Rencontre des délégations états-unienne et russe à Genève, le 21 janvier 2022.
Ministère russe des Affaires étrangères

Par Thierry Meyssan

Les États-Unis ont enfin répondu à la proposition russe de Traité garantissant la paix, mais c’est pour refuser de débattre des arguments du Kremlin. Simultanément ils ont organisé une vaste campagne de communication accusant la Russie de préparer une invasion de l’Ukraine en février. Ce que Kiev a fermement démenti. Un mélange d’hystérie et de confusion se répand au sein de l’Otan que Londres met à profit pour réveiller les réseaux stay behind. Pendant ce temps l’axe sino-russe se renforce.

Cet article fait suite à :
 1. « La Russie veut contraindre les USA à respecter la Charte des Nations unies », 4 janvier 2022.
 2. « Washington poursuit le plan de la RAND au Kazakhstan, puis en Transnistrie », par 11 janvier 2022.
 3. « Washington refuse d’entendre la Russie et la Chine », 18 janvier 2022.

La proposition russe aux États-Unis de Traité bilatéral fixant des garanties de Sécurité, rendue publique par le Kremlin le 17 décembre 2021, a reçu une double réponse des Etats-Unis et de l’Otan, le 26 janvier 2022, soit un mois et demi plus tard.

La proposition russe pose que les deux pays respectent la Charte de l’Onu et, qu’en outre, Washington respecte la parole qu’il a donnée oralement quant à la non-extension de l’Otan au-delà de la ligne Oder-Neisse qui sépare l’Allemagne de la Pologne.

Les États-Unis conservent secrète leur réponse. Le secrétaire d’État, Antony Blinken, a assuré que son pays refuse toute limitation à l’extension de l’Otan. Le ministre de la Défense britannique, Ben Wallace, est allé plus loin, assurant devant la Chambres des Communes que : « De nombreux pays ont rejoint l’Alliance non pas parce que l’Otan les y a obligés, mais à cause de la volonté librement exprimée des gouvernements et des peuples de ces pays ».

Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a rappelé que les États-Unis, le Royaume-Uni et tous les États membres de l’OSCE sont signataires des déclarations d’Istanbul de 1999 et d’Astana de 2010. Ces deux documents, revêtus de la signature de 57 chefs d’État et de gouvernement, posent deux principes :
 1. Chaque pays est libre d’adhérer à une alliance militaire de son choix ;
 2. Chaque pays a l’obligation de ne pas renforcer sa sécurité au détriment de celle des autres.
Or, il ne fait aucun doute que l’adhésion des anciens membres du Pacte de Varsovie à l’Otan, impliquant le déploiement d’armes US sur leur territoire, menace la sécurité de la Russie.

La remarque de Ben Wallace sur la volonté des peuples d’adhérer à l’Otan est factuellement fausse. Ainsi lors du référendum du 30 septembre 2018 sur l’adhésion des Macédoniens du Nord à l’Otan, certes 91, 46 % des votants avaient répondu « Oui », mais ils ne représentaient que 33,75 % des électeurs. En outre, aucune adhésion à l’Otan n’est valable tant qu’elle n’est pas acceptée par chacun des États membres de cette organisation.

La réponse de l’Otan, elle aussi secrète, a été expliquée par son secrétaire général, Jens Stoltenberg [1]. Elle comprend trois propositions et une exigence :
 Rouvrir les missions diplomatiques respectives de l’Otan et de la Russie ;
 Entamer de nouvelles discussions sur le contrôle des armements et les règles applicables aux missiles à portée intermédiaire et à courte portée ;
 Proposer de nouvelles règles de transparence sur les exercices militaires et les doctrines nucléaires.
 Évacuer la Transnistrie, la Crimée, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud que l’armée russe occupe en Moldavie, en Ukraine et en Géorgie.

Ces trois propositions visent à diminuer le risque de guerre nucléaire. Elles se démarquent de ce que l’on connaît de la réponse US en ce qu’elles sont sujettes à de vraies négociations. Elles attestent que les membres de l’Otan sont conscients des risques de guerre nucléaire.

L’exigence d’évacuation de la Transnistrie, de la Crimée, de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud montre une fois de plus que le bloc occidental refuse le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes énoncé par la Charte de l’Onu. L’histoire de ces quatre territoires atteste qu’ils sont habités par des peuples distincts des Moldaves, des Ukrainiens et des Géorgiens. Il n’y a pas été procédé à des nettoyages ethniques. Chaque peuple a choisi son indépendance par référendum. En outre, la Crimée indépendante a demandé son adhésion à la Fédération de Russie qui l’a acceptée.

Tout se passe comme si les États-Unis et l’Otan étaient sourds face à la Russie.

Pour le président Volodymyr Zelensky, la Russie ne menace pas d’envahir l’Ukraine.

Durant ces dernières semaines, la Bulgarie, le Danemark, l’Espagne, l’Estonie, l’Italie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Roumanie et le Royaume-Uni ont envoyé des armes en Ukraine ou déployé des troupes pour la défendre [2]. Non seulement la presse états-unienne et britannique a bruissé de rumeurs sur une éventuelle invasion russe de l’Ukraine en février, mais la presse d’Europe centrale, orientale et de la Baltique lui a emboité le pas. Pourtant le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, et son ministre de la Défense, Oleksii Reznikov, n’ont cessé de répéter que ce risque n’existait pas, que leur pays n’était pas menacé à court terme [3].

Cette dissonance au sein du bloc occidental choque. Elle confirme que les États-Unis raisonnent hors du réel. Certes, la Russie s’attendait à un refus US de sa proposition de Traité, mais pas à des éructations n’apportant aucun argument et ignorant les siens. Le président Biden semble avoir adopté la stratégie choisie par son prédécesseur Richard Nixon face à l’URSS, celle du fou (Madman theory) : tenir sur un ton menaçant des propos incohérents pour intimider l’adversaire et le faire reculer. Ou encore, selon la formule du professeur Thomas Schelling, énoncer « une menace qui laisse la place au hasard ». Cette stratégie avait échoué lors de la guerre du Vietnam. Il est peu probable qu’elle atteindra son but la seconde fois, d’autant plus que l’équipe du président Vladimir Poutine est beaucoup plus capable que ne l’était celle du Premier secrétaire Léonid Brejnev. C’est le bluff du joueur de poker contre le calcul du joueur d’échecs.

La tension autour de l’Ukraine pourrait facilement trouver une solution diplomatique. D’abord parce que si Washington et Bruxelles (siège de l’Otan) ne cessent pas de répéter que l’Ukraine a le droit d’adhérer à l’Alliance, il n’en est pas question aujourd’hui, ni même à moyen terme. Ensuite parce qu’il suffirait que l’Alliance réitère sa déclaration de 1996 selon laquelle elle n’a « aucune intention, aucun plan, ni aucune raison de déployer des armes nucléaires sur le territoire de ses nouveaux membres » —les trois « Non »— pour que tout rentre dans l’ordre, à court terme, sur le plan militaire [4]. Il n’en reste pas moins que la question posée par la Russie n’est pas la présence d’armes US en Ukraine, mais de manière beaucoup plus générale, celle du respect des Traités.

Pendant que les deux Grands se livrent à cet étrange jeu, certains alliés des États-Unis posent leurs différences.

En premier lieu, le Royaume-Uni qui a réveillé les réseaux stay-behind de la guerre froide. On oublie souvent que l’Alliance atlantique est historiquement une création conjointe des États-Unis et du Royaume-Uni. Certes, selon la formulation du président Charles De Gaulle, l’Otan n’est qu’un paravent de la domination états-unienne de l’Europe car le Suprême commandeur de l’Alliance est toujours un officier US, mais les décisions politiques incombent conjointement à Washington et à Londres, les autres alliés n’étant que des vassaux. Ce n’est pas ce que dit le Traité de l’Atlantique-Nord, mais c’est ce que l’on a encore vérifié lors de la guerre contre la Libye. Le Conseil atlantique n’a pas été réuni pour décider de l’attaque de Tripoli car certains membres y étaient opposés. La décision a été prise lors d’une réunion secrète à Naples par les seuls États-Unis et le Royaume-Uni, en présence de quelques alliés qu’ils avaient choisis.

Pour faire peur à ses alliés et justifier le renforcement des réseaux Stay-Behind, Le Royaume-Uni a accusé des politiciens ukrainiens de préparer un gouvernement de Collaboration après l’invasion russe. Yevgeniy Murayev y a répondu avec humour estimant que seuls les Britanniques pouvaient imaginer des personnages comme James Bond. Il a appelé ses concitoyens à ne pas se diviser en pro-Occidentaux et pro-Russes, mais à défendre ensemble leur patrie. Facebook

Ce rôle de suzerain de Washington et de Londres les avaient conduits durant toute la Guerre froide à entretenir des réseaux stay-behind pour intervenir dans la politique intérieure des États membres avec leur accord de principe, mais à leur insu [5]. Ces interventions ont inclus aussi bien l’assassinat du président du Conseil italien Aldo Moro que le renversement du régime républicain grec et l’installation du régime militaire des colonels. En France, l’Otan a soutenu l’OAS (Organisation de l’Armée secrète) pour qu’elle réalise une quarantaine de tentatives d’assassinat du président De Gaulle. Le Pentagone a publiquement révélé que ces réseaux —jamais dissouts, malgré les annonces multiples— avaient été étendus à l’Ukraine. La Russie en a conclu que celle-ci est membre de facto de l’Alliance sans pouvoir cependant compter sur l’Article 5 du Traité de l’Atlantique Nord qui assurerait sa sécurité.

Londres a également annoncé qu’il renforçait sa solidarité militaire avec la Pologne dans le cadre d’une alliance trilatérale avec l’Ukraine [6]. En quelques semaines, Varsovie est devenu le hub par lequel transite toute l’aide à Kiev. Cependant, les Polonais ne veulent pas s’exposer outrageusement. C’est pourquoi ils ont proposé à la Russie de la laisser inspecter les bases US sur son territoire à la condition qu’ils puissent inspecter réciproquement les bases russes dans l’enclave de Kaliningrad [7].

Les États-Unis et le Royaume-Uni sont inquiets du manque d’entrain du nouveau gouvernement allemand du chancelier Olaf Scholz.
 Berlin a refusé de laisser survoler son territoire par des avions britanniques pour armer l’Ukraine. Selon les Traités, les Allemands n’auraient pas pu s’y opposer si la demande avait été émise par le Pentagone.
 Berlin demande de découpler la question ukrainienne de la mise en service du gazoduc Nord Stream 2, indispensable à son économie.
 Enfin, il ne respecte pas son engagement de consacrer 2 % de son PIB à sa Défense, n’en utilisant qu’1,5 %.
Le secrétaire d’État Antony Blinken est venu en personne sermonner le gouvernement Scholtz, mais l’Allemagne au lieu de négocier avec la Russie est empêtrée dans les négociations internes de sa coalition gouvernementale.

Reste le cas français. Le président Emmanuel Macron a rouvert les négociations au format Normandie pour appliquer les Accords de Minsk et pacifier l’Ukraine. Il s’est longuement entretenu avec son homologue russe, le président Vladimir Poutine. Mais dans ce dossier, le problème est ailleurs : ce sont les Ukrainiens qui refusent d’appliquer l’Accord qu’ils ont signé. Ce sont eux qui entretiennent la guerre civile au Donbass.

Retour à Washington. La classe politique est unanime contre la Russie, mais divisée sur les moyens de la faire plier. Pendant trois semaines, elle a débattu de terribles sanctions. Cependant, si elle en adopte dès à présent, Moscou sera sanctionné avant d’avoir envahi l’Ukraine et pourra donc le faire sans craindre de représailles. Plus sérieusement, les Républicains soutiennent les propositions de l’Heritage Foundation [8], tandis que les Démocrates s’accrochent à celles du Center for American Progress [9]. Tous ont parfaitement conscience qu’appliquer les engagements pris à l’OSCE en signant les déclarations d’Istanbul de 1999 et d’Astana de 2010, serait le début de la fin. L’« Empire américain » est menacé, non pas par la Russie, mais par le Droit international qui, jusqu’ici, reste inappliqué.

La question qui se pose est donc : quels moyens la Russie est-elle prête à mettre en œuvre pour contraindre Washington de respecter le Droit international (au sens de l’Onu et pas au sens des États-Unis) ? Le ministre adjoint des Affaires étrangères russe, Serge Riabkov, avait laissé planer le doute sur un possible transfert de missiles à Cuba ou au Venezuela. Mais le vice-président du Conseil de sécurité russe, Dmitry Medvedev, a déclaré que c’était « hors de question » par ce que cela irait à l’encontre des intérêts de ces deux pays [10] ; une manière de souligner que la présence d’armes US en Europe centrale et orientale va à l’encontre des intérêts des pays qui les hébergent.

Zhang Jun, le représentant permanent de la Chine au Conseil de sécurité (ici s’entretenant avec son homologue russe), vient à son tour de mettre en cause l’occupation israélienne du Golan et la présence des armées US et turque en Syrie.
UN Photo/Eskinder Debebe

Il faut donc regarder vers d’autres cieux. Vers la Syrie par exemple. Ainsi les armées de l’Air syrienne et russe ont débuté des manœuvres communes au dessus du Golan, juridiquement syrien selon l’Onu, mais qu’Israël a illégalement annexé en 1981. Tsahal n’a pas osé tirer sur ces avions. Le respect des Traités ne concerne pas uniquement les États-Unis, mais Israël aussi.

La lenteur de Washington pour répondre à la proposition russe de la fin 2021 et l’hystérie visible au Congrès ont réveillé la Chine. Celle-ci a enregistré le 2022 National Defense Authorization Act (NDAA), promulgué le 27 décembre 2021. Il prévoit un gigantissime budget de la Défense (hors bombe atomique) de 768 milliards de dollars ! Personne n’a lu ce texte en entier (2 186 pages), mais sa philosophie est clairement d’isoler Beijing. Aussi Wang Yi, le ministre chinois des Affaires étrangères, n’a pas manqué de prévenir son homologue US, Antony Blinken… de répondre aux demandes « justifiées » de Moscou. Pas à pas, l’Entente sino-russe se confirme ; un axe beaucoup trop puissant pour les États-Unis et leurs alliés.

Dernière remarque. Lorsque Washington a informé Moscou qu’il finalisait sa réponse écrite, le 23 janvier, il a précisé qu’il souhaitait la conserver secrète [11]. Ce que la Russie a accepté. La seule explication possible de cette démarche, c’est que la Maison-Blanche s’apprêtait à tenir des discours différents avec ses interlocuteurs. L’Occident quitte désormais la Démocratie pour entrer dans la diplomatie secrète.

Thierry Meyssan

[1] “Jens Stoltenberg Press Conference”, by Jens Stoltenberg, Voltaire Network, 26 January 2022.

[2] « L’Europe dans les tranchées contre l’ennemi inventé », par Manlio Dinucci, Traduction Marie-Ange Patrizio, Il Manifesto (Italie) , Réseau Voltaire, 25 janvier 2022.

[3] « US warns Russian attack may be ’imminent,’ Ukraine disagrees : Here’s why », Conor Finnegan, ABC News, January 26, 2022.

[4] « Nato honesty on Ukraine could avert conflict with Russia », Samuel Charap (Rand), Financial Times, January 14, 2022.

[5Nato’s Secret Armies : Operation Gladio and Terrorism in Western Europe, Daniele Ganser, Frank Cass (2004). Version française : Les Armées secrètes de l’Otan, Demi-Lune, disponible en épisode sur Voltairenet.org.

[6] « Liz Truss’ speech to the Lowy Institute”, by Liz Truss, Voltaire Network, 21 January 2022.

[7] « Poland ready to make deal with Russia – media », Jonny Tickle, Russia Today, January 28, 2022.

[8] « Seven Rules for Exiting Misplaced U.S. and NATO Talks with Russia », Daniel Kochis & Luke Coffey, Heritage Foundation, January 14, 2022.

[9] « How the United States Should Respond if Russia Invades Ukraine », Max Bergmann, Center for American Progress, January 25, 2022.

[10] « Rusia considera que la reacción de Estados Unidos a sus exigencias “no es positiva” », Javier G. Cuesta, El País, 25 de enero de 2022.

[11Аккаунт полковника Кассада в Telegram, 23 января 2022 г.

Source : Réseau Voltaire
https://www.voltairenet.org/…