Par Bruno Guigue

Révulsé, le monde assiste au massacre quotidien de populations civiles par un État qui sombre dans la folie meurtrière, joignant au crime de masse l’abjection qui consiste à stigmatiser ses victimes.

Dans un monde où le ressassement médiatique tient lieu de preuve irréfutable, certains mots sont des mots-valises, dont l’usage codifié à l’avance est propice à toutes les manipulations. De perpétuels glissements de sens autorisant le passage insidieux d’un terme à l’autre, rien ne s’oppose à l’inversion maligne par laquelle le bourreau se fait victime, la victime se fait bourreau, et l’antisionisme devient un antisémitisme.

L’antisionisme a beau se définir comme l’opposition à une entreprise coloniale, l’admettre comme tel serait encore faire un compromis avec l’inacceptable. Empreint d’une causalité diabolique, l’antisionisme est moralement disqualifié, mis hors jeu en vertu de l’anathème qui le frappe. On a beau rappeler que la Palestine n’est pas la propriété d’une ethnie ou d’une confession, que la résistance palestinienne n’a aucune connotation raciale, que le refus du sionisme est fondé sur le droit des peuples à l’autodétermination, ces arguments rationnels sont balayés par la doxa.

Depuis soixante-quinze ans, tout se passe comme si l’invisible remords de l’holocauste garantissait à l’entreprise sioniste une impunité absolue. Avec la création de l’État hébreu, l’Europe se délivrait miraculeusement de ses démons séculaires. Elle s’octroyait un exutoire au sentiment de culpabilité qui la rongeait pour ses turpitudes antisémites. Portant sur ses épaules la responsabilité du massacre des juifs, elle cherchait le moyen de se débarrasser à tout prix de ce fardeau.

L’aboutissement du projet sioniste lui offrit cette chance. En applaudissant à la création de l’État juif, l’Europe se lavait de ses fautes. Simultanément, elle offrait au sionisme l’opportunité d’achever la conquête de la Palestine. Ce rachat par procuration de la conscience européenne, Israël s’y prêta doublement. Il reporta d’abord sa violence vengeresse sur un peuple innocent de ses souffrances, puis il offrit à l’Occident les avantages d’une alliance dont il fut payé en retour.

L’un et l’autre liaient ainsi leur destin par un pacte néo-colonial. Le triomphe de l’État hébreu soulageait la conscience européenne, tout en lui procurant le spectacle narcissique d’une victoire sur les barbares. Unis pour le meilleur et pour le pire, ils s’accordaient mutuellement l’absolution sur le dos du monde arabe en lui transférant le poids des persécutions antisémites. En vertu d’une convention tacite, Israël pardonnait à l’Europe sa passivité face au génocide, et l’Europe lui laissait les mains libres en Palestine.

Son statut exorbitant du droit commun, Israël le doit à ce transfert de dette par lequel l’Occident s’est défaussé de ses responsabilités sur un tiers. Parce qu’il fut l’antidote au mal absolu, qu’il plongeait ses racines dans l’enfer des crimes nazis, Israël ne pouvait être que l’incarnation du bien. Mieux encore qu’une sacralité biblique aux références douteuses, c’est cette sacralité historique qui justifie l’immunité d’Israël dans la conscience européenne.

En y adhérant, les puissances occidentales l’inscrivaient dans l’ordre international. Avalisée par les puissances dominantes, la profession de foi sioniste devenait loi d’airain planétaire. L’invocation du sacré diabolisant son contraire, cette sacralité d’Israël vise à ôter toute légitimité aux oppositions qu’il suscite. Toujours suspecte, la réprobation d’Israël frôle la profanation. Contester l’entreprise sioniste est le blasphème par excellence, car c’est porter atteinte à ce qui est inviolable pour la conscience européenne.

C’est pourquoi le déni de légitimité morale opposé à l’antisionisme repose sur un postulat simplissime dont l’efficacité ne faiblit pas avec l’usage : l’antisionisme est un antisémitisme. Combattre Israël, ce serait, par essence, haïr les juifs, être animé du désir de rejouer la Shoah, rêver les yeux ouverts de réitérer l’holocauste.

Cette assimilation frauduleuse de l’antisémitisme et de l’antisionisme est une arme d’intimidation massive. Limitant drastiquement la liberté d’expression, elle tétanise toute pensée non conforme en l’inhibant à la source. Elle génère une autocensure qui, sur fond de culpabilité inconsciente, impose par intimidation, ou suggère par prudence, un mutisme de bon aloi sur les exactions israéliennes. Simultanément, cette assimilation mensongère vise à disqualifier moralement l’opposition politique à l’occupation sioniste.

La chaîne des assimilations abusives, en dernière instance, conduit à l’argument éculé qui constitue l’ultime ressort de la doxa : la « reductio ad hitlerum », la souillure morale par nazification symbolique, dernier degré d’une calomnie dont il reste toujours quelque chose. Terroriste parce qu’antisioniste, antisioniste parce qu’antisémite, la résistance à la terreur coloniale cumulerait ainsi les infamies.

Seule force qui ne cède pas devant les exigences de l’occupant, la résistance, pour prix de son courage, subit alors le tir croisé des accusations occidentales et des brutalités sionistes. Et comme si la supériorité militaire de l’occupant ne suffisait pas, il faut encore qu’il se targue d’une supériorité morale dont ses crimes coloniaux, pourtant, attestent l’inanité.

Ce que montre le génocide de Gaza, c’est la brutalité de l’occupant, sa morgue coloniale, son mépris pour la vie des autres, son aplomb dans le meurtre, sa lâcheté lorsqu’il assassine des civils. Mais c’est aussi cette mauvaise foi abyssale, cette hypocrisie de l’agresseur qui joue à l’agressé, ce mensonge qui sort de sa bouche lorsqu’il prétend se défendre, lorsqu’il condamne le terrorisme, lorsqu’il ose invoquer la légitime défense, lorsqu’il parle d’antisémitisme.

Les combattants palestiniens sont des résistants qui se battent pour la terre de leurs ancêtres, pour vivre en paix, un jour, dans cette Palestine dont l’envahisseur veut les spolier, pour cette Palestine dont l’État-colon se croit dépositaire, alors qu’il en est l’occupant illégitime. La légitime défense d’Israël ? Soyons sérieux : la seule légitime défense qui vaille, c’est celle du peuple palestinien, pas celle de la soldatesque coloniale ; celle de l’occupé qui résiste, pas celle de l’occupant qui opprime.

On nous raconte que l’affrontement actuel est dû à l’intransigeance des extrémistes des deux camps. Mais ce renvoi dos-à-dos de l’occupant et de l’occupé est une supercherie. Depuis quand la résistance est-elle extrémiste ? C’est l’occupation qui est extrémiste, avec sa violence de tous les instants, cette insupportable chape de plomb qui pèse sur un peuple meurtri, et dont les sursauts de révolte, heureusement, montrent qu’il n’est pas vaincu.

Cette guerre est le fruit de l’occupation et de la colonisation, et les Palestiniens ne sont pas responsables de l’injustice qu’on leur fait subir. Elle n’a pas commencé le 7 octobre 2023 : elle est née avec le projet sioniste et la dépossession du peuple palestinien. Et cette guerre n’est pas une guerre ordinaire, c’est la lutte entre une puissance occupante et une résistance armée, et il ne suffit pas d’appeler à la cessation des combats pour y mettre fin.

Ce qui est à la fois odieux et ridicule, dans les déclamations de la diplomatie occidentale et arabe, c’est cet appel au désarmement des Palestiniens qui revient désormais comme une ritournelle. Incapables d’intervenir contre la politique génocidaire du boucher de Tel Aviv, ces lâches leur demandent de baisser les bras, de se résigner, d’accepter le joug, en feignant d’ignorer les raisons pour lesquelles les Palestiniens ne le feront pas, ni aujourd’hui ni demain.

Est-il si difficile de comprendre que la guerre entre la puissance occupante et la résistance armée durera aussi longtemps que durera l’occupation ? Ce n’est pas la partie palestinienne qui a enterré les “accords de paix”, mais les gouvernements israéliens successifs.

On se souvient des envolées lyriques sur le “ miracle de la paix ” accompli en 1995 devant la Maison-Blanche par des leaders charismatiques couronnés du Prix Nobel. En dépit de cette réconciliation-spectacle, l’affrontement n’a jamais cessé. Et pour cause : issus des négociations secrètes menées à Oslo, les accords paraphés en 1993-1995 n’ont jamais eu pour ambition d’instaurer un État palestinien aux côtés de l’État d’Israël.

Présentés comme un “ compromis historique ” fondé sur des concessions mutuelles, ces accords étaient une supercherie. Yasser Arafat reconnaissait la légitimité de l’État d’Israël. Il approuvait les résolutions 242 et 338 de l’ONU, alors qu’elles ne mentionnent même pas les droits des Palestiniens. Il renonçait solennellement à la lutte armée. Mais Itzhak Rabin, lui, ne reconnaissait que la légitimité de l’OLP comme représentant du peuple palestinien, rien de plus.

Devant la Knesseth, en octobre 1995, le Premier ministre israélien précisa sa pensée : “ Nous voulons une solution permanente avec un État d’Israël qui inclura la plus grande partie de la terre d’Israël de l’époque du mandat britannique et, à ses côtés, une entité palestinienne qui sera un foyer pour les résidents palestiniens de Cisjordanie et de Gaza. Nous voulons que cette entité soit moins qu’un État ”. Un État palestinien ? Trois mois avant son assassinat, Rabin indiquait clairement qu’il n’en voulait pas.

Les accords prévoyaient l’installation d’une “ autorité intérimaire d’autonomie ”, et non l’exercice de l’autodétermination nationale palestinienne. Cette autorité intérimaire n’avait aucun des attributs de la souveraineté. Elle dépendait de financements internationaux, accordés au gré de sa coopération avec Israël. Elle n’avait ni force armée, ni diplomatie indépendante, ni assise territoriale, le morcellement de la Cisjordanie interdisant le contrôle d’un territoire homogène.

D’une perversité inouïe, le processus inversait la charge de la preuve au détriment des Palestiniens. Dans l’attente du règlement final, la direction de l’OLP fut sommée de fournir des gages de sa bonne foi. Désormais responsable de l’ordre public en Cisjordanie et à Gaza, elle avait le devoir de réprimer la moindre résistance à l’occupation.

L’autorité intérimaire était donc une sorte de police indigène à qui l’occupant déléguait la tâche de maintenir l’ordre. L’instauration d’une véritable souveraineté palestinienne, en revanche, n’était nullement prévue par les accords. Le texte adopté prévoyait seulement un “ arrangement permanent ” qui serait fondé, au terme d’une période intérimaire de cinq ans, sur les résolutions 242 et 338 de l’ONU.

La perspective à long terme demeurait d’autant plus floue que, durant toutes les négociations, la position israélienne se résumait au quadruple “ non ” : refus de reconnaître la responsabilité sioniste dans le drame des réfugiés de 1948 et 1967 ; refus d’une restitution intégrale de Jérusalem-Est annexée ; refus du démantèlement des principales colonies juives implantées en Cisjordanie ; refus d’un tracé des frontières entre Israël et la Palestine épousant la “ligne verte” de 1967.

Fondées sur les résolutions onusiennes, ces exigences constituaient pour les Palestiniens la contrepartie légitime de leur renonciation à 78% de la Palestine mandataire. Mais pour Israël, ces 78% lui appartenaient de droit. Quant aux 22% restants, il les répartissait en deux morceaux. Non négociable, le premier était voué à demeurer sous souveraineté israélienne (Jérusalem-Est et les principales colonies). Le second (Gaza et la moitié de la Cisjordanie) serait confié à une autorité chargée d’administrer les zones à forte densité autochtone.

Aussitôt vantée par la propagande occidentale, la “ générosité israélienne ” lors des négociations de Camp David II en septembre 2000 consistait donc à concéder à l’OLP la minuscule bande de Gaza et la peau de léopard d’une Cisjordanie truffée de colonies, soit le dixième de la Palestine mandataire. En outre, la question de Jérusalem faisait l’objet d’une proposition infamante où Israël conservait une souveraineté usurpée sur la future capitale palestinienne.

La souveraineté du peuple palestinien sur sa terre historique n’était plus une exigence non négociable, mais un horizon incertain, livré au succès hypothétique d’un processus bancal. Faute d’une négociation immédiate en vue d’un règlement au fond, les accords d’Oslo (1993) et les négociations de Camp David II (2000) ont ainsi renvoyé l’instauration de la souveraineté palestinienne aux calendes grecques.

Pour Israël, le bénéfice de ces accords inégaux était colossal. Conformément au “ plan Allon ” présenté au lendemain de la victoire de 1967, l’occupant se retira des zones à forte densité de population arabe, puis il les enserra dans un vaste réseau de colonies reliées par des voies de contournement. Effaçant peu à peu les “ frontières de 1967 ”, la colonisation s’intensifia, gangrenant sans répit les territoires palestiniens : la politique du fait accompli allait prospérer comme jamais à l’abri du “ processus de paix”.

Bénéficiant d’un rapport de forces favorable, Israël, de 1993 à 2000, négocia d’une main et colonisa de l’autre. Il prétexta la moindre résistance pour renier ses engagements et accroître son emprise sur la totalité de la Palestine. Au nom de sa sacro-sainte sécurité, il frappa sans ménagement. En sapant l’assise territoriale du futur État palestinien, la colonisation anéantit l’enjeu même d’une négociation devenue un simple alibi. Bientôt, le nom d’Oslo n’évoqua plus qu’un grossier marché de dupes, et la direction de l’OLP parut avoir vendu la paix pour un plat de lentilles.

En attaquant Israël avec une audace inouïe, le 7 octobre 2023, le mouvement national palestinien a franchi un cap historique. Devant l’absence de solution politique et la violence de la répression israélienne, les combattants palestiniens ont mené une offensive en territoire ennemi. La guerre impitoyable que leur livre désormais l’occupant a ouvert une nouvelle séquence de la lutte de libération nationale, marquée par le déchaînement d’une politique génocidaire et la perspective d’une expulsion massive, mais aussi par l’incroyable résistance et la détermination farouche du mouvement national palestinien.

Ces atrocités témoignent d’une fuite en avant de la puissance occupante, incapable de vaincre militairement une résistance qui ne plie pas le genou, malgré les sacrifices de ses militants et les horreurs infligées aux femmes et aux enfants martyrs de Palestine. Révulsé, le monde assiste depuis deux ans au massacre quotidien de populations civiles par un État qui sombre dans la folie meurtrière, joignant au crime de masse l’abjection qui consiste à stigmatiser ceux qu’il assassine en masse.

Scandée par l’invocation grotesque de prophéties apocalyptiques, cette violence bénéficie d’une impunité de fait qui, au-delà des condamnations quasi unanimes, interroge en profondeur la conscience humaine. Car il y a des situations face auxquelles les imprécations morales ne suffisent plus : il faut prendre concrètement ses responsabilités et agir résolument par tous les canaux dont on dispose, et non pas se contenter d’une réprobation sans conséquence ou d’une indignation sans effet.

Aussi le rappel lancinant de “ la solution à deux États ”, ce mantra des représentations diplomatiques, semble-t-il doublement dérisoire : par son impuissance immédiate à arrêter le massacre, et par son impossibilité à entrer dans les faits depuis trente ans en raison d’une obstruction qui tient à la nature même du projet sioniste. L’intention est peut-être louable, mais dans l’histoire on n’a jamais mis fin au colonialisme avec des intentions. Invoquer cette solution comme si elle était viable, c’est nourrir une illusion qui fut déjà entretenue jadis, et qui a laissé un goût amer en se dissipant bien vite.

Bruno GUIGUE

Source : Le Grand Soir
https://www.legrandsoir.info/…

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