Un Palestinien se fait soigner après avoir été aspergé de poivre dans les yeux par des colons israéliens qui ont envahi la maison de la famille Shamenseh, lors d’une manifestation contre leur expulsion à Sheikh Jarrah, Jérusalem-Est, le 8 septembre 2017 – Photo: Oren Ziv/Activestills.org

Par Mark Muhannad Ayyash

Dire que la question palestinienne est «complexe» ne doit pas servir d’excuse pour ne pas dénoncer les crimes israéliens.

Les spécialistes des mouvements sociaux, de la désobéissance civile, des luttes de libération et des révolutions savent depuis longtemps que la peur est l’un des plus grands obstacles à surmonter. Pour que les opprimés passent de l’inaction à l’action, ils doivent briser cette barrière de la peur.

Dans les cas extrêmes, tels que les Palestiniens vivant sous le colonialisme des colons israéliens, la peur est basée sur des expériences vécues de torture, d’emprisonnement, de mutilation et de meurtre, d’humiliations quotidiennes et de déshumanisation, de perte de revenus et de moyens de subsistance, de maisons, de dignité, de liberté et de droits.

Ces derniers jours, le peuple palestinien à travers la Palestine colonisée a montré au monde, ni pour la première fois ni pour la dernière, son profond et impressionnant courage face à cette peur.

Pendant des décennies, l’État de caserne israélien, comme le décrit avec précision Hamid Dabashi, avec son appareil massif de violence coloniale et ses civils armés, a créé et construit cet état de peur dans la vie quotidienne des Palestiniens.

J’ai eu une enfance relativement privilégiée en Palestine, mais je connais quand même cette peur, que l’on apprend non seulement en étant témoin ou en faisant l’expérience de la violence, mais au cours de jours apparemment sans agitation et ordinaires.

Alors enfant, au début des années 1990, j’ai fréquenté l’école des Frères dans la vieille ville d’al-Quds (Jérusalem). Pendant la récréation, nous voyions des soldats armés patrouiller sur les murs de la ville, nous contemplant comme des êtres se croyant supérieurs regardent un animal en cage. Et quand nous quittions l’école et descendions les rues d’el-Balad el-Qadeemeh (la vieille ville), nous étions régulièrement confrontés à des civils israéliens armés se promenant en toute liberté avec leurs armes, affirmant leur suprématie, nous rappelant que nous ne devions pas les regarder de la mauvaise façon ni d’aucune manière.

Lors de nombre de ces déambulations, les échanges entre nous, les enfants, se transformaient en histoires que nous avions entendues sur les méthodes de torture utilisées par les Israéliens, le passage à tabac d’un ami ou d’un parent aux mains de soldats israéliens, un civil israélien armé insultant et crachant sur un Palestinien, le long emprisonnement et la souffrance de parents et amis.

Il ne s’agit là que d’une image courante – et relativement bénigne en plus par rapport aux normes palestiniennes, et les choses semblent certainement pires aujourd’hui qu’elles ne l’étaient à l’époque.

Néanmoins, ces jours et ces histoires s’ajoutent les uns aux autres, accompagnés d’expériences d’actes et d’événements violents, créant et instillant chez les Palestiniens un état de peur que nous emportons partout où nous allons et nous déplaçons.

Cette barrière de la peur a été instillée en moi à partir du moment où j’ai pris conscience du monde quand j’étais enfant. Et malgré le fait de la surmonter de temps en temps, elle ne disparaît jamais.

Même après avoir immigré au Canada, après avoir goûté à une certaine liberté, détenant une citoyenneté pour la première fois de ma vie, me sentant quelque peu protégé par une structure étatique (vraiment un faux sentiment de protection), cette peur ne me quitte jamais. Il ne m’a pas fallu longtemps pour réaliser que dans ces espaces euro-américains, je devais craindre même de parler de la Palestine.

La peur en Euro-Amérique a cependant une base différente. La peur dans ces espaces est basée sur des expériences vécues de censure, de licenciement, de mesures disciplinaires, de non-embauche ou de refus de promotion, en étant traîné dans des affaires judiciaires ridicules et sans fondement, harcelé, intimidé et finalement réduit au silence.

Cette peur est devenue si naturelle, si omniprésente, que certaines personnes dans les espaces euro-américains semblent vraiment penser maintenant qu’elles ne craignent pas réellement cette peur !

Permettez-moi tout d’abord d’être très clair : cette crainte est le résultat de pressions venant d’États comme le Canada, les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France, etc… Ces États et leurs institutions politiques, universitaires, économiques et médiatiques sont dans l’ensemble stratégiquement alignés sur l’État israélien.

En effet ces États et leurs institutions participent activement et conduisent la colonisation, l’exploitation, l’oppression et la colonisation par les colons d’une grande partie du monde, comme ils le font depuis des siècles.

Mais je veux parler ici aux personnes qui travaillent au sein de ces institutions et qui veulent vraiment les transformer, les décoloniser, mais qui pourtant sont toujours promptes à éluder la question de Palestine et la question d’une véritable libération décoloniale.

Des politiciens privilégiés aux universitaires en passant par les journalistes, les organisateurs de la société civile et les artistes, une litanie d’excuses autres que la peur est souvent invoquée pour expliquer pourquoi elles ne toucheront pas à la question de Palestine. L’une des principales caractéristiques de ces excuses est l’affirmation selon laquelle la question est “complexe et controversée”.

Bien sûr, il est parfaitement normal de ne pas en savoir suffisamment sur un sujet, un problème ou une question en particulier. Il n’y a rien de mal à vouloir en savoir plus avant de commenter ou de prendre position. Poser des questions est un exercice sain quand on est ignorant d’une question.

Mais chaque sujet est complexe et controversé. La façon dont votre nourriture se retrouve sur votre table est complexe. Mais cela n’empêche pas la majorité des gens de parler de la production alimentaire, de la distribution, de la façon dont ils veulent faire leurs achats de manière éthique, etc…

L’économie du sport est également pleine de controverses. Mais cela n’empêche pas des millions de personnes de passer d’innombrables heures à parler des salaires des joueurs, de l’argent lié à la publicité, du partage des revenus entre les clubs, etc…

La Palestine-Israël n’est pas unique dans sa complexité ou ses controverses. Et alors que la plupart des sujets et questions sont présentés comme complexes et sujets à dispute avant de commencer à approfondir le sujet, en explorant ses nombreuses dimensions, l’affirmation selon laquelle la question de la Palestine et d’Israël “est complexe et controversée” sert plutôt à mettre fin à toute discussion.

En ce qui concerne la Palestine, cette déclaration n’est presque jamais le début d’une quête pour plus de connaissance et une meilleure étude du sujet. Cette affirmation est plutôt la limite maximum du processus d’apprentissage. Cela y met un terme. Elle met fin à la conversation en affichant une non-position sur la question.

Lorsque des politiciens, des cadres, des journalistes, des universitaires, etc… proclament cette affirmation, leur objectif est que la question de Palestine disparaisse, soit écartée de leur bureau. Pourquoi ? Dans de nombreux cas, parce qu’ils ont peur des conséquences que j’ai décrites ci-dessus. C’est ce que tout le monde admet et sait dans les conversations privées, mais ne le reconnaît presque jamais ouvertement.

Par conséquent, ce qui motive réellement cette incapacité à prendre position est la peur même que la plupart des gens nient avoir.

L’incapacité à prendre position qui transpire dans l’énoncé “c’est complexe et controversé”, est loin d’être neutre. Cette déclaration maintient en effet le statu quo en assurant la poursuite de l’intoxication de la Palestine et des Palestiniens dans le discours public euro-américain.

Les propagandistes israéliens sont les seuls bénéficiaires d’une déclaration qui se présente elle-même comme une non-position. Parce que les non-positions sont toujours une dissimulation de la réalité… Lorsque vous déclarez que vous ne prendrez pas position, lorsque vous mettez fin à la conversation parce que quelque chose est controversé et complexe, cela revient à dire que la réalité de la situation est désespérément et infiniment indéchiffrable. Vous déclarez que vous ne savez pas quelle position adopter parce que personne ne connaît la réalité de la situation.

Cette déclaration revient donc à dire que la réalité Palestine-Israël est hors d’atteinte de toute compréhension, ce qui est précisément la conclusion avec laquelle la propagande israélienne est tout à fait à l’aise. Seuls les Palestiniens opprimés et colonisés et ceux qui les soutiennent tentent de communiquer au monde la réalité du colonialisme des colons et de l’apartheid. Eux seuls rendent cette réalité intelligible.

La propagande israélienne et sioniste en Euro-Amérique et ailleurs, est conçue pour dissimuler et cacher cette réalité parce qu’elle ne sert pas le projet politique sioniste. Par conséquent, une non-position déclarée qui obscurcit la réalité et la dissimule est en fait une déclaration de soutien à la propagande israélienne.

Cela ne veut pas dire que le sionisme ne comprend pas sa propre réalité. En fait, dans certains milieux sionistes, il arrive que les colons sionistes parlent librement, comme nous l’avons vu dans la vidéo virale la plus récente, où vous trouverez une description crue de la brutalité de cette réalité coloniale et de l’apartheid des colons: “Si je ne vole pas votre maison, quelqu’un d’autre la volera.” Ils savent donc qu’ils volent, qu’ils sont là pour éliminer et remplacer les Palestiniens autochtones.

Les Palestiniens ont brisé une barrière de la peur que les privilégiés de l’Euro-Amérique ne connaîtront jamais ou ne subiront jamais. Les expériences vécues de peur en Palestine sont bien plus violentes et coercitives que les expériences vécues de peur en Euro-Amérique.

Je n’écarte pas le fardeau des expériences euro-américaines de précarité de l’emploi, de pauvreté, de harcèlement, etc… Ce sont de vraies peurs, et elles sont lourdes de conséquences pour leurs victimes, en particulier pour les Palestiniens et autres personnes racialisées, qui subissent les conséquences les plus graves.

Mais ces conséquences sont déjà une réalité pour ceux qui défendent les droits des Palestiniens. Et pour que le changement se produise, il doit y avoir une volonté et une action collectives pour briser la barrière de la peur et en affronter ensemble les conséquences. Et voici la bonne nouvelle : comme nous l’avons vu dans de nombreux autres cas, lorsqu’une action est entreprise collectivement, ces conséquences dommageables ne sont ni fortes ni durables.

Il est temps de dire, assez ! Assez de cet emprisonnement, de cette occupation, de cette colonisation ! Assez d’éluder le problème ! Assez de cette peur ! Les Palestiniens continuent de briser leur barrière de la peur. Si vous ne l’avez pas encore fait, alors, mon cher lecteur, si vous voulez vraiment transformer le monde, vous devrez franchir ce pas.

* Mark Muhannad Ayyash est professeur associé de sociologie à l’université Mount Royal de Calgary, au Canada. Il est l’auteur de A Hermeneutics of Violence (UTP, 2019). Il est né et a grandi à Silwan, à Jérusalem, avant d’immigrer au Canada. Il écrit actuellement un livre sur le colonialisme de peuplement.

11 mai 2021 – Al-Jazeera – Traduction : Chronique de Palestine

Source : Chronique de Palestine
https://www.chroniquepalestine.com/…