Revue de presse
Le 15 mai dernier, le quotidien Le Monde publiait un article réservé aux abonnés, mais qui laissait à lire la déclaration suivante de Robert Ford, ex-ambassadeur des États-Unis en Syrie :
« L’intérêt américain en Syrie est de combattre le terrorisme, et particulièrement l’organisation État islamique [EI]. C’est ce que fait Ahmed al-Charaa depuis 2014, livrant des batailles difficiles contre eux à Idlib, Alep ou Rakka » [1].
Ahmed al-Charaa, alias Al-Joulani, étant le chef du Front Al-Nosra devenue Hay’at Tahrir al-Cham ou HTC ; ces quelques lignes stipulent que nous avons désormais affaire à des terroristes halals (licites) appartenant à HTC, et des terroristes harams (illicites) appartenant à l’EI ou Daech.
Comment en sommes-nous arrivés là ? La réponse nous est donnée par Robert Ford lui-même, lors d’une conférence tenue le 1er mai devant leBaltimore Council on Foreign Affairs, mais dont la vidéo n’a été publiée que le 13 mai sous le titre : « Les rebelles syriens gagnent – Et maintenant ?» [2].
Nous laisserons de côté les passages propagandistes de son discours destinés à nourrir ses manœuvres fondées sur les divisions ethniques et confessionnelles. Elles ont suffisamment nui à toutes les composantes de la mosaïque syrienne en train d’exploser.
En revanche, il ne nous paraît pas inutile de dérouler la technique anglo-saxonne de blanchiment d’Al-Joulani, le chef de l’organisation terroriste HTC issue d’Al-Qaïda, laquelle a été créée et soutenue par Obama et Hilary Clinton, cette dernière l’ayant publiquement reconnu [3], alors que le président Donald Trumpa clamé haut et fort que les deux ont aussi créé l’EI (Daech). Combien de fois faudra-t-il le rappeler pour que Robert Ford et ses partenaires cessent de faire croire qu’ils comptent sur Al-Joulani et son HTC pour se débarrasser de Daech ? De quoi se demander s’ils ont jamais combattu le terrorisme en Syrie.

Une technique de blanchiment pernicieuse, qui absout Al-Joulani de tous ses crimes et lui donne le bon Dieu sans confession. Une propagande de bas niveau, néanmoins adoptée par les pays de l’OTAN, l’Union européenne, les gouvernements arabes et plus particulièrement les Pays du Golfe, parce qu’il est désormais clair que le sous-sol de la Syrie et ses eaux territoriales occupent une situation hautement stratégique au cœur du monde, et que leurs richesses font d’Al-Joulani un nabab oriental peut-être aussi riche que tous les autres, tant qu’il restera aux commandes distribuant les ressources du pays contre sa légitimation et la bénédiction de ses donneurs d’ordre.
Seuls les Israéliens refusent de blanchir Al-Joulani alors qu’ils ont publiquement soutenu son terrorisme en Syrie et, qu’en retour, il leur a ouvert grand les portes du pays, n’a même pas réagi à leurs centaines de raids aériens depuis le 8 décembre 2024, ni à leur occupation déclarée du Sud syrien, ni à leurs ballades touristiques, médiatiques, mémorielles et immobilières à Damas ou ailleurs. Ce qui risque de mener à une confrontation indésirable entre les deux alliés des USA, Israël et la Turquie, comme l’explique Robert Ford lui-même dans son discours. D’où sa recommandation à l’investisseur immobilier et Envoyé spécial des États-Unis au Moyen-Orient, Steven Witkoff, de faire en sorte que cela n’arrive pas.
Pour rappel, Robert Ford, nommé ambassadeur des États-Unis en Syrie en Janvier 2011, a joué un rôle majeur dans la mobilisation des premiers manifestants à Damas et notamment à Hama, ce qui avait provoqué la colère du gouvernement syrien et incité Washington à le rappeler en 2014, sans lui nommer de successeur. Mais, nous avons appris hier, 21 mai, que Washington va nommer son ambassadeur en Turquie en tant qu’Envoyé spécial pour la Syrie [4]. Il s’agit de M.Thomas Barrack, diplomate libano-américain, ami de longue date du président Donald Trump, homme d’affaires et également investisseur dans le secteur immobilier. À bon entendeur salut…
Ci-dessous, un extrait de cette conférence de Robert Ford concernant Al-Joulani. Découvrez ses arguments et demandez-vous s’il vous aurait convaincu que ce « type », tel qu’il le décrit, est celui qui débarrassera le Levant et le monde du terrorisme, comme il le prétend, abstraction faite de la confiance que certains médias et gouvernements dits civilisés lui ont prétendument accordée :
« Premièrement, ce type (Al-Joulani), comme Roy [(le président du Conseil) a dit, faisait partie d’Al-Qaïda en Irak. Je me trouvais en Irak entre 2000 et 2003. J’ai servi jusqu’en 2010 avec des vacances de 20 mois pour bonne conduite. Par la suite, ils m’ont nommé ambassadeur en Algérie. Puis, Condoleezza Rice m’a envoyé de nouveau en Irak au moment où ce type -qui se trouve à gauche de la diapositive et qui est maintenant devenu président de la Syrie- était un éminent chef de l’organisation Al-Qaïda à Mossoul, une ville au nord de l’Irak.

Vous vous rappelez sans doute qu’à cette époque Mossoul était l’un des pires endroits pour les Américains qui se trouvaient en Irak. En vérité, le département d’État des États-Unis y a perdu cinq de ses diplomates lors de deux explosions successives de voitures piégées, et des centaines de soldats américains y ont été tués ou blessés aux mains de ce type et de ses combattants.
Début 2023, une ONG britannique spécialisée dans la résolution des conflits m’a sollicité pour l’aider à extirper ce type du monde du terrorisme et de l’introduire dans celui de la politique régulière. Je dois vous dire que j’avais beaucoup hésité à y aller, en m’imaginant en combinaison orange avec un couteau sur ma gorge. Mais après en avoir parlé à nombre de personnes qui étaient allées là-bas, l’une d’entre elles l’ayant rencontré, j’ai décidé de saisir l’occasion.
Quand j’ai rencontré ce type pour la première fois, son nom de guerre était Abdul Qader al-Joulani. Mais, son vrai nom est Ahmad al-Charaa. Il ne l’a révélé au monde qu’après avoir capturé Damas lors d’une guerre éclair en décembre 2024, c’est-à-dire depuis cinq mois environ. Je lui ai dit en arabe, d’aussi près que je le suis de Roy en cet instant : ‘’Jamais au grand jamais, je ne me serais imaginé m’asseoir à vos côtés avec une longue barbe et en habit militaire’’. Il m’a regardé et m’a répondu très calmement : ‘’Wa la ana… moi non plus’’.
Nous avons ensuite eu une discussion plutôt civilisée. Si je vous rapporte cette conversation c’est parce qu’il a dit quelque chose qui a piqué ma curiosité. Il ne s’est jamais, jamais, excusé à propos des attaques terroristes en Irak ou en Syrie, celles menées en Syrie ayant été beaucoup moins importantes qu’en Irak, mais il a dit : ‘’Maintenant, je gouverne une région du nord ouest de la Syrie contrôlée par l’oppositionet je suis en train d’apprendre que les tactiques et les principes que j’appliquais en Irak ne sont plus applicables lorsqu’il vous revient de gouverner quatre millions de personnes’’.
Il s’agit d’une région (plus précisément, la région d’Idlib, le fief d’Al-Joulani contrôlé par les factions armées du Front al-Nosra et la Turquie; Ndt) qui comptait 2 millions d’habitants, auxquels se sont ajoutés deux autres millions de réfugiés venus d’autres régions de Syrie, d’où les quatre millions au total. Il a dit aussi : ‘’Je suis en train d’apprendre que pour gouverner, vous devez faire des concessions’’.
J’ai été très impressionné par cela.
Cette (première conversation avec Al-Joulani) a donc eu lieu en mars 2023, c’est-à-dire, il y a un peu plus de deux ans. Une deuxième a eu lieu en septembre (les deux rencontres ayant eu lieu à Idlib ; Ndt). Puis, je suis retourné en Syrie en janvier (2025).
Oh, j’ai oublié de dire que les deux fois, nous avons rencontré les communautés chrétiennes de la région […] Et, avant de le quitter, je lui ai dit en arabe : ‘’Qu’en est-il de l’unique propriété qui n’a pas été restituée (aux Syriens chrétiens, par un groupe de terroristes)’’. Il a dit : ‘’Je préfère agir de manière politique plutôt que de mener une bataille armée contre ce groupe’’.
Pourquoi je vous raconte cette longue histoire (de la prétendue extrême satisfaction des Syriens chrétiens du gouvernement actuel ; Ndt) ? Parce que si vous suivez les nouvelles de Syrie, vous savez qu’il y a eu des assassinats portant sur la communauté alaouite de la Côte syrienne en mars dernier (et qui continue avec enlèvements de femmes, d’enfants et trafic d’organes de surcroît; Ndt) et des combats autour de Damas ces derniers jours. Or, Charaa, ce type, a envoyé des forces mais n’a pas ouvert le feu, ne s’est pas attaqué aux milices qui ne sont que vaguement sous son commandement ou aux milices qui rejettent la loi de Damas. Il essaye de réunir les gens et de leur parler. Ce qui n’est pas la manière dont Al-Qaïda est supposée diriger le monde. Non… je ne plaisante pas.
Tony Blinken m’a appelé en décembre quand le gouvernement est tombé. Je me trouve dans le Maine en pleine grosse tempête de neige et je me demande si tout cela n’est pas surréel. Je suis installé dans mon salon en train de regarder la neige et Tony Blinken m’appelle pour me demander que faire à propos de la Syrie !
Il a dit : ‘’Robert, sais-tu ce que nous devons faire ? Devons-nous lui parler ? Qu’en penses-tu ?’’. Il savait que j’avais rencontré Charaa deux fois en 2023, parce que je les avais informés. Il a ajouté : ‘’Que penses-tu de lui ?’’. J’ai dit : ‘’Je ne pense pas que c’est le genre de type qui correspondrait à l’idée que nous nous faisons d’Al-Qaïda’’. J’ai ici des exemples de choses qu’il a faites qui m’amènent à penser qu’il est différent.
Pour commencer, voici son épouse. Combien parmi vous ont-ils jamais vu une photo de l’épouse d’Ousama ben Laden ? Combien parmi vous ont-ils jamais vu une photo de l’épouse d’Al-Baghdadi, le chef de l’EIIL (Daech) ? Il connaissait Al-Baghdadi. Il a travaillé avec lui en Irak. La voici sur cette photo du retour de leur pèlerinage à la Mecque. Elle est très clairement identifiée par les médias comme étant Madame Charaa. Et Charaa l’a présentée aux médias ; ce qui ne se fait pas dans les cercles de djihadistes salafistes traditionnellement intransigeants. Cela ne s’est jamais fait. Jamais ! Elle a accueilli des réunions avec des organisations de la société civile en présence des médias ; ce qui ne se fait pas et ne s’est tout simplement jamais fait.
Et maintenant, je vais vous donner juste un petit aperçu sur l’idéologie islamiste des djihadistes salafistes. Ici, aux USA, la légitimité d’un gouvernement vient des élections et de la Constitution. Si vous êtes des djihadistes salafistes d’Al-Qaïda, la légitimité d’un gouvernement ne vient pas des élections parce qu’elles élisent des individus qui légifèrent. Ils disent que les individus sont faillibles et que les seules sources infaillibles de légitimité sont Dieu, les lois de Dieu : la Charia. Donc si vous appelez à des élections, ils diront que vous êtes un infidèle. C’est pourquoi il n’y a pas eu d’élections en Afghanistan, par exemple, où Ousama ben Laden n’a jamais appelé à organiser des élections. Et, les types d’Al-Qaïda, comme ce type, ont absolument rejeté les élections en Irak. J’y étais pour organiser les élections avec le gouvernement américain et il les a rejetées quitte à faire exploser des bureaux de vote. Il ne s’en est jamais excusé, ce que je veux souligner et que j’ai dit à Blinken.
Mais il y a un mois, il a dit : ‘’Nous allons organiser des élections en Syrie. Ce ne sera pas tout de suite. Ce sera dans trois ou quatre ans, mais nous organiserons des élections (faux : il a dit 5 ans). Tu ne peux pas être un jihadiste salafiste et appeler à des élections. Ça ne marche pas. […]
Et lorsque je l’ai rencontré au palais présidentiel (à Damas) en tant que nouveau président, je lui ai dit : ‘’Jamais au grand jamais, je me serais attendu à vous voir en ce lieu’’. Il a souri discrètement et a répondu : ‘’J’aime vous surprendre continuellement Monsieur l’ambassadeur’’. Il a le sens de l’humour ! Je ne pense pas qu’Al-Qaïda possède habituellement le sens de l’humour ».
Qui est donc cette ONG britannique qui aurait transmis cet humour à Al-Joulani, grâce au concours de Robert Ford qui pavoise et lance des wow et des waou tout au long de sa plaidoirie euphorique face au spectacle de trois pays du Levant, l’Irak, la Palestine et la Syrie, tombés dans l’escarcelle anglo-saxonne grâce aux proxys terroristes et/ou sionistes ?
La réponse serait d’abord venue d’un site saoudiendans un article publié le 21 mai sous le titre :« Independant Arabia révèle l’identité de l’organisation britannique qui a entraïné Charaa à la politique »[5]. Il s’agirait d’Inter / Mediate qui se présente en tant qu’organisation à but non lucratif opérant à partir de Londres pour soutenir les processus de paix et les canaux de dialogue dans certaines des zones de conflit les plus difficiles du monde. Elle a été fondée en 2011 par Jonathan Nicholas Powell qui a été chef de cabinet de Downing Street de 1997 à 2007 sous Tony Blair. Depuis le 2 décembre 2024, il occupe le poste de conseiller à la sécurité nationale du Royaume-Uni sous la direction de Keir Starmer.

Depuis, le gouvernement d’Al-Joulani a nié le récit de Robert Ford en parlant de délégations venues étudier l’expérience de sa gouvernance à Idlib, et les médias ainsi que les réseaux sociaux en langue arabe sont en effervescence. La chaîne I24 News arabic a traité l’information sous le titre : « Quel rôle les services de renseignement britanniques et américains ont-ils joué dans l’ascension d’Ahmed al-Charaa ? » ; le journaliste, Ata Farhate ayant insisté sur les points suivants :
« La chute du régime syrien est la conséquence d’un jeu international et régional, et non du rôle tenu par le Front al-Nosra ou l’une des multiples factions militaires en Syrie. De ce fait, de nouveaux éléments ont commencé à émerger. Les services de renseignement britanniques et américains étaient en contact avec Al-Charaa, l’avaient sélectionné depuis plusieurs années jusqu’à devenir ses principaux partenaires et le soutenir financièrement. Un rapport militaire américain a même parlé de l’octroi de 100 millions de dollars à Idlib pour soutenir économiquement Al-Joulani dans les zones qu’il contrôlait, afin d’y maintenir la stabilité. Un autre point important est que Jonathan Powell et Robert Ford ont joué un rôle clé auprès des agences américaines et britanniques qui ont conçu le plan l’ayant porté au pouvoir à Damas » [6].
C’est sans doute ce qui flatte l’ego de Robert Ford et laisse à penser que dans son imaginaire, il occupe toujours le poste d’ambassadeur des « Malheurs-Unis » (jeu de mots : en arabe, al-waylate veut dire malheurs et les États-Unis se traduisent par al-wilayate al-mouttahida), titre qui lui est attribué par nombre d’analystes depuis ses prouesses révolutionnaires en Syrie.
Mouna Alno-Nakhal
22/05/2025
Notes :
[1][Robert Ford, ancien ambassadeur des Etats-Unis à Damas : « En Syrie, Al-Charaa est le meilleur outil pour les Etats-Unis contre l’organisation Etat islamique »]
[2][Syrian Rebels Win – Now What?]
[3][Video Hillary Clinton, 2011 : « Nous avons créé Al-Qaïda. »]
[4][Le Libano-Américain Thomas Barrack, actuel ambassadeur US en Turquie, va être nommé « envoyé spécial pour la Syrie »]»]
[5][ « اندبندنت عربية » تكشف هوية المنظمة البريطانية التي دربت الشرع سياسيا]
[6][ كيف لعبت المخابرات البريطانية والأمريكية دورا في صعود أحمد الشرع؟]
Source : Mouna Alno-Nakhal
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