela a une vision très politique du monde multipolaire et pas seulement axée sur l’économique comme le Brésil ou l’Inde, par exemple.
Mon pays l’Algérie a une grande histoire de fraternité avec le Venezuela, Cuba, etc. L’axe anti-impérialiste dans le monde n’est-il pas devant un nouveau défi avec cette intervention américaine au Venezuela ? N’y a-t-il pas une nécessité d’avoir un front anti-impérialiste US au niveau mondial ?
Oui, bien sûr. Effectivement, l’Algérie a une grande histoire de fraternité avec Cuba et le Venezuela. Ce sont des pays qui s’entendent très bien. L’axe anti-impérialiste, il faut le mener, le renforcer, et le Venezuela a été un pilier du monde multipolaire et du monde anti-impérialiste. Je me rappelle d’une conférence qu’on avait organisée à Paris il y a quelque temps et dans laquelle je disais que les Français commençaient à découvrir le monde multipolaire avec la guerre en Ukraine et qu’il existe un Sud Global. En France, on parle de monde multipolaire et de Sud Global depuis 2022 – 2023, mais en Amérique latine, on en parle depuis plus de dix ans, voire quinze et même plus, et on est en train de le construire patiemment, sans faire trop de bruit. Je rappelais que nous en sommes déjà au troisième sommet Afrique-Amérique du Sud, soit les forums ASA qui réunissent tous les président de l’Amérique du Sud et de l’Afrique. Le premier avait eu lieu au Nigeria en 2006, le deuxième à l’île Margarita au Venezuela en 2009. Je me rappelle le discours fondamental de Mouammar Kadhafi en 2009 qui disait « il est temps pour nous de créer l’OTAN du sud, l’OTAS, puisque tous les réseaux de communication entre l’Afrique et l’Amérique du Sud passent par le nord, et il nous faut des réseaux de communication du sud ». Il y a eu aussi de très belles phrases de Chavez et de Lula qui étaient les promoteurs de ce monde-là, et le Venezuela a joué un grand rôle, non seulement dans la création du monde multipolaire, mais aussi dans la résistance à l’empire et ses prétentions d’hégémonie. Le Venezuela est dans le front anti-impérialiste depuis longtemps et l’est toujours aujourd’hui. Alors oui, solidarité et défense du Venezuela. Absolument.
Mon pays l’Algérie est ciblé en permanence par des tentatives de déstabilisation fomentées par des cercles occultes néocolonialistes, impérialistes et sionistes, visant notre armée et nos institutions. Comment expliquez-vous l’ingérence occidentale continue dans les affaires internes des pays tiers ?
C’est proprement l’expression de l’esprit de domination occidental contre les pays qui sont connus pour résister à cette domination et pour avoir cherché une troisième voie, que cela soit au sein du camp socialiste à une époque, voire au sein du mouvement des non-alignés, voire aujourd’hui dans la défense des BRICS et du monde multipolaire, et ces pays sont constamment attaqués et constamment déstabilisés. Mais je dirais que la lumière se voit au bout du tunnel, parce que résister dans les années 1960 et 1970 se faisait sans grandes perspectives futures, puisque les pays se décolonisaient et qu’ils n’avaient pas la force économique de pouvoir lutter contre l’hégémon étatsunien et/ou occidental. Or, aujourd’hui, ils ont cette force économique. Et l’organisation des pays du Sud Global contre un empire occidentalo-étatsunien vacillant fait naître des espoirs quant à un monde et à un futur meilleurs, de respect de la souveraineté des nations, et de lutte globale contre l’impérialisme.
Personnellement, je vois le changement depuis quelques années, car j’ai un site internet qui s’appelle « Les 2 rives » et je constate que les réseaux sociaux ont changé. Il y a cinq ans, les pays dans lesquels j’avais le plus d’impact étaient la France, la Belgique, la Suisse, le Canada, à peu près dans cet ordre-là. Et aujourd’hui, ce n’est plus du tout ça. Les pays qui paraissent dans mes statistiques sont la France, Haïti, l’Algérie, le Congo, et si vous prenez les statistiques par ville, avant, en premier, je voyais Paris, Marseille, Lyon, Toulouse, Lille, et aujourd’hui, je vois Paris, Port-au-Prince, Alger… C’est-à-dire que le monde multipolaire écoute la voix du monde multipolaire.
Entretien réalisé par Mohsen Abdelmoumen
Romain Migus est un écrivain, journaliste et sociologue français, reconnu pour son expertise sur l’Amérique latine, en particulier le Venezuela. Né en 1980, il a vécu plusieurs années à Caracas, ce qui lui a permis de développer une compréhension approfondie des dynamiques politiques et sociales de la région. Il est le fondateur du site d’information sur l’Amérique latine « Les 2 Rives » et a publié de nombreux articles et livres sur les révolutions latino-américaines, la guerre médiatique et les enjeux politiques de la région.
Parmi ses œuvres notables, on compte trois livres en espagnol : « La Telaraña imperial » (2008), « El programa de la MUD » (2012) et « El imperio contraataca » (2013), qui explorent des thèmes comme l’impérialisme, l’opposition vénézuélienne et les conflits géopolitiques en Amérique latine. Son travail se distingue par une critique des récits dominants occidentaux et une attention particulière portée aux processus de démocratie participative, notamment dans le cadre de la Révolution bolivarienne initiée par Hugo Chávez.
Migus a collaboré avec divers médias et plateformes, tels que Le Monde diplomatique, L’Humanité, Investig’Action et Réseau Voltaire. Il reste une voix influente dans les débats sur la politique latino-américaine et ses implications globales, offrant une perspective souvent alternative sur les mouvements sociaux et les stratégies de déstabilisation dans la région ainsi que sur la géopolitique du monde multipolaire en Amérique Latine.
Source : auteur
https://mohsenabdelmoumen.wordpress.com/…
Notre dossier Venezuela


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