Vue sur Damas en septembre 2018 (illustration).
© REUTERS/Marko Djurica

Par Michel Raimbaud

Source : RT France

Comme l’Irak avant elle, la Syrie est la cible de l’hystérie médiatique mainstream à l’occasion des 10 ans de la guerre. Ancien diplomate, Michel Raimbaud s’interroge : faudra-t-il 30 ans pour reconnaître les crimes commis contre ce pays ?

En mars 1991, l’Irak de Saddam Hussein, qui venait d’imploser face à une coalition conduite par Washington, entamait sa descente aux enfers. Il était désormais, pour longtemps, sous étroite surveillance et embargo. Entre un mirage de «glasnost» et une vague de «perestroïka», l’URSS de Gorbachev, noyée dans un rêve d’Occident, allait bientôt sombrer et se disloquer. L’Amérique se voyait déjà comme «le plus puissant Empire que la terre ait porté» et s’apprêtait à le faire payer très cher à qui ne l’aurait pas compris. Après avoir fait semblant de chercher une issue pacifique évitant à l’Irak l’humiliation, la France de Mitterrand avait rejoint l’assaut anti-Saddam, mesurant peu à peu combien sa marge de manœuvre vis-à-vis de Bagdad était étroite. Après un retour de flamme gaulliste sous Chirac, elle jetterait ses derniers feux en mars 2003 avec le discours flamboyant mais sans conséquence de Villepin au Conseil de Sécurité, abandonnant l’Irak et poursuivant sa glissade vers l’atlantisme.

Il a fallu trente ans pour que le mainstream du pays de la raison et des droits de l’Homme daigne découvrir le gigantesque mensonge qui avait occulté la destruction de l’Irak et l’atroce supplice infligé à son peuple. Le triste Colin Powell, célèbre pour avoir entubé le Conseil de Sécurité avec sa sinistre fiole, attendrait une éternité pour s’excuser vaguement au prétexte qu’il avait été mal informé (sic). Quelques-uns l’imiteraient plus tard, beaucoup d’autres jamais. Devant le scandale, nombreux sont ceux qui maintenant brandissent une excuse facile : «Nous ne savions pas», disent-ils, escamotant ainsi leur responsabilité. Avouer qu’ils savaient serait reconnaître qu’ils ont été coupables ou complices. Selon le long documentaire consacré à l’Irak récemment sur France 2, Chevènement avouait savoir depuis le 4 août 1990 que la France avait donné son accord à Washington pour être à ses côtés contre Saddam : la saga diplomatique dont les Français étaient fiers n’était donc qu’un leurre.

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L’accablant bilan de la tragédie irakienne a été passé sous silence, malgré un certain nombre de voix et d’initiatives courageuses qui ont tenté de démasquer l’entreprise américaine inspirée par le sionisme judéo-protestant : l’Etat démantelé et détruit, son armée et sa police dissoutes, l’un des pays les plus modernes du monde arabe ramené cinquante ans en arrière par les raids et l’usage d’armes prohibées, humilié par un «pétrole contre nourriture» inique. Sans compter les exactions et tortures, les prisons, le pillage du patrimoine archéologique. Au bas mot deux millions de morts dont 500 000 enfants, «le prix de la démocratie» selon la vieille Albright… Et l’inénarrable George Debeliou Bush posant la question historique : Pourquoi nous haïssent-ils tant ?

La bêtise de cet accès de folie furieuse témoigne de la dégénérescence
morale du pays de Descartes et des droits de l’homme,
une sorte de Covid de l’intelligence

Le même scénario est en train de se reproduire assez exactement pour la Syrie, entrée en cette mi-mars dans sa onzième année de guerre. Sauf que l’Etat syrien, fort de sa résilience et de ses alliances (Russie et Iran), n’a pas été détruit, même si le pays est ravagé, son économie ruinée et son peuple asphyxié et affamé par l’embargo et les sanctions, sans voir le bout de son calvaire. Refusant de reconnaître son «impensable défaite» et «l’impensable victoire de Bachar el-Assad», l’Amérique a préféré, comme le prédisait benoîtement en 2016 le conseiller d’Obama Robert Malley, passer à un second stade de l’agression, la guerre militaire proprement dite bel et bien perdue laissant la place à une guerre économique sans fin, une guerre «proxy» avec l’appui du ban et de l’arrière-ban de la «communauté internationale» à l’occidentale.

Comme il était prévisible, la mi-mars, dixième « anniversaire » du début des évènements en Syrie, a déclenché une hystérie sans précédent et à première vue incompréhensible dans la morne plaine – marécageuse à souhait – du mainstream, qui unit dans son lit les politiques, les médias et ceux dont le métier est de penser. La bêtise de cet accès de folie furieuse témoigne de la dégénérescence morale du pays de Descartes et des droits de l’homme, une sorte de Covid de l’intelligence. Ce sont simplement les intellectuels néoconservateurs à la française qui se mobilisent, égrenant leur chapelet de pieux mensonges et d’insanités, où se bousculent de jolis mots comme démocratie, droit international, droits de l’homme, justice, pluralisme, solution politique. Furieux de leur défaite, et n’ayant rien de présentable à revendiquer ou à proposer, à l’image des terroristes modérés et des révolutionnaires embusqués qu’ils soutiennent, ils stigmatisent sur l’air de la vertu outragée «l’Etat voyou» en Syrie, le «régime de Bachar», le gang «génocidaire», le «tyran massacreur», illustrant à merveille ce «degré zéro de la pensée politique» (et de l’intelligence) qu’est le néoconservatisme, et cette «dame bêtise» dont ils sont les amants et fiancés. On voit même avancer l’idée que, pour défaire durablement l’Etat islamique en Syrie, il convient de «stabiliser» les rebelles, qui ont détruit leur pays et se pourlèchent du martyre de leurs compatriotes.

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Ce qu’a subi l’Irak depuis trente ans, la Syrie le vit pour la onzième année consécutive (plus que les deux guerres mondiales réunies), un silence sidéral et un déni total raffinant le calvaire d’un peuple martyrisé. Si elle continue de mourir à petit feu, ce n’est pas pour «payer le prix d’une nécessaire démocratisation», ce n’est ni un «printemps raté» ni une guerre civile comme on s’évertue à le dire dans les pays de l’Axe du Bien. Parmi les «experts» qui pérorent, j’ose espérer qu’il n’y a pas de professeurs de droit international, car ils sauraient sûrement qu’à l’instar de l’Irak en son temps, la Syrie a été et est toujours la victime d’une agression internationale.

Lors des procès de Nuremberg (et de Tokyo) de 1946, ce crime d’agression, fondé sur la volonté libre et consciente de menacer ou de rompre la paix, est assimilé au «crime contre la paix» et qualifié de «crime international par excellence», l’une des violations majeures du droit international aux côtés du génocide, du crime de guerre et du crime contre l’humanité. Il est inscrit par le Tribunal de Nuremberg en tête de liste, assorti de la formule suivante : «Lancer une guerre d’agression n’est pas seulement un crime international ; c’est le crime international suprême», la seule différence avec les autres crimes de guerre étant qu’il recèle en lui-même tout le Mal accumulé de tous les autres. C’est «le crime par excellence».

Codifié par l’Assemblée générale des Nations unies, résolution 95/1946, il appartient au Droit pénal international et relève de la Cour de Justice internationale de La Haye (en ce qui concerne la responsabilité et l’incrimination des Etats). Repris par le Traité de Rome de juillet 1998, portant création de la CPI, il relève également de la juridiction de la Cour pénale internationale (pour la responsabilité personnelle des responsables des Etats).

Faudra-t-il se donner rendez-vous dans trente ans pour «découvrir» le bilan des guerres de Syrie, qu’elles soient militaires et visibles ou économiques et invisibles ?

« Pour agrémenter sa paisible retraite, Debeliou Bush avait choisi,
parait-il, de peindre de ridicules petits moutons,
sans être jamais effleuré par l’idée qu’il devrait avoir
sur la conscience des millions de morts »

Lorsqu’aura sonné l’heure de faire les comptes et de rendre justice, il conviendra en tout cas de rappeler sans trêve aux cent gouvernements qui participent jusqu’à aujourd’hui à cette agression caractérisée, la gravité de leur entreprise criminelle. Et l’on dénoncera en premier lieu les trois Occidentaux, membres permanents du Conseil de Sécurité, qui prétendent dire le Droit international et en être les gardiens, alors qu’ils en sont les premiers violateurs.

Pour agrémenter sa paisible retraite, Debeliou Bush avait choisi, parait-il, de peindre de ridicules petits moutons, sans être jamais effleuré par l’idée qu’il devrait avoir sur la conscience des millions de morts, de blessés, d’estropiés, d’enfants handicapés, sans même compter la destruction de plusieurs pays. D’autres, comme Blair ou Obama, tirent même un revenu enviable du récit de leurs exploits, en donnant des conférences grassement payées, où leurs ravages et crimes sont considérés implicitement comme les effets collatéraux d’une œuvre pie : aucune référence aux morts, aux destructions dont ils sont responsables, au sort des Etats ruinés ou dépecés…

Ils sont bien habillés, bien coiffés, bien nourris, bardés de diplômes, ils se posent en «maîtres du monde» : ils disent le droit, font la loi, décident de la guerre, écrivent le récit de leurs exploits vus par une lorgnette détraquée. En résumé, Occidentaux ou partisans de l’Occident, les occidentalistes sont les élites du «monde civilisé», l’essence de la seule humanité qui compte à leurs yeux d’aveugles. Ils se croient invulnérables et intouchables. Ils n’ont ni remords ni vergogne. Ils sont même fiers de leurs actes, de leurs bilans, de leur appui à ces terroristes recyclés ou non qui «font du bon boulot». Leur péché mignon, dont ils ne peuvent se défaire puisqu’ils y voient la nouvelle mouture de l’exécrable «fardeau de l’homme blanc», c’est la manie de délivrer des leçons de morale et de décider à leur place ce que doivent faire les pays «qui n’appartiennent pas à notre monde», même si personne ne les a sonnés. Évidemment, s’il y avait encore un soupçon de sagesse en Occident, on se demanderait comment des gens dont le sens de la gouvernance et du droit international est aussi erratique à domicile peuvent décider du sort de leurs voisins plus ou moins lointains.

Raison de plus pour que les responsables politiques ou militaires, les intellectuels, les médias qui ont décidé, organisé, soutenu ou justifié un crime d’agression internationale (ou plusieurs), sachent qu’ils sont et resteront, quoi qu’ils fassent ou ne fassent pas, responsables pour le crime d’agression internationale, ou pour leur appui ou leur complicité, et qu’ils devront rendre des comptes, sans qu’il puisse y avoir prescription. La justice a certes de nombreux défauts, mais elle est tenace.

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Reçu de l’auteur
Source : RT France
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