Par Kevork Almassian
Suite au sommet syro-russe qui s’est tenu au Kremlin le 15 octobre courant, certains commentateurs ont souligné le pragmatisme des deux parties, considérant que cet événement inattendu et douloureux pour les Syriens servirait, entre autres, les intérêts et la stabilité de leur pays [1][2]. Un pays désormais dirigé par le chef du terrorisme international : le renommé Al-Joulani et l’outil des prédateurs de la Syrie comme l’a confirmé un ex-ministre des affaires étrangères qatari [3].
Mais qu’en est-il des intérêts de la Russie ? L’analyse de Kevork Almassian, un chercheur syrien originaire d’Alep, revient sur ce sommet et explique pourquoi la promesse russe d’un ordre multipolaire a commencé à perdre de sa substance, à cause de ce compromis pragmatique. Avant de la soumettre aux lecteurs francophones, il ne nous paraît pas inutile de traduire les propos tenus publiquement par les nouveaux alliés.
Allocution du président Poutine
« Des relations d’amitié, entre la Syrie et l’Union soviétique puis la Fédération de Russie, existent depuis 1944. Pour la Russie, c’est une période au cours de laquelle ces relations n’étaient fondées ni sur un contenu politique, ni sur des intérêts particuliers, mais reposaient sur « le seul intérêt du peuple syrien » avec lequel nous avons de bonnes relations. Il nous suffit de rappeler les milliers de liens amicaux et familiaux, auxquels s’ajoutent plus de quatre mille étudiants syriens poursuivant leurs études dans les universités russes. Nous pensons que (ces étudiants) participeront au développement et au renforcement de l’État syrien. Et « je sais qu’il y a peu de temps, des élections parlementaires ont eu lieu. J’y vois votre grande réussite car, en dépit des conditions difficiles vécues actuellement par les Syriens, elles mèneront au renforcement de la société et de toutes les forces politiques en Syrie ».
Monsieur le président, depuis 1993, nous avons un Comité gouvernemental mixte syro-russe. Désormais, il poursuivra son travail. Je vous remercie pour l’accueil réservé à nos délégations présidées par le vice-Premier ministre (Alexandre) Novak. Diverses initiatives intéressantes et utiles ont été soumises au cours de ces rencontres. De notre côté, nous sommes disposés à les mettre à exécution en plus de nos accords, via le ministère des Affaires étrangères. Je suis heureux de notre rencontre. Bienvenue à vous. » [4] [NB : double traduction à partir de l’arabe]
Allocution d’Al-Joulani autoproclamé président de la Syrie
« Merci votre excellence. Merci pour votre accueil chaleureux. Vous avez un long escalier… Autrement dit, il est bon que nous pratiquions un peu de sport nous permettant d’arriver jusqu’ici sans fatigue.
Votre excellence, je confirme ce que vous avez dit quant aux longues relations historiques entre la Syrie et la Russie. Et aujourd’hui, suite au « nouvel évènement » qui a eu lieu en Syrie, nous essayons de présenter la nouvelle Syrie à travers tous les États du monde et de rétablir les relations politiques et stratégiques avec tous les États de la région et du monde, à la tête desquels se situe certainement la Fédération de Russie. Et ce, parce qu’en plus de la vieille relation historique que nous avons rappelée, existent des relations bilatérales, des intérêts communs, et nombre d’autres sujets qui nous lient : une partie de la nourriture syrienne repose sur la production russe, nombre de centrales énergétiques reposent sur les compétences russes, et nombre de relations stratégiques et politiques, régionales ou internationales sont étroitement liées à la Russie.
Nous « respectons tous les accords passés au cours de cette grandiose histoire » et nous essayons de rétablir et de redéfinir la nature de nos relations, vu qu’il n’y aura d’indépendance de la situation syrienne, de souveraineté syrienne, d’intégrité territoriale, d’unité et de stabilité sécuritaire sans stabilité régionale et mondiale. Je réitère mes remerciements pour votre accueil chaleureux. Merci beaucoup.» [4]
À ce stade, nous nous permettons quelques remarques :
Que le pragmatisme géopolitique soit le moteur de la Russie et que sa loyauté envers ses intérêts stratégiques (tels la pérennité de ses contrats et de ses bases militaires en Syrie) aient pris le pas sur sa loyauté envers l’État syrien ne sont peut-être pas sujet à discussion. En revanche, ce qui est discutable est que le président de la Fédération de Russie déclare, face au Joulani et sa clique de coupeurs de têtes, que les élections parlementaires qui se sont déroulées le 5 octobre dernier sont une « grande réussite ».
M. Poutine ne peut ignorer que ces élections au suffrage indirect -contrairement au suffrage direct auxquels les Syriens avaient droit jusqu’à la prise du pouvoir par les prétendus révolutionnaires- furent « une double mascarade ». Puisque, sur les 210 sièges de députés, un tiers des élus était directement nommé par le Joulani, et deux tiers étaient élus par des organes électoraux formés au niveau des circonscriptions électorales par un haut comité composé de 10 membres également nommés par le Joulani. De plus, 19 sièges revenant à trois provinces (Souweïda, Raqqa et Deir ez-Zor) sont restés vacants jusqu’à nouvel ordre, sous prétexte de problèmes de sécurité, alors qu’en réalité elles échappent au contrôle du Joulani et de son parrain Erdogan.

Quant au Joulani qui s’est contenté de présenter la chute de l’État syrien comme un « nouvel évènement », il s’est bien gardé d’évoquer sa version sur le déroulement de sa « bataille libératrice » telle qu’il l’a décrite aux Syriens sur Al-Akhbariya TV vers la mi-septembre 2025:
« Lorsque nous sommes arrivés à Hama au cours de la bataille de libération, des négociations ont eu lieu entre nous et les Russes. Et lorsque nous sommes arrivés à Homs, les Russes se sont éloignés de la bataille, c’est-à-dire qu’ils se sont complètement retirés de la scène militaire qui consistait en bombardements aériens, etc., et cela dans le cadre d’un accord entre nous et eux, ce qui a eu un impact positif sur la bataille. C’est à ce moment-là qu’ils ont pris des engagements envers la Syrie actuelle et que nous avons pris des engagements aussi. Nous les avons respectés et ils les ont respectés jusqu’ici. Depuis, ils n’ont manifesté aucune ingérence négative… ».[5]
Une version que le Chibani, qui fait office de ministre des Affaires étrangères au Joulani, s’est empressé de confirmer aux téléspectateurs syriens en se vantant de ses propres exploits de stratège, quatre jours après le sommet syro-russe, au cours d’une émission d’environ une heure sur Al-Akhbariya TV. Nous en avons retenu quelques extraits :
« Tous savent que la Russie était partenaire de l’ex-régime et qu’elle a participé à la tragédie syrienne… Je me rappelle que quelques mois avant la bataille (libératrice), son excellence (Joulani) me rendait visite dans mon bureau afin de planifier notre mode de gestion politique du changement qui aura lieu en Syrie… Le défi était : comment neutraliser le soutien de la Russie à l’ex-régime lors de n’importe quelle confrontation future ?
Deux jours avant la chute du régime, le 6 décembre, le plateau de la balance ayant penché du côté des djihadistes révolutionnaires, une rencontre a eu lieu avec les Russes. Les consignes de son excellence étaient de les convaincre que le peuple syrien voulait et agissait pour changer le régime, non pour changer ses alliances… Au cours de cette rencontre et alors que nous étions rendus à Hama, les Russes m’ont demandé : est-ce que vous prévoyez d’entrer dans Damas ? J’ai répondu : certainement ! Ils m’ont alors demandé : en combien de temps ? J’ai répondu : en 48 heures…Et lorsque j’en ai informé le président, il m’a dit qu’il nous faudrait 10 jours. Mais la libération a eu lieu en 36 heures. Après quoi, c’est en ma qualité de ministre des Affaires étrangères que j’ai rencontré les Russes. Je leur ai dit : je vous présente mes excuses, j’ai parlé de 48 heures, mais c’est arrivé en 36 heures…
La victoire de la bataille libératrice est due pour 20% aux Russes et pour 80% aux djihadistes révolutionnaires…Mais, concernant les accords conclus avec la Russie sous l’ex-régime, il est certain que nous ne les acceptons pas… Nous n’en sommes pas arrivés à conclure des accords pour le moment… Même les Russes acceptent leur réévaluation ou leur réécriture dans le cadre de la situation actuelle. Quant aux bases militaires russes, elles sont en cours de négociation et de redéfinition de leur rôle…Les russes ont baissé leurs effectifs dans les bases de Tartous et de Hmeimim et se sont retirés de tout le reste du territoire… » [6].
Des propos probablement destinés aux « djihadistes révolutionnaires » et leurs collègues locaux fou furieux, parce qu’ils ont enfin compris que le Joulani est prêt à les sacrifier pour garder son siège à la présidence. Ce qui a déjà commencé pour les djihadistes français [7]. D’autres risquent de subir le même sort, tels les Tchéchènes et les Turkmènes de Russie, puis les Ouïghours puisqu’il est question que le Joulani se rende en Chine. [NdT]
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Analyse de Kevork Almassian
« L’intervention de la Russie en Syrie en 2015 avait une justification stratégique claire : préserver un régime ami, sécuriser l’accès naval à la Méditerranée via le port de Tartous et empêcher la propagation du militantisme islamiste takfiri au Moyen-Orient, en Asie centrale et dans le Caucase. Pendant un certain temps, cette intervention a réussi à réaffirmer l’influence de Moscou dans la région.
Mais le résultat actuel révèle la fragilité de cette réussite. La même Russie qui justifiait la guerre pour éliminer l’extrémisme djihadiste légitime aujourd’hui le chef de l’une de ses premières incarnations. L’auto-proclamation de Joulani comme président a été diplomatiquement acceptée par Moscou.
La contradiction ne pourrait être plus flagrante. La position officielle de Moscou sur l’Ukraine repose sur un argument central : le président Volodymyr Zelensky est illégitime parce qu’il a reporté les élections dans des conditions de guerre. Pourtant, le Kremlin reçoit aujourd’hui Joulani, qui a pris le pouvoir par un coup d’État et s’est autoproclamé président. Ce faisant, la Russie sape son propre discours sur la souveraineté et la légitimité. Si le déficit démocratique de Zelensky invalide son mandat, comment le coup d’État de Joulani peut-il lui en conférer un ?
Pour les pays du Sud -le public que Moscou espère plus particulièrement influencer- c’est un moment révélateur. Un État qui se positionne comme le défenseur du droit international et de la légitimité souveraine accueille désormais un chef de guerre qui gouverne sans élections.
Les bénéficiaires géopolitiques de cette incohérence russe sont évidents. La Turquie, qui manœuvre habilement depuis longtemps entre l’OTAN et les réseaux islamistes de la région, est apparue comme l’architecte silencieux de la nouvelle réalité syrienne. Le soutien d’Ankara aux « zones de désescalade » à Idleb et sa gestion des factions de l’opposition ont donné au Joulani l’espace opérationnel nécessaire pour consolider son pouvoir.
Washington, pour sa part, réalise par des moyens détournés ce que deux décennies d’intervention n’ont pas permis d’obtenir : un leadership syrien aligné sur les priorités stratégiques occidentales et turques.
L’une des conséquences les plus importantes de la transition syrienne est donc l’ascension accélérée de la Turquie en tant que puissance régionale dominante. Avec la plus grande armée permanente de l’OTAN et un leadership qui n’hésite pas à associer la force militaire à l’ambition géopolitique, Ankara se trouve désormais au carrefour du réalignement du Moyen-Orient et de l’Eurasie.
La Syrie est devenue la principale plateforme de projection de l’influence turque. En consolidant sa présence à travers la Syrie, Ankara a transformé ce qui n’était au départ qu’une zone tampon sécuritaire en une zone permanente de contrôle politique et économique. Et, en parrainant le nouveau régime syrien dirigé par Joulani, elle contrôle de fait les flux commerciaux, énergétiques et les contrats de reconstruction au Levant.
Il s’agit ici d’un retour de l’empire au sens structurel. La politique turque combine intégration économique, renforcement militaire et soft power idéologique, une forme de néo-ottomanisme qui s’étend autant à travers la diplomatie et le déploiement militaire. La présence de troupes turques, de réseaux de renseignement et de contractants garantit que l’État syrien, sous le nouveau régime, fonctionnera dans l’orbite stratégique d’Ankara.
Mais la Syrie n’est qu’un axe de cette expansion. L’autre s’étend vers le nord-est, à travers le Caucase du Sud. Le « corridor de Zangezur » qui traverse l’Arménie et relie la Turquie à l’Azerbaïdjan et, à travers celui-ci, aux républiques turques d’Asie centrale, représente un changement historique dans la connectivité eurasienne. Ce corridor émergent auquel la Turquie aspire depuis longtemps offre désormais à Ankara un accès terrestre direct à la mer Caspienne et au-delà.
Pour la Turquie, cela signifie une projection ininterrompue de son influence de la Méditerranée à l’Asie centrale. Pour l’OTAN, cela ouvre une ceinture géopolitique continue reliant le flanc sud-est de l’Europe au cœur riche en ressources de l’Eurasie. Et pour la Russie, cela représente un cauchemar stratégique : l’encerclement de sa périphérie sud par un État membre de l’OTAN.
L’avantage d’Ankara réside dans sa cohérence. Alors que Moscou a dépassé ses limites et que Pékin a hésité, la Turquie a poursuivi une stratégie multidimensionnelle, combinant l’effet de levier de l’OTAN, la diplomatie énergétique et l’affinité culturelle à travers le monde turc. Le corridor traversant l’Arménie, soutenu par l’approbation occidentale, consolidera cet avantage. Il fera de la Turquie non seulement l’acteur régional clé dans la Syrie d’après-guerre, mais aussi le lien indispensable entre l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie centrale, au détriment de l’influence russe et iranienne.
La position de la Chine n’est pas moins révélatrice. Malgré son soutien rhétorique à la souveraineté et à la non-ingérence, Pékin n’a joué aucun rôle significatif dans la stabilisation ou la reconstruction de la Syrie. Ses initiatives économiques, telles que la Belt and Road, n’ont pas réussi à se traduire en influence politique. Au lendemain du renversement de Bachar al-Assad, le silence de Pékin souligne sa réticence à s’opposer à la domination occidentale ou turque dans une région qu’elle décrivait autrefois comme essentielle pour ses partenariats mondiaux.
Il en résulte un vide, que la Russie et la Chine ont contribué à créer par leur prudence, leur incohérence et leur désengagement stratégique. En effet, le Moyen-Orient était autrefois présenté comme le terrain d’essai du nouvel ordre multipolaire, une région où la Russie et la Chine pouvaient construire des alliances pragmatiques et des institutions alternatives. Cette vision ne s’est pas concrétisée.
La reconnaissance par Moscou de la présidence autoproclamée de Joulani représente la désintégration de cette prétention et signale que sa stratégie en Syrie, autrefois pièce maîtresse de sa renaissance au Moyen-Orient, a atteint son point final. Ce qui avait commencé comme une affirmation d’indépendance vis-à-vis de l’hégémonie occidentale s’est transformé en un schéma d’accommodement réactif.
Plutôt qu’un équilibre multipolaire, la Turquie et Israël élargissent leur marge de manœuvre stratégique, les États-Unis réaffirment discrètement leur influence, et la Russie est réduite à un rôle réactif, défendant ses positions résiduelles.
Pour la Russie, la perte est également une question de réputation. Une puissance incapable de défendre ses alliés, de soutenir ses investissements ou de maintenir ses propres normes de légitimité soulève des questions quant à son rôle en tant que pôle alternatif dans la politique mondiale. Elle devient plutôt un participant au projet de quelqu’un d’autre.
La poignée de main entre Poutine et Joulani à Moscou restera dans les mémoires comme le moment où la promesse d’un ordre multipolaire a commencé à perdre de sa substance du fait de ce compromis pragmatique. » [8]
Traduction par Mouna Alno-Nakhal
23/10/025
Notes :
[1]Quel est l’avenir des bases russes en Syrie ?
–https://reseauinternational.net/quel-est-lavenir-des-bases-russes-en-syrie/
[2] Le pragmatisme derrière le sommet russo-syrie
–https://www.mondialisation.ca/le-pragmatisme-derriere-le-sommet-russo-syrien/5702458?doing_wp_cron=1761224881.2014250755310058593750
[3]Qatar : Voici venu le temps des aveux…
–https://www.mondialisation.ca/qatar-voici-venu-le-temps-des-aveux/5615461?doing_wp_cron=1761325086.649890899658203125000
[4] أول لقاء بين الرئيس الروسي فلادمير بوتين ونظيره السوري أحمد الشرع
–https://www.youtube.com/watch?v=Gbo-XVY72W0
[5] تصريحات « الشرع » عن كواليس سقوط نظام « الأسد » تثير الجدل
–https://www.youtube.com/watch?v=NgitFOVtxFE&t=118s
[6] المقابلة الكاملة لوزير الخارجية والمغتربين أسعد الشيباني على شاشة الإخبارية السورية
–https://www.youtube.com/watch?v=N_v97UGqaJI
[7]Syrie : assaut des forces gouvernementales contre un camp de djihadistes français
–https://www.la-croix.com/international/syrie-assaut-des-forces-gouvernementales-contre-un-camp-de-djihadistes-francais-20251022
[8] Analyse de Kevork Almassian / X
–https://x.com/KevorkAlmassian/status/1978504255557533945?t=FIjUMEX6tm8_sNDZc7CFOA&s=19&fbclid=IwY2xjawNe_YJleHRuA2FlbQIxMABicmlkETBRWUdDQ0o1Y2d3d1pDUTZqAR5fWOnO505HpFQz9c9F3ovu4mwmjq2-NNKqzuu4NXF_GrkfhvoSMECpVLMAJw_aem_fNFpDHXI16u5R_a-dgklww
Source : Mouna Alno-Nakhal
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