Célébration de la Journée du défenseur de l’Ukraine, le 14 octobre 2017.
(Ministère ukrainien de la Défense, Wikimedia Commons)

Par Scott Ritter

La Russie et l’Europe doivent réfléchir à la perspective réelle de transformer leur continent en un champ de confrontation militaire comme celui qui existait au plus fort de la Guerre froide, écrit Scott Ritter.

Source : Consortium News, Scott Ritter
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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Les États-Unis, enveloppés dans leur manteau fait maison de ce qu’ils appellent « l’exceptionnalisme américain », répugnent à entreprendre toute action pouvant être interprétée comme un affaiblissement de leur posture géopolitique ou un renforcement de celle d’un adversaire, réel ou potentiel.

Dans des circonstances normales, une telle approche fondamentale des négociations serait considérée comme logique et nécessaire. Bien sûr, la définition des « conditions normales » est un exercice très subjectif à Washington. Ce que les diplomates américains considèrent comme le statu quo ante est perçu dans de nombreux coins du monde comme le fait que les États-Unis prennent ce qu’ils veulent, quand ils le veulent, comme ils le veulent, sans tenir compte du coût que ces actions imposent au reste du monde.

Comment expliquer autrement les actions de la seule superpuissance restante au lendemain de la chute de l’Union soviétique, il y a trente ans, et de la fin de la Guerre froide qui a suivi ?

Le bombardement de Belgrade, en Serbie, en 1999 (la seule fois qu’une capitale européenne a été ainsi attaquée depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale) sans aucune autorité légale reconnue par le droit international ?

L’invasion de l’Irak, sous un prétexte fabriqué de toutes pièces, en violation ouverte du droit international ? Deux décennies d’occupation illégitime de l’Afghanistan sous le prétexte fallacieux de la construction d’une nation ?

La destruction de la Libye au nom d’un changement de régime illégal ?

L’expansion vers l’est de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), malgré les assurances verbales de divers diplomates et dirigeants de l’OTAN que cela ne se produirait pas ?

La dissolution d’accords fondamentaux de contrôle des armements, tels que les traités sur les missiles antibalistiques (ABM) et sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI), d’une manière qui n’a pas permis de dissimuler le désir des États-Unis de déployer sur le continent européen des systèmes de défense antimissile et des missiles offensifs à portée intermédiaire qui menacent directement la sécurité nationale de la Russie ?

La dernière chance pour la paix ?

Sommet virtuel Poutine-Biden le 7 décembre. (Bureau exécutif présidentiel de la Russie)

Cette liste de plaintes ne reflète ni exagération ni fabrication. Les points soulevés sont basés sur la réalité, fondés sur des faits et incontestablement vrais. En outre, ils servent de base à une paire de projets de traités soumis par la Russie aux États-Unis et à l’OTAN la semaine dernière et qui, selon les Russes, représentent la dernière chance de paix en Europe.

Les étudiants en histoire de la diplomatie noteront, à juste titre, qu’il est rare que des parties engagées dans des négociations sérieuses s’ouvrent par un scénario comprenant des projets de traités complets, prêts à être signés. Les négociations sérieuses sont définies par les principes de coopération et de compromis entre des partenaires égaux pour le traité en discussion.

Habituellement, les ultimatums « à prendre ou à laisser » n’apparaissent qu’après un conflit armé entre nations où l’une des parties a remporté une victoire décisive sur l’autre. Tout diplomate des États-Unis ou de l’un de ses partenaires de l’OTAN aurait raison de noter que ni les États-Unis ni l’OTAN n’ont été vaincus par la Russie.

En outre, en publiant toutes ses exigences, la Russie a affaibli son pouvoir en permettant à l’OTAN de choisir quelles exigences, le cas échéant, pourraient faire l’objet d’un compromis, celles auxquelles l’OTAN refusera de céder et celles auxquelles l’OTAN répondra par ses propres exigences. En d’autres termes, en publiant ses exigences sous la forme d’un projet de traité, ces experts affirment que la Russie a sérieusement affaibli sa position.

Le problème avec ce point de vue, cependant, est qu’il est fondé sur la croyance que ce que la Russie propose est une négociation diplomatique de la vieille école. Ce n’est pas le cas. Il suffit de se référer à la liste des griefs perçus, décrite ci-dessus, pour comprendre que la Russie estime avoir déjà cédé autant qu’elle le pouvait à ce qu’elle considère comme un programme anti-russe excessivement agressif, activement mis en œuvre par les États-Unis et l’OTAN.

Ces griefs ne sont pas rassemblés en passant en revue des décennies de commentaires diplomatiques russes, mais plutôt en examinant un discours prononcé par le président russe Vladimir Poutine devant le ministère russe de la Défense, en début de semaine. Le statu quo ante, a déclaré Poutine, n’est plus acceptable. Les États-Unis et l’OTAN doivent être ouverts à la nécessité de changer, sinon la Russie sera obligée de le changer elle-même.

Comme l’a récemment déclaré le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Alexander Grushko, « Nous [la Russie] faisons clairement savoir que nous sommes prêts à discuter du passage d’un scénario militaire ou militaro-technique à un processus politique » qui renforcera la sécurité de toutes les parties concernées. « Si cela ne fonctionne pas, a ajouté Grushko, nous leur avons signalé [aux États-Unis et à l’OTAN] que nous passerons également à la création de contre-menaces, mais il sera alors trop tard pour nous demander pourquoi nous avons pris ces décisions et pourquoi nous avons déployé ces systèmes. »

Grushko semblait faire référence à la décision des États-Unis de déployer une nouvelle génération de missiles hypersoniques à portée intermédiaire, connus sous le nom de « Dark Eagle », sur le sol allemand au cours de l’année prochaine. Il ressort implicitement des commentaires de Grushko que la Russie a en tête une réponse militaire, très probablement des missiles hypersoniques à portée intermédiaire, et que ces systèmes sont prêts à être déployés immédiatement.

En d’autres termes, il n’y aura pas de période de transition progressive, mais seulement une conséquence instantanée de cause à effet. L’Europe, a dit Grushko, doit réfléchir à la perspective réelle de transformer son continent en un champ de confrontation militaire comme celui qui existait au plus fort de la Guerre froide.

« Une menace sérieuse »

Poutine lors de sa conférence de presse annuelle à Moscou, jeudi. (RT/YouTube/Screenshot)

Les longues négociations ne sont pas dans l’intérêt de la Russie, mais seulement des résultats à court terme, obtenus par ce qui serait une improbable capitulation diplomatique de la part des États-Unis et de l’OTAN ou contraints par la Russie par la force des armes. Une longue période de négociations permettrait, par exemple, à l’OTAN et à l’Ukraine de mettre en œuvre les dix exercices militaires majeurs actuellement prévus pour 2022, exercices qui, selon la Russie, ne font qu’encourager la belligérance ukrainienne anti-russe.

Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, estime que les exercices prévus ne sont guère plus qu’une couverture permettant à l’Ukraine de tenter de résoudre son problème interne par la force. Les experts militaires russes, comme Konstantin Sivkov, sont d’accord. « Les exercices que l’Ukraine mène avec l’OTAN constituent une menace sérieuse », a déclaré Sivkov au journal russe Izvestia, « car ils visent à travailler à la conduite d’une guerre contre la Russie. En outre, ils peuvent servir de couverture pour le déploiement d’un groupement de forces. Leur arrivée peut aboutir à ce qu’ils ne repartent pas. »

Le ministre des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a lui aussi clairement indiqué que tout effort de l’OTAN pour légitimer son intérêt pour l’Ukraine, ou pour favoriser l’intérêt de l’Ukraine à rejoindre l’OTAN, était voué à l’échec pour la Russie. « Lorsque [le secrétaire général de l’OTAN, Jens] Stoltenberg affirme haut et fort, et de manière plutôt arrogante, que personne n’est en mesure de violer le principe du traité de Washington [traité de l’OTAN] », a récemment déclaré Lavrov à la presse, « qui laisse la porte ouverte à tout aspirant potentiel désireux de rejoindre l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, il devrait se rappeler que nous ne participons pas à cette organisation, que nous ne sommes pas signataires de ce traité, mais que nous sommes signataires d’un document régional euro-atlantique plus large, qui contient le principe de l’indivisibilité de la sécurité. »

Les lignes rouges russes

Expansion de l’OTAN. (Creative Commons/Wikipedia)

La Russie ne cédera pas sur la question du déploiement des systèmes INF en Europe, du déploiement des forces de l’OTAN près de la frontière russe ou de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Alors pourquoi présenter les projets de traités en premier lieu ? Parce que la Russie se positionne pour une réalité d’après-guerre où elle devra démontrer au reste du monde pourquoi elle n’avait pas d’autres options qu’une intervention militaire directe en Ukraine. Il ne fait aucun doute que si et quand la Russie décidera d’intervenir militairement en Ukraine, il s’agira d’un combat unilatéral comme on n’en a plus vu depuis Tempête du Désert en 1991, lorsqu’une coalition dirigée par les États-Unis a écrasé l’Irak. L’Ukraine sera détruite en tant qu’État-nation moderne. C’est un fait avéré.

Les conséquences désastreuses que le président Joe Biden, l’OTAN, l’UE et le G7 ont promises en représailles à toute action militaire russe contre l’Ukraine sont illusoires – aucune nation ne peut survivre aux inévitables retours de flamme qui se produiront si de telles mesures sont mises en œuvre, en particulier contre l’énergie russe. La Russie, en termes simples, peut survivre au fait d’être déconnectée du SWIFT (le système international de protocoles de communication qui relie les banques), mais ni l’Europe ni les États-Unis ne peuvent survivre sans l’énergie russe.

C’est pourquoi la Russie a présenté à l’OTAN et aux États-Unis des projets de traités, prêts à être signés. Le résultat, du point de vue russe, est un fait accompli ; il appartient aux États-Unis et à l’OTAN de déterminer le mécanisme de leur défaite, qu’il soit diplomatique ou, dans le langage des Russes, « militaro-technique. »

La Russie fonctionne selon son propre calendrier, qui vise une résolution rapide de ces questions. Si la Russie a accepté des pourparlers directs avec les États-Unis, ainsi que des pourparlers multilatéraux avec l’OTAN et l’OSCE, ces pourparlers ne pourront pas s’éterniser.

Si les États-Unis n’acceptent pas les demandes russes (ce qui n’arrivera jamais) ou ne font pas de contre-proposition raisonnable (ce qui est hautement improbable), et si les États-Unis poursuivent leurs plans de déploiement du système de missiles hypersoniques Dark Eagle en Europe (ce qui incitera la Russie à déployer ses propres systèmes d’armes qui placeront la totalité de l’Europe sous la menace immédiate de l’anéantissement), l’issue est courue d’avance : la Russie détruira militairement l’Ukraine.

Bienvenue en 1983, l’année des exercices Able Archer de l’OTAN qui ont failli provoquer une réponse nucléaire russe.

De plus, la Russie pourrait très bien déployer des armes hypersoniques dans les Caraïbes, soit à Cuba, au Venezuela, au Nicaragua ou dans une combinaison de ces pays, pour contrer la menace que représentent pour Moscou les systèmes américains en Europe.

Bienvenue en 1962, l’année de la crise des missiles de Cuba, lorsque l’Union soviétique a répondu aux missiles nucléaires américains en Italie et en Turquie.

La Russie adopte un comportement aussi précipité parce qu’elle croit légitimement qu’elle n’a pas d’autre option. « Nous n’avons plus aucun endroit où battre en retraite », se lamentait Poutine devant ses généraux, en parlant de l’expansion de l’OTAN en Europe.

Nombreux seront ceux qui, aux États-Unis, effrayés et désorientés par les actions de la Russie, chercheront à rejeter la responsabilité de la guerre et de la rumeur de guerre sur la Russie et la Russie seule. Mais la réalité est que cette crise a été préparée depuis longtemps et que la nation la plus responsable de la construction d’une histoire de conflits mineurs qui, dans leur ensemble, approchent de la masse critique, est les États-Unis.

2022, semble-t-il, sera une année de crise et de conflit majeur entre puissances.

Bonne année.

Scott Ritter est un ancien officier de renseignement du Corps des Marines qui a servi dans l’ancienne Union soviétique pour la mise en œuvre des traités de contrôle des armements, dans le golfe Persique pendant l’opération Tempête du Désert et en Irak pour superviser le désarmement des armes de destruction massive.

Source : Consortium News, Scott Ritter, 23-12-2021
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

Source : Les Crises
https://www.les-crises.fr/…

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