Article du ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie Sergueï Lavrov pour la revue socio-politique Razvedtchik (Eclaireur), 24 mars 2023.

Source : Ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie

La diplomatie russe dans un monde en mutation

Je suis heureux d’avoir l’occasion de m’adresser aux lecteurs de la revue socio-politique Razvedtchik (Eclaireur) pour leur faire part de mon évaluation de la situation actuelle sur la scène mondiale et des priorités de la Russie en matière de politique étrangère.

Nous vivons une période de changements géopolitiques d’une ampleur véritablement historique. Comme l’a déclaré le président Vladimir Poutine, « un changement d’étape est un processus douloureux mais naturel et inévitable. Le futur ordre mondial prend forme sous nos yeux ».

Nous avons dû répéter à maintes reprises que la principale tendance du développement international contemporain est le renforcement de la multipolarité. Les nouveaux centres mondiaux d’Eurasie, d’Asie-Pacifique, du Proche-Orient, d’Afrique et d’Amérique latine réalisent des progrès impressionnants dans divers domaines, en s’appuyant sur l’indépendance, la souveraineté des États et l’identité culturelle et civilisationnelle. Guidés avant tout par leurs intérêts nationaux fondamentaux, ils mènent une politique étrangère indépendante. Ils contribuent ainsi objectivement à la formation d’un nouvel ordre mondial polycentrique, plus stable, plus juste et plus démocratique, reflétant le droit naturel et inaliénable des peuples à déterminer leur propre destin et leurs modèles de développement politique et socio-économique interne.

Cette vérité commence d’ailleurs à être reconnue, même si c’est « en serrant les dents », par certains hommes politiques occidentaux. Par exemple, le président français Emmanuel Macron a évoqué à plusieurs reprises la fin de l’hégémonie occidentale dans les affaires internationales (même si c’était avant qu’il ne se range « sous la bannière » de la coalition antirusse pro-ukrainienne échafaudée par Washington). Le fait que les bonnes conclusions ne se traduisent pas par des actions pratiques, par la restructuration de la philosophie de la politique étrangère sur la base des principes du droit international et de la sécurité égale et indivisible, est une autre affaire. Au contraire, l’ »Occident collectif » dirigé par les États-Unis tente par tous les moyens de réanimer le modèle unipolaire obsolète. Il oblige le monde à vivre selon l’ »ordre fondé sur des règles » qu’il a inventé et qui est centré sur l’Occident. Et il cherche à punir ceux qui ne sont pas d’accord avec ces règles, que personne n’a d’ailleurs vues nulle part.

Nous ne nous sommes jamais fait d’illusions sur l’identité de nos interlocuteurs. Nous savions bien que depuis la fin de la guerre froide, Washington et ses satellites de l’Otan ont entrepris de parvenir à une hégémonie totale, de résoudre leurs propres problèmes de développement aux dépens de quelqu’un d’autre. L’expansion agressive de l’Otan vers l’Est faisait partie intégrante de cette politique égoïste dans la région euro-atlantique, contrairement aux promesses politiques faites aux dirigeants soviétiques de ne pas étendre l’Alliance, ainsi qu’aux engagements pris au plus haut niveau au sein de l’OSCE de ne pas renforcer sa propre sécurité aux dépens de la sécurité des autres.

Les nombreuses décisions prises lors des sommets de l’OSCE et de l’Otan -Russie, selon lesquelles aucun groupe d’États ni aucune organisation ne peut se voir confier la responsabilité principale du maintien de la paix et de la stabilité dans la région ou considérer une partie de celle-ci comme sa sphère d’influence, ont été bafouées. Pendant toutes ces années, l’Otan a agi exactement à l’opposé.

Pendant des années, l’Occident s’est délibérément efforcé d’exploiter géopolitiquement l’espace post-soviétique, afin de former un « arc d’instabilité » le long des frontières de la Russie. Les États-Unis et les pays de l’Otan ont toujours considéré l’Ukraine comme l’un des instruments antirusses. Afin de transformer définitivement ce pays voisin de la Russie en « anti-Russie », les stratèges politiques occidentaux ont provoqué puis soutenu le coup d’État anticonstitutionnel de Kiev en février 2014, organisé au mépris des garanties de l’Allemagne, de la Pologne et de la France sur un règlement politique pacifique du conflit entre le gouvernement et l’opposition.

Pendant huit ans, les Occidentaux ont non seulement fermé les yeux sur le génocide des habitants du Donbass, mais ils ont directement cautionné les préparatifs du régime de Kiev pour s’emparer de ces territoires par la force. Les récents aveux de Angela Merkel et de François Hollande sont révélateurs. Tous deux ont avoué que le paquet de mesures de Minsk n’avait été nécessaire que pour permettre à Kiev de renforcer ses capacités militaires. Un autre signataire du document, Petro Porochenko, avait fait une déclaration cynique similaire plus tôt. Qu’est-ce donc sinon la preuve de l’hypocrisie de l’establishment politique occidental et du régime de Kiev qu’il a mis en selle?

Les véritables objectifs des hommes politiques occidentaux ont une fois de plus été révélés lorsque Washington et Bruxelles avaient rejeté les propositions de la Russie de décembre 2021 visant à fournir à notre pays des garanties de sécurité en direction de l’ouest.

De toute évidence, la situation en Ukraine et tout ce qui s’y rattache n’est qu’une manifestation d’une collision à grande échelle liée aux tentatives d’un groupe restreint d’États occidentaux de s’assurer la domination du monde et d’inverser le processus objectif de mise en place d’une architecture multipolaire. Agissant dans la pire tradition coloniale, les Américains et leurs suppôts tentent de diviser le monde en « démocraties » et « régimes autoritaires ». Et si l’on appelle les choses par leur nom, en quelques privilégiés qui jouissent d’une sorte d’ »exceptionnalisme » et tous les autres qui sont obligés de rester dans le sillage des intérêts du « milliard d’or ». La quintessence de cette philosophie cynique a été la déclaration franchement raciste du chef de la diplomatie européenne Josep Borrell, selon laquelle « l’Europe est un jardin paradisiaque et le reste du monde une jungle ». C’est son « subconscient freudien » qui s’est manifesté. Le naturel revient au galop.

Ce n’est pas une coïncidence si, à part la Russie, des menaces et du chantage sont proférés à l’intention de nombreux États. La mission stratégique d’endiguement systémique de la Chine a été proclamée, y compris dans le cadre de ce que l’on appelle les « stratégies indopacifiques ». La pratique vicieuse de l’ingérence dans les affaires intérieures de pays souverains, y compris notre frère Belarus, se poursuit sans relâche. L’embargo commercial et économique qui pèse depuis des années sur Cuba n’a pas été levé. Les exemples sont nombreux. En somme, personne n’est aujourd’hui à l’abri des tentatives de prise de contrôle hostiles, des « assauts » criminels des Américains et de leurs satellites de l’Otan.

Cherchant à faire avancer un agenda international qui leur est favorable, Washington et Bruxelles aspirent à « privatiser » les organisations internationales afin de les contraindre à servir leurs propres intérêts égoïstes. Pour ne citer que quelques précédents. Il s’agit notamment de conférer au Secrétariat technique de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques une fonction d’attribution inappropriée. Un autre exemple est la transformation du Conseil de l’Europe en un instrument de la politique antirusse – en fait, en un « appendice » de l’Otan et de l’UE. On peut dire à peu près la même chose de l’OSCE qui, à une époque, a été créée précisément pour mener un dialogue paneuropéen honnête. Aujourd’hui, cette organisation basée à Vienne s’est transformée en une structure purement marginale qui accumule un flot d’immondices et de mensonges avec lesquels l’Occident a décidé de « submerger » les principes fondamentaux de l’Acte final d’Helsinki. Il est clair que les questions sérieuses de sécurité européenne ne peuvent plus être résolues au sein de l’OSCE. Et les Occidentaux eux-mêmes détruisent activement le potentiel restant de l’Organisation, notamment en initiant la création en petit comité de la secrète « communauté politique européenne » sans la Russie et le Belarus.

Aujourd’hui, nos relations avec les États-Unis et l’Union européenne sont à leur niveau le plus bas depuis la fin de la confrontation bipolaire. Après le lancement de l’opération militaire spéciale, l’Occident « historique » a déclaré une guerre hybride totale à la Russie. Son objectif est de nous vaincre sur le champ de bataille, de détruire l’économie russe et de saper la stabilité politique intérieure.

Nous avons tiré les conclusions qui s’imposent. Le « business as usual » avec des parties contractantes aussi peu scrupuleuses ne se reproduira plus. Nous n’avons pas l’intention de frapper à une porte fermée, et encore moins de faire des concessions unilatérales. Si l’Occident revient à la raison et propose de reprendre les contacts, nous verrons de quoi il s’agit exactement et nous déciderons en fonction des intérêts russes. Tout accord hypothétique avec les Occidentaux doit être juridiquement contraignant et prévoir un mécanisme clair de contrôle de sa mise en œuvre.

Disons-le tout net : depuis longtemps, nous ne nous faisons plus d’illusions sur la possibilité de « convergence » avec l’Europe, sur les perspectives d’obtenir un « permis de séjour » dans la « maison commune européenne » et sur la construction d’un « espace commun » avec l’UE. Tous ces slogans, lancés depuis les capitales européennes, se sont révélés être un mythe, une opération de camouflage. Les événements récents démontrent clairement que les liens commerciaux, économiques et d’investissement étendus et mutuellement bénéfiques entre la Russie et l’Union européenne n’ont pas joué le rôle d’un soi-disant « filet de sécurité ». Les fonctionnaires de l’UE ont facilement sacrifié la coopération énergétique avec nous, sur laquelle reposait en grande partie leur bien-être. Il a été confirmé que les élites européennes, faisant preuve d’un manque total d’indépendance, se mettent invariablement « au garde-à-vous » lorsqu’elles reçoivent des instructions de Washington, même si cela cause un préjudice direct à leurs citoyens. Nous tenons pleinement compte de cette réalité dans la planification de notre politique étrangère.

Nous continuons également à analyser minutieusement les perspectives et l’utilité de notre participation à ces mécanismes de coopération multilatérale où les Occidentaux, en manipulant les règles de procédure et les secrétariats, parviennent à imposer leur agenda profondément égoïste aux dépens des priorités russes et d’une coopération égale. En particulier, nous nous sommes déjà retirés du Conseil de l’Europe et d’un certain nombre d’autres structures.

Avec nos partenaires internationaux fiables, nous travaillons activement à la transition vers des règlements mutuels dans le commerce extérieur dans des monnaies alternatives au dollar et à l’euro, et à la création d’une infrastructure de relations interbancaires et, en général, financières et économiques qui ne soit pas contrôlée par l’Occident.

Si tout à coup les Occidentaux décident d’abandonner la ligne russophobe actuelle, font un choix en faveur d’une coopération égale avec la Russie, cela profitera avant tout à eux-mêmes. Cependant, nous sommes réalistes et nous sommes conscients qu’un tel scénario est peu probable dans un avenir proche. De plus, notre confiance, comme on dit, « coûte cher ». Washington et Bruxelles doivent aujourd’hui travailler dur pour la mériter.

Les États-Unis et l’UE ne sont pas les seuls dans ce monde. Le monde contemporain est global et multipolaire. Les tentatives d’isoler la Russie, de l’entourer d’un « cordon sanitaire », d’en faire un « voyou » échouent complètement. Les États de la majorité mondiale avec environ 85% de la population mondiale ne veulent pas « retirer les marrons du feu » pour les anciennes métropoles coloniales. Aujourd’hui, l’Occident, qui, selon la juste expression du président Vladimir Poutine, est un « empire du mensonge », n’est plus perçu par la communauté internationale comme la vérité de dernière instance, comme une sorte d’idéal de démocratie, de liberté et de prospérité.

Dans ce contexte, la diplomatie intérieure continue de mettre en œuvre la politique étrangère indépendante et multidimensionnelle pour accroître l’activité dans diverses zones géographiques. Le partenariat stratégique russo-chinois s’approfondit, ce qui constitue un équilibre important dans les affaires internationales. Aujourd’hui, les relations entre Moscou et Pékin sont les meilleures de leur histoire. Les relations de partenariat stratégique particulièrement privilégié avec l’Inde se développent progressivement. Les liens se renforcent avec le Brésil, l’Iran, les Émirats arabes unis, la Turquie, l’Arabie saoudite, l’Afrique du Sud et de nombreux autres pays amis. Le deuxième sommet Russie-Afrique qui se déroulera en juillet 2023 à Saint-Pétersbourg vise à élargir davantage les liens russo-africains.

Les intérêts de l’économie et de la politique mondiale continuent de se déplacer de la région euro-atlantique vers l’Eurasie. L’Union européenne ne peut plus revendiquer un leadership politique, économique et de valeurs dans l’espace eurasien. Les États du continent disposent maintenant d’une réelle liberté de choix des modèles de développement, des partenaires internationaux et de participation aux diverses initiatives d’intégration.

La coopération au sein de l’État de l’Union continue de se renforcer. L’Union économique eurasiatique (UEE), que la Russie préside cette année, est l’une des associations régionales qui se développe le plus dynamiquement. Les liens internationaux multiples de l’UEE témoignent de son efficacité et sa demande. La coopération dans le cadre de l’OTSC demeure un élément essentiel de la stabilité régionale. L’interaction progresse dans le sens de la CEI – dans le Commonwealth, soit dit en passant, cette année a été déclarée l’Année de la langue russe comme langue de communication interethnique.

L’activité d’associations interétatiques telles que l’OCS et les Brics est un exemple marquant de diplomatie multipolaire, de partenariat mutuellement avantageux et égal en Eurasie et dans le monde entier. La Russie prend la part la plus active à leur travail. Il n’y a pas de « meneurs » et de « menés », et les décisions sont prises par consensus. Dans leur cadre, les pays avec des systèmes politiques et économiques différents, avec des plateformes authentiques et civilisationnelles coopèrent efficacement dans divers domaines. De plus en plus de pays aspirent à nouer des liens avec ces structures et d’en devenir membres à part entière. Cela prouve une fois de plus leur demande croissante.

Nous attachons une grande importance aux questions d’harmonisation de diverses initiatives d’intégration. Nous partons du principe que l’économie doit devenir la base sur laquelle il sera possible de construire l’architecture de la paix et de la confiance mutuelle. C’est cette philosophie qui est inhérente à l’idée du président Vladimir Poutine de créer un Grand partenariat eurasiatique (GPE). Les États membres de l’UEE, de l’OCS, de l’Asean, y compris nos amis chinois et indiens, ont déjà manifesté leur intérêt pour l’initiative russe. En particulier, dans la logique du GPE, un travail est en cours pour lier les plans de développement de l’UEE et l’initiative chinoise « La ceinture et la route ». L’approfondissement de l’intégration dans le cadre de l’État de l’Union de la Russie et de la Biélorussie contribue aux efforts communs.

La Russie continuera de promouvoir l’agenda unificateur sur la scène internationale, contribuer au renforcement de la sécurité et de la stabilité mondiales, au règlement politique et diplomatique de nombreux crises et conflits. Avec nos amis politiques nous entendons parvenir à l’application pratique des principes de la Charte des Nations unies, y compris l’égalité souveraine des États et la non-ingérence dans leurs affaires intérieures. D’une manière générale, contribuer à la démocratisation de la vie internationale, à la formation d’un ordre mondial multipolaire renouvelé fondé non pas sur la force, mais sur la réglementation juridique internationale.

Bien sûr, la situation géopolitique turbulente dans le monde impacte la politique extérieure russe. La campagne russophobe à grande échelle a directement touché nos missions étrangères. Elles doivent travailler dans des conditions presque extrêmes, parfois avec des risques pour la santé et la vie. Même pendant les années les plus sombres de la guerre froide, il n’y a pas eu d’expulsions simultanées aussi massives d’employés de missions diplomatiques.

La situation a exigé de mettre en régime spécial tout notre service extérieur. Les diplomates continuent de remplir consciencieusement leur devoir professionnel dans son intégralité. Ils font tout ce qui est nécessaire pour protéger les droits et les intérêts de nos citoyens et compatriotes à l’étranger, pour défendre les intérêts des opérateurs économiques russes.

Nous allons adapter le potentiel du personnel du ministère de la manière la plus flexible possible aux changements tectoniques qui se produisent dans le monde. Et si nécessaire « transférer » rapidement les ressources humaines dans les domaines les plus demandés du travail diplomatique.

Nous accordons une attention prioritaire au développement de la continuité des générations. J’énonce avec satisfaction: le nombre de candidats dans le service diplomatique ne cesse de croître. Chaque année, des jeunes ambitieux et créatifs, formés en tant que spécialistes internationaux et ayant réussi des tests supplémentaires rejoignent la famille amicale du Ministère des Affaires étrangères. Nos institutions subordonnées restent une « forge de personnel » – MGIMO et l’Académie diplomatique.

La condition la plus importante pour un travail réussi au Ministère des Affaires étrangères est le perfectionnement personnel, la volonté de vivre avec son temps. L’Académie diplomatique organise chaque année un certain nombre de cours spécialisés de perfectionnement. La « carte de visite » des diplomates russes a toujours été une excellente connaissance des langues étrangères, y compris rares. D’excellentes opportunités pour améliorer la formation linguistique sont fournies par les cours supérieurs de langues étrangères du Ministère russe des Affaires étrangères.

Le Ministère et nos missions étrangères continuent d’utiliser le potentiel de la diplomatie numérique, des possibilités d’Internet et les réseaux sociaux pour partager le point de vue russe sur l’actualité avec les milieux les plus larges de la communauté internationale. Nous avons l’intention d’intensifier nos efforts dans ce domaine prometteur en utilisant des méthodes et des approches créatives et innovantes.

Bien sûr nous menons un travail sur l’éducation patriotique de la jeunesse. Il est mené, entre autres, par l’intermédiaire du Conseil des anciens combattants, de l’Association des diplomates russes et du Centre d’histoire du service diplomatique russe. À son tour, le Conseil des jeunes diplomates de notre Ministère met en œuvre de nombreuses initiatives éducatives et caritatives. Je voudrais surtout souligner la fourniture de l’aide humanitaire aux enfants du Donbass. Nous allons encourager une telle « fusion » de l’expérience diplomatique et de l’énergie de la jeunesse. En conclusion, je voudrais souhaiter aux lecteurs du magazine santé, prospérité et tout le meilleur.

Source : Le Cri des Peuples
https://lecridespeuples.fr/…