Par Bruno Guigue

Les Occidentaux sont tellement habitués à faire la guerre chez les autres qu’ils la font presque sans le savoir en se prévalant toujours de nobles idéaux destinés à préserver leur conscience immaculée. Mais cet auto-aveuglement en cache un autre : la guerre étant chez eux comme une seconde nature, ils peinent aussi à se représenter une grande puissance qui y répugne. En attendant, les faits parlent d’eux-mêmes : les États-Unis et leurs alliés ont multiplié les guerres et les massacres au cours des quatre dernières décennies, tandis que la Chine s’en est soigneusement abstenue.

Un cliché médiatique occidental incrimine le pays du milieu pour la soi-disant «brutalité» de son rapport aux autres, mais on se demande sur quels faits s’appuie une telle interprétation. Encore un effort de leur part pour nous enfumer, et ces journalistes à la déontologie irréprochable nous feraient presque oublier que les Somaliens, les Serbes, les Afghans, les Irakiens, les Soudanais, les Libyens et les Syriens n’ont jamais reçu de bombes chinoises sur la tête. Vivant dans le monde merveilleux de l’Occident bienfaiteur qui dispense sa lumière aux peuples ébahis, de tels «experts» sont surtout experts en affabulation, et si l’on n’y prenait garde, on prendrait des vessies pour des lanternes.

Rappeler ce que représente réellement la Chine dans son rapport au monde n’est donc pas un exercice inutile, tant les faussaires patentés qui peuplent les médias occidentaux mettent de soin à égarer l’opinion en l’abreuvant de sornettes sur «la domination chinoise», ce nouvel avatar de la «barbarie asiatique» et du «péril jaune». Une accusation grossière, qui s’ajoute à toutes ces âneries qui passent d’autant plus facilement la rampe médiatique que la ficelle est plus grosse, à l’instar de la fable grotesque inventée par Washington sur le prétendu «génocide» des Ouïghours. Autant de billevesées sur lesquelles on hésite à s’esclaffer de rire tant l’affaire est sérieuse, s’agissant tout de même de la deuxième – et peut-être même première – puissance économique du monde.

A l’égard de ces racontars, il est plus que jamais nécessaire d’appliquer la seule méthode rationnelle : lorsque l’interprétation est démentie par les faits eux-mêmes, ce ne sont pas les faits qu’il faut changer mais l’interprétation. Il va donc falloir en prendre son parti : non, la Chine n’est pas ce que raconte une bande d’escrocs médiatiques et de politiciens écervelés. Et si sa montée en puissance dans l’espace mondial est spectaculaire, elle n’entre nullement dans les catégories frelatées auxquelles se cramponne désespérément une poignée de charlatans pour tenter de la discréditer.

«LA CHINE EST UN ÉTAT SOUVERAIN QUI VEILLE JALOUSEMENT SUR SON INDÉPENDANCE ET ENVOIE DANS LES CORDES TOUS CEUX QUI AURAIENT LA TENTATION DE VOULOIR ROGNER SON INTÉGRITÉ TERRITORIALE»

Certes, on admettra avec les réalistes que la Chine n’est pas une association philanthropique et qu’elle défend âprement ses intérêts nationaux. Et alors ? Comment pourrait-on le lui reprocher ? C’est ce que font tous les États dignes de ce nom et il y a peu de chance qu’il en soit autrement à l’avenir. La Chine est un État souverain qui veille jalousement sur son indépendance et envoie dans les cordes tous ceux qui auraient la tentation de vouloir rogner son intégrité territoriale, comme l’illustre parfaitement sa position constante sur le sort de sa province taïwanaise provisoirement séparée de la Mère-Patrie. Elle a beau être dictée par le bon sens et se montrer fidèle à une conception respectable de la souveraineté, cette allergie aux ingérences extérieures participe d’un être-au-monde que la sinologie de plateau-télé fait mine de ne pas comprendre.

Par paresse intellectuelle et conformisme idéologique, le commentaire dominant préfère accréditer une narration fantaisiste où Pékin apparaît toujours sous les traits d’un vilain croquemitaine. Mais peu importe : on ne changera pas de sitôt les habitudes d’un quarteron de «spécialistes» en service commandé dont l’honnêteté intellectuelle et la probité scientifique ont été dévoyés depuis longtemps par les financements généreux du Quai d’Orsay, de l’UE et de l’OTAN. Afin de gagner du temps, livrons pour de bon leurs œuvres complètes à ce que Marx appelait la «critique rongeuse des souris». Abandonnant cette Chine fantasmatique forgée par la mentalité de guerre froide, faisons plutôt l’effort de comprendre la genèse de la puissance chinoise en exposant les principes auxquels elle s’ordonne. De ce point de vue, nous ne manquons pas de pièces à inscrire au dossier, et nous verrons que la pratique est loin de contredire la théorie.

Comme il se trouve que les Chinois ne ratent jamais une occasion de le rappeler, sans doute faut-il commencer par indiquer ce qui constitue le fondement même de la politique extérieure de la République populaire de Chine. Or ce fondement historique, jusqu’à présent inébranlable, n’est autre que le respect des «principes de la coexistence pacifique». On dit parfois que la Chine depuis Mao Zedong s’est voulue fidèle à l’héritage de l’esprit de la célèbre conférence de Bandung (1955), où les nations du Tiers Monde avaient jeté les bases du Mouvement des non-alignés. Ce n’est pas faux, mais les «Cinq principes de la Coexistence pacifique» ont été définis un an plus tôt, lors de la rencontre entre l’Inde, la Chine et la Birmanie.

Ce n’est donc pas la Conférence de Bandung qui a accouché des principes de la coexistence pacifique, mais la coexistence pacifique dont le paradigme, largement inspiré par Pékin en général et Zhou Enlai en particulier, a nourri la Conférence de Bandung. Formulant une véritable éthique des relations internationales, ces fameux cinq principes sont explicites : «le respect mutuel de la souveraineté et de l’intégrité territoriale, la non-agression mutuelle, la non-ingérence mutuelle dans les affaires intérieures, l’égalité et les avantages réciproques».

En somme, la politique du «gagnant-gagnant» chère à Xi Jinping ne date pas d’hier, et il est frappant de voir qu’en octobre 2022 son rapport au XXe congrès du PCC s’inspire toujours de ces principes : «La Chine poursuit depuis toujours une politique extérieure ayant pour but la préservation de la paix mondiale et la promotion du développement commun, et s’engage dans la construction d’une communauté de destin pour l’humanité» (人类命运共同体 rénlèi mìngyùn gòngtóngtǐ). Enfin, «la Chine respectera la souveraineté et l’intégrité territoriale de tous les États, ainsi que les voies de développement et les systèmes sociaux choisis en toute indépendance par leurs peuples».

La Chine s’efforcera aussi de promouvoir «l’égalité entre les pays, quelles que soient leur taille, leur puissance et leur richesse ; s’opposera fermement à l’hégémonisme et à la politique du plus fort sous toutes leurs formes ; et rejettera la mentalité de guerre froide, les ingérences dans les affaires intérieures d’autres pays et le «deux poids, deux mesures». Enfin, «la Chine appliquera une politique de défense nationale à caractère défensif, et son développement permettra aux forces en faveur de la paix dans le monde de gagner du terrain. Elle ne prétendra jamais à l’hégémonie ni à l’expansion, quel que soit son niveau de développement».

C’est pourquoi, loin d’afficher un relativisme qui se prévaudrait des spécificités chinoises pour nier les valeurs communes de l’humanité, la politique étrangère de la Chine se réclame d’un universalisme inclusif, et non exclusif : «Nous appelons sincèrement tous les pays du monde à promouvoir les valeurs communes de toute l’humanité, telles que la paix, le développement, l’équité, la justice, la démocratie et la liberté» (和平、发展、公平、正义、民主、自由hépíng, fāzhǎn, gōngpíng, zhèngyì, mínzhǔ, zìyóu). Avec de telles formules, la Chine entend affirmer que l’humanité est bel et bien dépositaire d’un patrimoine commun, mais qu’aucune puissance ne détient le monopole de son interprétation.

Entre l’universel et le particulier, la circulation est descendante et non ascendante : chaque pays adhère à l’idée universelle de liberté ou de démocratie, mais il lui appartient d’en fixer les termes en toute souveraineté, et aucune injonction particulière d’un autre État n’est fondée à lui dicter son propre rapport à l’universel. Dans une telle perspective, il est clair que l’universalité humaine est compatible avec les particularités nationales, puisque la définition même de l’universel inclut la légitimité des interprétations particulières. Tandis que l’Occident s’érige volontiers en dépositaire exclusif de l’universel et prétend ainsi universaliser sa propre particularité, l’approche chinoise fonde un véritable universalisme, fondamentalement pluraliste et respectueux des différences.

De Mao Zedong à Deng Xiaoping et à Xi Jinping, évidemment, la politique étrangère chinoise a connu bien des péripéties. Avec Mao, la Chine a été unifiée et libérée de l’occupation étrangère. Elle a conquis son autonomie stratégique avec la détention de l’arme nucléaire en 1964 et elle a fait son entrée au Conseil de sécurité de l’ONU en 1971. C’est un bilan considérable, et il ne viendrait à l’esprit d’aucun Chinois de le remettre en question. Le rétablissement de relations normales avec le monde occidental est également une initiative de Mao Zedong, qui a compris que la Chine en aurait besoin afin de poursuivre son développement.

Remis en selle par Mao dès 1973, Deng Xiaoping recueille à partir de 1978 l’héritage de la dernière phase de la période maoïste, tout en adoptant un «profil bas» en politique étrangère : la Chine veut surtout s’insérer dans les flux mondiaux afin de capter les technologies du monde développé et accélérer son propre développement. La politique étrangère de Deng Xiaoping et de ses successeurs privilégie alors l’ouverture de l’économie chinoise et l’abstention de toute initiative qui pourrait contrarier l’Occident. C’est cette politique conciliante qui culmine avec l’adhésion de la Chine à l’OMC en 2001, à la demande des pays occidentaux qui s’imaginent alors qu’ils vont convertir Pékin au libéralisme.

«NOUS NE SUIVONS PAS L’ANCIENNE ROUTE EMPRUNTÉE PAR CERTAINS PAYS POUR RÉALISER LEUR MODERNISATION A TRAVERS LA GUERRE, LA COLONISATION ET LE PILLAGE» (XI JINPING)

Mais cette politique du «profil bas» cède bientôt la place à une politique beaucoup plus ambitieuse. Parmi les facteurs qui vont contribuer à ce changement de paradigme en matière de politique étrangère, deux phénomènes revêtent une importance particulière : le succès impressionnant de la modernisation chinoise et la rivalité croissante avec les États-Unis. En un sens, le profil bas est victime de son succès. C’est parce que la Chine a réussi sa modernisation qu’elle occupe une place grandissante sur la scène mondiale, et c’est pour la même raison que les États-Unis vont finalement tenter d’enrayer son ascension. Poussée par ses propres succès et par l’hostilité américaine, la politique étrangère de la Chine revoit peu à peu ses ambitions à la hausse. Renonce-t-elle pour autant à la coexistence pacifique, c’est-à-dire à ce que la diplomatie chinoise a aujourd’hui coutume d’appeler le «multilatéralisme» ?

Il semble que non. Depuis dix ans, en effet, la Chine continue d’affirmer invariablement aux yeux du monde qu’elle a une politique étrangère pacifique (和平外交政策 hépíng wàijiāo zhèngcè). Simultanément, elle affirme aussi avec Xi Jinping qu’il faut «avoir confiance en soi et compter sur ses propres forces» (自力更生 zìlìgēngshēng), reprenant telle quelle une formule empruntée à la période maoïste. Et surtout, elle se fixe désormais un objectif ambitieux : comme l’affirme Xi Jinping devant le XXe congrès : «Après avoir vécu de profondes souffrances durant l’époque moderne, la nation chinoise et le peuple chinois se dirigent vers un avenir radieux : le grand renouveau national» (中华民族伟大 复兴 zhōnghuá mínzú wěidà fùxīng).

Dans cette dernière formulation, nombreux sont les commentateurs occidentaux, on s’en doute, à voir une «affirmation de puissance» et une «volonté hégémonique», voire le projet d’une véritable «domination mondiale». Mais ce procès intenté à la Chine ne correspond ni à ce que pensent les Chinois, ni à ce qu’ils font. A leurs yeux, cette affirmation de puissance ne reflète aucun projet de conquête et n’est nullement comparable à un avatar de l’impérialisme. Au contraire, le rapport de Xi Jinping au XXe Congrès du PCC insiste sur la singularité de la voie chinoise : «La modernisation chinoise se caractérise par la poursuite de la voie du développement pacifique».

C’est pourquoi, précise Xi Jinping, «nous ne suivons pas l’ancienne route empruntée par certains pays pour réaliser leur modernisation à travers la guerre, la colonisation et le pillage ; cette route, qui servait les intérêts de certains tout en nuisant aux autres, était celle des crimes sanglants et abominables dont ont profondément souffert et souffrent encore les peuples des pays en voie de développement. Nous avons choisi d’être du bon côté de l’histoire, c’est-à-dire du côté du progrès de la civilisation humaine. Nous devons arborer l’étendard de la paix, du développement, de la coopération et du principe gagnant-gagnant, et veiller à ce que la sauvegarde de la paix et du développement dans le monde permette d’assurer le développement de la Chine, et que le développement de la Chine profite, à son tour, à la sauvegarde de la paix et du développement dans le monde».

Or cette invocation de l’histoire, pour le secrétaire général du PCC, correspond à une ligne politique qui a été fermement tenue : «Nous avons préservé fermement l’équité et la justice internationales, et préconisé un véritable multilatéralisme tout en le mettant nous-même en pratique. Nous nous sommes opposés sans équivoque à l’hégémonisme et à la politique du plus fort sous toutes leurs formes, et nous avons lutté inébranlablement contre tous les actes d’unilatéralisme, de protectionnisme et d’intimidation». Héritière du discours sur la coexistence pacifique, cette référence constante au multilatéralisme est-elle seulement un discours, comme l’affirment les adversaires de la Chine ?

Assurément non. La Chine n’a effectivement participé à aucun conflit armé depuis 45 ans et refuse toute forme d’alliance militaire, y compris avec ses partenaires les plus proches. Ce grand pays n’a qu’une base militaire à l’étranger quand les États-Unis en ont plus de 700. La Chine pourrait-elle créer de nouvelles bases et concurrencer le dispositif militaire adverse ? Elle en a les moyens et elle trouverait sans peine des pays amis pour accueillir ses troupes. Si elle ne le fait pas, c’est qu’elle ne le veut pas. A l’évidence, un tel refus montre que la projection de puissance chinoise est tout sauf militaire et exclut par principe le recours à la force loin des frontières nationales.

De même, Pékin a favorisé la naissance d’organismes de coopération avec des pays partenaires comme l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) et les BRICS, mais ces organismes n’imposent guère d’obligations aux pays-membres et sont davantage des plate-formes d’échange et de travail en commun. Ceci explique sans doute cela : véritable coalition internationale pour le développement et la coopération pacifique, le succès des BRICS est tel qu’aujourd’hui 18 pays sont candidats à l’adhésion.

C’est tout sauf un pacte de défense mutuelle, en tout cas, et on relèvera au passage que le traité bilatéral avec la Russie, non plus, n’est pas une alliance militaire, contrairement à ce que prétendent certains commentateurs. Certes, la Chine a accompli depuis dix ans un effort considérable de modernisation de son armée, mais son budget militaire est très loin d’atteindre les hauteurs vertigineuses de l’hégémon occidental : avec 260 Mds contre 840 Mds pour les USA, le pays du milieu dépense 13 fois moins par habitant, pour son armée, que son rival thalassocratique. On dit parfois que les chiffres disent ce qu’on veut leur faire dire, mais en l’occurrence, ils sont suffisamment éloquents.

Inutile de préciser, bien sûr, que la Chine n’inflige pas de mesures punitives et unilatérales à des pays souverains et ne pratique aucun «regime change», contrairement aux USA qui imposent des mesures illégales et mortifères à quarante pays et ne cessent de s’ingérer dans les affaires intérieures d’États-membres des Nations Unis, dont la Chine. Il est vrai que, sur ce chapitre, Washington est mal inspiré. Car si la Chine ne s’immisce jamais dans les affaires des autres, elle ne tolère aucune ingérence étrangère dans ses affaires intérieures, que ce soit à Hong Kong, au Tibet, au Xinjiang ou sur la question des droits de l’homme.

Concernant sa province insulaire de Taïwan, la Chine préconise une réunification pacifique (和平统一 hépíng tǒngyī) qui préluderait à l’instauration d’un régime spécial : «un pays, deux systèmes» ( 一国两制 yīguóliǎngzhì) analogue à celui de Hong Kong, tout en n’excluant pas la possibilité du recours à la force en cas de provocation séparatiste. Outre qu’il réunira les deux rives du détroit de Formose et achèvera l’unification du pays, cet aboutissement inéluctable de la crise taïwanaise mettra fin à l’absurdité de la situation actuelle, où cette entité qui n’est pas un État internationalement reconnu se voit surarmé par un protecteur américain qui ne le reconnaît pas.

De même, en mer de Chine méridionale, si la Chine affirme ses prétentions dans cet espace maritime d’une importance stratégique pour sa sécurité et son commerce, elle se montre disposée à la négociation et prend soin d’éviter tout dérapage militaire avec les pays voisins. La Chine, le Vietnam, les Philippines, Brunei et la Malaisie n’ont pas la même vision de leurs intérêts dans cette zone maritime stratégique, mais ces pays ne sont pas en guerre et n’en prennent pas le chemin en dépit de leurs différends. L’obstination de Washington à vouloir attiser les tensions dans la région pour «endiguer la Chine» se heurte à la perception rationnelle par les acteurs régionaux, et notamment par la Chine, de leurs propres intérêts.

«AU LIEU DE CONJURER LA CHINE DE FAIRE PRESSION SUR LA RUSSIE,  LES OCCIDENTAUX DEVRAIENT SE DEMANDER QUELLE EST LEUR CONTRIBUTION A LA PAIX LORSQU’ILS LIVRENT DES ARMES QUI TUENT DES CIVILS RUSSES»

Dans la crise russo-ukrainienne, le commentaire dominant en Occident perd de vue, sans doute délibérément, ce qui constitue le fondement de la position chinoise. La Chine n’a jamais dit qu’elle a approuvait l’intervention russe, et elle s’est abstenue à l’Assemblée générale lors du vote des résolutions occidentales condamnant la Russie. Comme comme beaucoup de pays du Sud, elle refuse de sanctionner la Russie, car elle juge l’OTAN responsable de cette guerre. Contrairement aux pays occidentaux, la Chine ne livre des armes à aucun belligérant, elle a proposé un plan de paix, et elle réclame un cessez-le-feu destiné à mettre fin aux souffrances des populations civiles. Au lieu de conjurer la Chine de «faire pression» sur la Russie, les Occidentaux feraient mieux de se demander quelle est leur contribution à la paix lorsqu’ils livrent à l’Ukraine des armes qui tuent des civils russes.

Si la politique étrangère chinoise est pacifique, reste alors à se demander quels sont ses objectifs à long terme et comment elle s’y prend pour les atteindre. L’incompréhension de la présence chinoise au monde, en effet, vient du refus d’estimer à sa juste valeur sa politique de coopération économique à dimension planétaire. Avec l’Initiative «La ceinture et la route» lancée en 2013, la Chine poursuit la voie d’un développement pacifique fondé sur la coopération avec les différents pays du monde. Pour les dirigeants chinois, la Chine s’est développée en inventant un modèle original, et c’est cette réussite qui fonde son rayonnement international. Comme le rappelle Xi Jinping, la Chine est prête à «assumer davantage ses responsabilités internationales, mais tout en renforçant la capacité des autres pays à se développer par eux-mêmes». Son objectif principal, c’est de promouvoir une coopération «gagnant-gagnant» où chaque partenaire tire bénéfice du travail commun.

Or l’Initiative «La ceinture et la route» vise précisément à «promouvoir la coopération économique internationale en valorisant l’esprit des anciennes routes de la soie, afin de construire une communauté de destin». C’est un beau programme, mais ce discours est-il conforme à la réalité ? Jugeons plutôt. Qu’on le veuille ou non, l’Initiative «La ceinture et la route» est devenue une gigantesque plate-forme d’échanges favorisant la connexion des infrastructures et l’essor du commerce international. Avec 3 000 projets d’investissements dans les infrastructures, 153 pays impliqués et une participation financière chinoise qui dépasse les 900 Mds de dollars en dix ans, l’Initiative lancée en 2013 est devenue le plus grand dispositif de coopération économique existant à l’échelle mondiale.

Cette vaste entreprise relève-t-elle d’un «nouvel impérialisme», comme le disent les détracteurs de la politique chinoise ? Cette accusation semble largement infondée, dans la mesure où la Chine, comme toujours, applique le principe de non-ingérence qui est au fondement de sa diplomatie. En coopérant avec les autres pays, la Chine respecte le droit des peuples à choisir leur voie en toute indépendance et n’impose aucune norme de politique économique, contrairement aux bailleurs de fonds occidentaux qui imposent le «consensus néolibéral» (privatisations, déréglementation, baisse des impôts, etc..) en contrepartie des prêts consentis.

Même si elle est parfois critiquée (y compris dans les pays du sud), cette politique de coopération internationale fait l’objet d’une large adhésion au plan mondial. Certains projets sont controversés, il y a parfois des désaccords sur les modalités de mise en œuvre, mais personne ne conteste que le bilan de «La ceinture et la route» est largement positif et témoigne de l’engagement de la Chine au côté des pays partenaires. Le partenariat entre la Chine et l’Afrique, par exemple, s’est traduit par des constructions d’infrastructures modernes : en dix ans, les entreprises chinoises et leurs partenaires locaux ont construit 10 000 km de routes, 6 000 km de voies ferrées, 30 ports, 20 aéroports, 80 centrales électriques, 140 établissements scolaires, 45 stades, etc..

Jamais à court de polémiques stériles, certains pays occidentaux accusent alors la Chine d’avoir jeté les pays les plus pauvres dans «le piège de la dette» pour conquérir des parts de marché. Selon la Banque mondiale, pourtant, la dette extérieure publique des 82 pays à revenu faible ou à revenu intermédiaire inférieur est détenue à 40% par des créanciers commerciaux privés, à 34% par des créanciers multilatéraux (principalement occidentaux et japonais) et à 26% par des créanciers bilatéraux, dont 10% seulement pour la Chine. Même si, en Afrique, la part des créances chinoises s’élève à 18% du total, dire que la nouvelle crise de la dette est imputable à la rapacité chinoise est une imposture, surtout après que la Chine ait annulé de manière unilatérale de nombreuses dettes contractées par les pays les plus pauvres.

Aujourd’hui, les événements se précipitent et le basculement du monde de l’Ouest vers l’Est vient de connaître un soudain changement de rythme. Plus le rôle de la Chine sur la scène internationale s’accroît, plus la critique se fait systématique, virulente et hargneuse. Elle jette sur la réalité chinoise un écran de fumée d’autant plus dévastateur que le monolithisme de la presse occidentale interdit le débat et exclut les opinions dissidentes. Or il y a urgence, pour homo occidentalis, à convertir son regard sur le pays du milieu, à tenter de comprendre un peu mieux la Chine et sa présence au monde. Il est temps de prendre un peu de hauteur et de se demander, au fond, si l’attitude de la Chine sur la scène internationale n’est pas l’expression d’un être-au-monde qui plonge ses racines dans une histoire ancestrale.

«CETTE CONCEPTION TRADITIONNELLE VA DE PAIR AVEC LA REPRÉSENTATION D’UN MONDE PLURIEL ET D’UNE HUMANITÉ COMPOSITE, DONT AUCUNE PUISSANCE N’EST EN DROIT DE REVENDIQUER LA DIRECTION HÉGÉMONIQUE»

L’immensité de l’espace chinois a favorisé en effet, depuis la haute Antiquité, une représentation de la Chine comme terre du milieu, lieu spécifique doté de caractéristiques originales en raison de sa situation centrale. Caractéristique assez banale en définitive, et la Chine n’y fait pas exception. Toute civilisation a une perspective singulière sur le reste du monde, et ce regard exprime surtout l’idée qu’elle se fait d’elle-même. Mais contrairement à ce qu’affirme la doxa occidentale, cette centralité imaginaire ne fonde aucune statut d’exception et ne légitime aucune prétention à la suprématie.

Cette conception traditionnelle, au contraire, va de pair avec la représentation d’un monde pluriel et d’une humanité composite, dont aucune puissance n’est en droit de revendiquer la direction hégémonique. C’est cette vision du monde qui explique la position de la Chine sur la scène internationale : affirmation de sa propre souveraineté nationale, refus de toute forme d’ingérence dans les affaires des autres pays, et promotion d’une approche multilatérale des problèmes du monde.

Si la Chine est aujourd’hui une puissance pacifique, ce n’est pas seulement par choix politique, ses dirigeants ayant fait le choix du développement et proscrit l’aventure extérieure, mais aussi pour des raisons plus profondes. C’est parce que la centralité symbolique de l’empire l’a voué à s’occuper d’abord de ses sujets avant de s’intéresser au reste du monde. Recevant en priorité l’influence bénéfique du ciel, le pays du milieu n’est-il pas situé au centre du monde par un décret intemporel ? Cette situation privilégiée le voue à la gestion d’un vaste territoire qui est déjà une lourde tâche. Si la Chine ne pratique aujourd’hui ni la guerre ni l’ingérence à l’extérieur de ses frontières, c’est en vertu d’un statut cosmologique dont le privilège s’accompagne d’une promesse de paix à l’égard des autres nations.

Ce que montre l’histoire chinoise, c’est que la Chine n’a jamais cherché à se bâtir un empire colonial au-delà des mers et qu’elle n’a jamais étendu son autorité au-delà de son aire civilisationnelle. Si la Chine est pacifique, c’est parce que son équation originelle lui interdit un impérialisme dont les puissances occidentales sont coutumières. Clef de voûte du monde habité, l’empire du milieu se condamnerait à la décomposition s’il se dispersait aux marges. Il courrait le risque de se dissoudre dans l’informe s’il renonçait aux dividendes d’une paix chèrement acquise. Une représentation de soi qui n’est pas seulement mentale, mais qui définit un véritable être-au-monde. Transposée dans l’action, elle génère un rapport aux autres que les donneurs de leçons habituels en Occident devraient méditer.

On dira alors que la Chine au cours de son histoire n’a cessé d’être en guerre, et cette affirmation est exacte. Durant deux mille ans, la survie et la grandeur de l’empire sont passés par l’affrontement aux frontières, constamment menacées par les peuples de la périphérie (Mongols, Turcs, Tibétains, etc..). La Chine fut loin d’être un «empire immobile», comme les Européens le croyaient encore au XIXe siècle. Constamment remise à l’ouvrage, souvent chaotique, l’unification de l’empire chinois a duré plus de 2000 ans et elle a souvent eu recours à la force des armes pour affronter envahisseurs et rebelles de toutes sortes.

Dans ce processus d’unification, l’empire chinois s’est souvent trouvé sur la défensive, notamment face aux cavaliers nomades qui ont déferlé de la steppe mongole par vagues successives. Lorsque la Chine s’est décidée à passer à l’offensive pour reprendre les territoires perdus ou repousser les frontières de l’empire, deux caractéristiques sont significatives. D’abord, l’expansion chinoise n’a jamais dépassé les limites de son aire civilisationnelle, en sorte que la conquête chinoise visait d’abord à unifier l’espace chinois, comme l’ont fait les Han, les Tang ou les Ming. Et lorsqu’elle a débordé de l’espace chinois proprement dit, cette politique de conquête fut menée à l’initiative des deux grandes dynasties étrangères, les Yuan (mongols) et les Qing (mandchous).

Au XXe siècle, la République populaire de Chine a fait la guerre à trois reprises : en 1950-53 en Corée, en 1962 contre l’Inde, en 1979 contre le Vietnam. Déclenchée par une tentative d’unification qui aurait abouti si les USA n’étaient pas massivement intervenus en faveur de la droite sud-coréenne, la guerre de Corée n’a jamais été voulue par la Chine. Inévitable à partir d’octobre 1950, l’intervention chinoise dans la péninsule visait à chasser les troupes américaines que leur offensive avait menées jusqu’à la frontière chinoise. Guerre défensive, mais aussi guerre coûteuse en vies humaines, elle a fixé les forces ennemies sur le 38e parallèle et fait la démonstration que l’armée révolutionnaire d’un pays en voie de développement pouvait repousser les forces militaires de la première puissance mondiale.

Le conflit avec l’Inde en 1962 est directement lié à la question tibétaine, aggravée par le contentieux frontalier hérité de la colonisation britannique. Gagnée haut la main par la Chine, cette courte guerre a incontestablement laissé des traces. C’est la Chine qui est passée à l’offensive et sa victoire a été rapide. En fait, ce conflit faisait suite à un premier accrochage en août 1959, quelques mois après le soulèvement tibétain et la fuite du dalaï-lama. Le soutien de Nehru au séparatisme tibétain a poussé la Chine à faire cette démonstration de force. Après avoir vaincu l’armée indienne, elle a proclamé un cessez-le-feu unilatéral et retiré ses troupes des zones contestées. Comme l’intervention en Corée (mais infiniment moins meurtrière), cette opération militaire aux frontières de la Chine visait à sécuriser ses frontières en dissuadant l’adversaire de poursuivre des activités jugées menaçantes.

Un troisième conflit a opposé la Chine au Vietnam en 1979. Brève sans être décisive, l’intervention militaire à la frontière sino-vietnamienne visait à donner une leçon aux dirigeants de Hanoi à la suite de l’invasion vietnamienne du Cambodge. Mitigé sur le plan militaire, le résultat de cette expédition punitive fut quasiment nul sur le plan politique. Pékin n’a pas obtenu le retrait vietnamien du Cambodge, où les troupes de Hanoi ont libéré Phnom Penh et repoussé les Khmers Rouges dans la jungle, d’où ils vont poursuivre leur guérilla anti-vietnamienne avec le soutien occidental jusqu’en 1991. Comme la guerre de Corée ou le conflit avec l’Inde, cet affrontement visait à neutraliser un adversaire dont la politique aux frontières chinoises était jugée néfaste à l’intérêt national. Des trois conflits, ce fut le moins opportun, et son échec a sans doute contribué à vacciner Pékin contre ce genre d’initiative. 

Qu’en est-il aujourd’hui ? Prétendre que la Chine veut coloniser le monde, comme le répètent aujourd’hui certains Occidentaux, est aussi absurde que de lui reprocher de vouloir imposer ses valeurs. Dans leurs rêves de grandeur, les Chinois ne conçoivent nullement une sorte de «pax sinica» imposant ses conditions au reste de l’humanité. A l’évidence, ils n’ont aucune velléité de projeter leur puissance en quadrillant des régions entières ou de bâtir des colonies destinées à faire rayonner leur prétendu modèle. Mais ce pacifisme ne dissuade nullement les adversaires congénitaux de la République populaire de Chine de faire monter les enchères en accusant Pékin des pires horreurs, en radicalisant la lutte contre «l’hégémon chinois» au nom des droits de l’homme, en faisant de leur croisade personnelle une guerre de civilisation, comme si le reste du monde était encore dupe de l’idéologie droit-de-l’hommiste occidentale et de ses compromissions répétées avec une ingérence étrangère dont elle est le faux-nez.

Car les peuples du Sud savent bien que, contrairement aux États-Unis, la Chine n’est pas cette formidable machine de guerre portée par une dynamique d’expansion impérialiste qui entend plier le reste du monde aux us et coutumes de l’empire. Certes, la Chine défend âprement ses intérêts lorsqu’ils sont menacés et elle veille jalousement à la sécurité de ses frontières. S’il faut faire la guerre pour préserver la sécurité nationale ou résister à l’agression étrangère, les Chinois n’hésiteront pas une seconde à porter les armes. Mais ce sera une guerre défensive, et non offensive. La Chine, par exemple, ne se jettera pas tête baissée dans un conflit de haute intensité pour récupérer Taïwan, et il est probable qu’elle saura soigneusement doser sa riposte à la mesure exacte des provocations ennemies.

Empire sans impérialisme, la Chine ne fait la guerre que si elle y est forcée par une agression extérieure ou une menace directe qui frappe à sa porte. La guerre de conquête ne fait pas partie de son ADN historique, et on aurait tort de ne pas prendre au sérieux le pacifisme chinois. La flotte de guerre américaine, par exemple, multiplie en mer de Chine méridionale des incursions dont l’équivalent ne serait pas toléré si elles étaient effectuées par un rival stratégique au large de la Floride ou de la Californie. La politique américaine est faite de ces provocations calculées qui visent à faire monter les tensions tout en décriant aussitôt les réactions légitimes de la puissance provoquée. La Chine, elle, a besoin d’un monde en paix pour poursuivre son développement, améliorer les conditions d’existence du peuple chinois, faire du commerce et asseoir ses positions. Nul doute qu’elle saura résister à la tentation que lui offre l’impérialisme, ce tigre de papier, lequel recevra un bon coup sur le museau le moment venu, comme en Corée, au Vietnam, en Irak, en Afghanistan, et bientôt en Ukraine.

Depuis l’époque impériale, la Chine est animée d’une idée fixe : maintenir en sécurité ses frontières extérieures, renforcer sa cohésion intérieure et soumettre le territoire chinois à une autorité indivise. Son obsession, c’est d’exercer une souveraineté incontestée à l’intérieur de son périmètre civilisationnel, d’en protéger l’accès par un système de glacis (Tibet, Xinjiang), d’en prévenir la dissolution en construisant une «Grande Muraille» aussi protectrice que possible contre les invasions barbares. Sans doute s’agit-il aussi aujourd’hui, en mer de Chine méridionale, de protéger le flanc sud de l’empire en contrôlant autant que possible cette vaste zone frontalière maritime qui est à la fois l’objet de toutes les convoitises et le prétexte fallacieux à l’ingérence impérialiste.

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