Par Lahouari Addi & Karim Naït Ouslimane

La date du 1er novembre 1954 est le plus fort symbole de l’histoire de l’Algérie en ce qu’elle a exprimé la volonté de se libérer de la domination coloniale et de fonder un Etat moderne. L’indépendance cependant n’était qu’une étape selon le mouvement national ; le but étant le développement économique et la création d’un Etat moderne. Soixante-onze années après cette date, où en est l’Algérie ? Il semble bien que le souffle historique de novembre 1954 n’a pas survécu à l’indépendance, et que les élites dirigeantes ont perdu de vue la principale promesse du mouvement national. La fondation de l’Etat moderne, commencée avec la construction d’un pouvoir central, a été retardée par des vicissitudes historiques qu’il s’agit d’analyser objectivement, en se demandant quelle est la part des acteurs dans un système dont ils ne contrôlent plus l’évolution. Le système domine-t-il les acteurs ou bien ces derniers, au-delà de leurs intérêts, peuvent-ils influencer sa logique désincarnée ? La question est ainsi posée car l’histoire du pays a créé un système qui a imposé aux dirigeants une logique qui ignore les intérêts de la Nation. D’où la nécessité d’une transition qui n’est plus une question à débattre pour quiconque observe objectivement la société algérienne. Et la question n’est donc plus celle de savoir si une transition est nécessaire, mais de déterminer sa nature et son objectif. S’agit-il d’un simple passage électoral à l’intérieur d’un ordre existant, ou d’un processus consensuel capable de redéfinir la source de la souveraineté et les institutions à l’intérieur de laquelle elle s’exerce ? Autrement dit : la transition doit-elle s’inscrire dans les formes héritées du système ou les reconfigurer ? C’est cette question politique fondamentale en Algérie qui demande une réponse. A cette fin, il faut revenir sur la genèse de la période postcoloniale et ses vicissitudes.

Que dit en effet l’histoire récente de l’Algérie ? La radicalité du pouvoir colonial qui refusait toute réforme avait incité le mouvement national à militariser le politique et à créer un appareil militaire en vue de la libération nationale. Le pouvoir colonial rejetait toute perspective d’indépendance négociée. Le FLN a alors créé une armée clandestine pour mener l’insurrection en 1954. Mais à la veille de l’indépendance, cet appareil militaire a échappé au contrôle du leadership du FLN. En conséquence, le parti n’avait pas la capacité de s’opposer au coup d’État de l’État-Major contre le GPRA, malgré la résistance d’une partie des cadres de l’ALN de l’intérieur. Entre juin et août 1962, le rapport de force a été tranché militairement : les troupes de l’extérieur, mieux armées, ont imposé leur domination sur celles de l’intérieur. Ce moment a inscrit durablement la centralité militaire dans l’exercice du pouvoir. Le processus s’est achevé en juin 1965 par le coup d’État qui a renversé le président Ahmed Ben Bella, élu en 1963 et également secrétaire général du Bureau politique du FLN, organe censé incarner la souveraineté populaire. Ce Bureau politique a été dissous et remplacé par le Conseil de la Révolution, dominé par les militaires et présidé par le colonel Boumédiène. Le leadership militaire s’était émancipé de toute autorité civile et le politique a été absorbé par la structure militaire qui s’est imposée comme source unique de légitimité. Le pluralisme politique qui existait avant 1954 n’a pas été restauré. Bien que limité par le cadre colonial, il était néanmoins une réalité. Le PPA-MTLD, l’UDMA, l’Association des Oulémas, le Parti communiste étaient des partis qui exprimaient les différentes sensibilités idéologiques de la société. Au lieu de réactiver et d’élargir cette tradition, le régime naissant y a mis fin, institutionnalisant la primauté du militaire sur le politique, transformant le FLN en un appendice de l’administration qui lui avait confié la tâche de gérer la mémoire de la lutte de libération. En 1962, le politique n’a pas été démilitarisé malgré le principe du congrès de la Soummam : la primauté du politique sur le militaire. La domination du politique par le militaire ne fait pas partie de la culture politique algérienne ; elle est née est de vicissitudes liées à l’histoire du mouvement national qui a créé un appareil militaire qui a échappé à son autorité politique.

La première décennie de l’indépendance a permis l’affermissement de la souveraineté nationale et l’installation d’un pouvoir central dans la continuité directe du projet du mouvement national. Mais elle a aussi mis en place un régime dont la structure institutionnelle a figé le politique au lieu de l’ouvrir pour accompagner la construction d’un Etat moderne reposant sur la légitimité populaire. Il est vrai que l’euphorie des indépendances avait suscité, à l’échelle du Tiers Monde, un enchantement qui avait sous-estimé le poids des réalités. En effet, dans les années 1950 et 1960, les discours populistes tiers-mondistes dominaient les champs politiques des nouveaux Etats indépendants. Sans accepter le contrôle populaire, ils affirmaient la nécessité de protéger les peuples de la domination impérialiste et de mettre en œuvre un développement économique que la faiblesse des bourgeoisies nationales ne permettait pas d’engager. C’est dans cette configuration que Boumédiène, jeune officier marqué par son époque, s’est construit comme figure de chef politique, se présentant comme le défenseur des couches sociales populaires et le garant d’un projet de justice sociale. Son modèle était celui de la modernisation autoritaire visant à industrialiser le pays. A cet effet, il a interdit le pluralisme qu’il considérait comme un facteur de division et a aboli l’autonomie syndicale, tout en promettant de réaliser les promesses du mouvement national : emploi, industrialisation, réforme agraire, généralisation de la scolarisation… N’ayant été socialisé ni dans un parti ni dans une structure syndicale, Boumédiène concevait la politique comme une menace pour la cohésion sociale et non comme un espace de régulation des conflits. Son projet, verbalement révolutionnaire, a en réalité coupé l’État de la société. L’échec du développement économique qu’il avait annoncé est directement lié à cette structure : une politique sans contrôle populaire, ni corps intermédiaires et ni représentation autonome. L’absence d’une médiation politique a ouvert un espace à l’irresponsabilité, au gaspillage et à la corruption. Un contrôle effectif, soit par des élections pluralistes, soit par un parti disposant d’une véritable autorité politique, aurait pu limiter ces dérives. Boumédiène refusait cette possibilité, convaincu que la société n’était pas capable de protéger l’État contre les profiteurs, alors même que ces profiteurs ont prospéré sous son pouvoir en le soutenant. Il a façonné le régime autour de sa personne, en s’appuyant sur la Charte nationale adoptée par référendum, conçue comme un contrat direct entre lui et le peuple. Pour réaliser le projet qu’il défendait, il a concentré entre ses mains l’ensemble des pouvoirs : Chef d’État, Chef de gouvernement, ministre de la Défense, Chef de l’Etat-Major de l’armée après 1967 et président du Conseil de la Révolution. Ce dernier, s’autoproclamant dépositaire de la souveraineté nationale, a absorbé la fonction législative, donnant une légitimité politique au pouvoir exécutif. Le régime a fonctionné avec un pouvoir exécutif reposant sur le charisme du leader et non sur des institutions.

Après la mort de Boumédiène, la hiérarchie militaire a reconduit le même système tout en refusant de le doter d’un chef charismatique qui aurait une autorité sur elle. Le corps des officiers supérieurs n’accepte pas l’émergence d’un chef politique, même s’il sort des rangs de l’armée. A l’exception de Houari Boumédiène, ni Chadli Bendjedid, ni Mohamed Boudiaf, ni Liamine Zéroual, ni Abdelaziz Bouteflika, ni Abdelmadjid Tebboune n’ont eu une autorité politique sur l’armée. Le système repose sur une règle non écrite mais structurante : l’armée est la seule source effective du pouvoir. Il en résulte une division au sommet de l’État entre un pouvoir réel, souverain et non comptable, et un pouvoir formel, chargé de diriger l’administration gouvernementale. En effet, si les militaires ne gouvernent pas directement, ils désignent ceux qui occupent les fonctions principales de l’État, déterminent les grandes orientations politiques et fixent les équilibres budgétaires. Le centre de gravité des décisions politiques et diplomatiques se situe au ministère de la défense et non à la présidence. Le candidat désigné pour exercer la fonction présidentielle doit accepter la condition de ne pas exercer d’autorité sur la hiérarchie militaire, malgré les dispositions de la constitution. Affaiblie et placée sous tutelle, la présidence n’a pas l’autorité nécessaire pour mener des réformes qui rompent avec la logique d’un système devenu rentier qui gaspille dans la consommation les richesses du pays.

La hiérarchie militaire a reconduit le modèle économique qui repose sur les revenus des hydrocarbures qui ont jusque-là caché les déséquilibres structurels. Le déficit permanent des entreprises publiques constitue une bombe à retardement et une vulnérabilité majeure susceptible de provoquer des émeutes en cas de baisse des prix du pétrole. L’incapacité des entreprises publiques à équilibrer leurs comptes entraîne un déficit que l’État finance par la création monétaire au détriment du pouvoir d’achat. Ce mécanisme est devenu un élément structurel de l’économie algérienne et une source permanente de fragilité sociale. C’est ainsi que le budget de l’État algérien est financé par la perte sans fin du pouvoir d’achat du dinar, en plus des impôts et des revenus des hydrocarbures. La perte du pouvoir d’achat des consommateurs est structurelle et sans aucune perspective de redressement. La principale victime de ce système politico-économique est le dinar, monnaie froide déconnectée des dynamiques internationales d’accumulation. Le dinar n’est ni un moyen d’investissement ni une valeur refuge comme les autres monnaies. L’Algérie a ainsi bâti un système politico-économique qui utilise la rente énergétique pour importer des biens de consommation au profit d’entreprises étrangères et d’intermédiaires compradores. Pour être l’autorité suprême, la hiérarchie militaire porte une responsabilité directe dans les échecs économiques et sociaux du régime depuis l’indépendance. Elle est comptable de l’incapacité du pays à se développer malgré ses ressources.

Tandis que la société s’est profondément modifiée, dans sa composition comme dans ses attentes, le pouvoir central postindépendance est resté identique à lui-même. Cette fixité n’est pas une simple inertie : elle est constitutive du système. Or, les nouvelles générations (la GenZ notamment) n’acceptent pas le statu quo postcolonial ; elles le contestent par leur seule existence sociale et par les espérances qu’elles portent. La séquence d’Octobre 1988, qui précède de peu l’effondrement des régimes socialistes en Europe de l’Est, avait montré que la société algérienne était inscrite dans la temporalité mondiale, celle des basculements politiques, de la fin des systèmes à parti unique et de l’économie administrée. Les émeutes d’Octobre avaient exprimé une exigence politique : ouvrir les institutions à la participation populaire et instituer un pluralisme politique réel. Le rejet du parti unique n’était pas un épisode conjoncturel, mais une rupture structurante et une phase du processus de la construction de l’Etat. Le parti unique avait atteint sa limite historique, bloquant le devenir politique du pays en le marginalisant par rapport aux dynamiques mondiales économiques, idéologiques et culturelles. Sous la pression conjuguée des aspirations internes et de l’environnement international, les élites dirigeantes ont été contraintes, en 1989, de modifier la Constitution et de légaliser les partis politiques. Mais cette ouverture, pensée comme une concession et non comme une refondation, a produit une transition factice, sans contrat politique stabilisateur. Ni le régime ni l’opposition n’étaient préparés – politiquement, culturellement et doctrinalement – à une véritable redistribution des rapports de pouvoir. L’annulation des élections pluralistes en janvier 1992 a été la conséquence directe de l’absence d’un consensus au sujet de la transition. Le choix de la voie électorale a transformé la transition en affrontement et ouvert une séquence de lutte qui s’est achevée dans le sang.

Depuis, l’Algérie est revenue au système de pari unique de facto derrière une façade de pluralisme. Les élections après 1992 ont été systématiquement truquées par l’administration qui détournait le suffrage universel au profit des deux partis artificiels du régime, le FLN et le RND. Ils étaient artificiels parce qu’ils n’avaient aucun ancrage dans la société. Sans les généreuses subventions de l’Etat, par ailleurs illégales au regard de la loi, et la complaisance de l’administration qui leur fournissait des locaux et des ressources, ces deux partis auraient disparu. Le FLN et le RND, et les partis microscopiques qui ont été créés pour dévaloriser l’activité politique, ont été juste des opportunités aux arrivistes sans scrupules pour occuper des fonctions électives alors qu’ils n’ont aucun sens de l’intérêt public. C’est ainsi que l’opinion publique perçoit les partis comme des groupements inutiles et incapables de porter la voix de la population dans les institutions.

Ce que la situation post-1988 a montré aux Algériens, c’est que le pluralisme, introduit par la réforme constitutionnelle de 1989, n’a en rien modifié la nature du régime. Les partis ont été maintenus dans une position subordonnée, réduits à une fonction d’opposition sans perspective réelle de conquérir pacifiquement le pouvoir. Dans une société peu politisée et où la religiosité cherche à refouler les divergences idéologiques, les acteurs ont du mal à percevoir ces divergencescomme des clivages susceptibles d’être résolus dans le cadre politico-juridique. C’est ce retard idéologique et culturel de la société qui a permis au commandement militaire d’être un acteur politique qui interdit toute activité politique qu’il ne contrôle pas. Il a exercé une influence directe sur le champ politique en mobilisant les services de renseignement, détournés de leur rôle institutionnel. Leur mission était de fabriquer une vie politique artificielle, déconnectée des revendications sociales réelles : chômage massif des jeunes, gaspillage des ressources publiques, corruption généralisée. L’objectif était de neutraliser la société civile et d’étouffer toute velléité de changement politique. Car le présupposé implicite du régime est que la société doit obéir à l’État et non l’inverse. L’opposition a été perçue comme une menace à contenir, alors qu’elle devrait être un lieu de socialisation politique et un mécanisme de renouvellement de légitimation du pouvoir d’Etat par la sanction électorale. En refusant l’autonomie des partis, des syndicats et de la presse, le régime a coupé l’État de ses racines sociales, idéologiques. Par une ironie de l’histoire, l’Etat postcolonial se réapproprie le réflexe de l’administration coloniale qui imposait des beni-oui-oui comme représentants de la population.

Dans cette configuration, l’institution militaire porte une part déterminante de la trajectoire politique du pays. La stabilité future et la pérennité de l’Algérie ne résultera pas du maintien d’un rapport de force obsolète, mais d’une capacité à ouvrir une nouvelle séquence historique. Dans un contexte régional et international instable, marqué par les recompositions rapides des équilibres géopolitiques, la hiérarchie militaire a intérêt à inscrire son action dans une logique de préservation de l’État en tant qu’institution nationale. Assumer cette responsabilité implique, au nom du serment de Novembre et la mémoire des Chouhadas, d’accompagner, sans la confisquer, une transition politique consensuelle. Il s’agit de rendre possible la formation d’un nouveau contrat social qui restitue au politique sa fonction propre : organiser pacifiquement la confrontation des idées, structurer les intérêts sociaux, garantir la continuité de l’État à travers la légitimité électorale. Une telle orientation ne signifie pas un affaiblissement de l’armée, mais au contraire une clarification de son rôle dans la défense nationale et la protection des équilibres stratégiques. Elle seule peut, en prenant cette initiative historique, contribuer à refermer le cycle ouvert en 1962 et à rendre à la souveraineté populaire sa place centrale.

La stabilité future du pays suppose que l’armée se tienne à distance des conflits politiques internes à la société, car son implication dans ces derniers n’est pas dans son intérêt. La politique est un espace conflictuel, par définition traversé par des divergences idéologiques et sociales. Une institution qui appartient à l’ensemble des citoyens ne peut durablement s’identifier à un camp ou à un parti sans se mettre en porte-à-faux avec une frange de la société. Dans un État moderne, l’armée n’a pas à s’identifier à un courant politique ou à être la dépositaire de la souveraineté nationale. Elle est une branche du pouvoir exécutif qui obéit au pouvoir législatif issu des urnes. Son retrait de la sphère politique est une condition de la construction d’un espace civil autonome et de la préservation de la confiance en elle de la nation.

C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre le slogan madania machi askaria, scandé par des millions d’Algériens lors des marches du Hirak ; il exprime une exigence directe : rompre avec un schéma où le commandement militaire constitue la source effective du pouvoir en lieu et place de l’électorat. Il aspire à une transition démocratique entendue comme retrait du champ politique des services de sécurité de l’armée, appelés à se limiter à leur fonction propre, la défense de la nation contre les menaces extérieures. Cette exigence a été perçue par les décideurs comme une hostilité à l’institution militaire ou comme l’annonce d’un changement brutal de régime. En réalité, madania machi askariarenvoie à une aspiration politique légitime : celle de rétablir la primauté du civil, de réhabiliter l’État et de protéger l’institution militaire du mécontentement social qui ne manquera pas de se concentrer sur elle tant qu’elle demeure impliquée dans le champ politique.

Lahouari Addi
Karim Naït Ouslimane
Universitaires
31 octobre 2025

Source : FB
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