Mohammed Moussaoui (2e g.), président du Conseil français du culte musulman (CFCM), fait une déclaration à côté de Chems-Eddine Hafiz, recteur de la Grande Mosquée de Paris (2e d.), et d’autres représentants du CFCM, dont Assani Fassassi (gauche), après la signature d’une « charte de principes » demandée par le président français, le 18 janvier 2021 à l’Élysée (AFP/Ludovic Marin)

Par Samia Lokmane

Dénonçant des entraves aux réformes qu’il a voulu mettre en place au cours de son mandat, le président sortant du Conseil français du culte musulman plaide pour la création d’un nouveau modèle de représentation de l’islam de France, émanant de la base

La guerre au sommet du Conseil français du culte musulman (CFCM) a atteint son apogée à la fin du mois de janvier, après le vote par le bureau exécutif d’une résolution sur la tenue d’une assemblée générale extraordinaire, le 19 février prochain, qui devrait valider la dissolution de l’organisation créée en 2003 par l’alors ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy pour représenter les musulmans de France auprès des instances étatiques.

À coups de communiqués et de déclarations, les responsables des différentes fédérations qui composent le CFCM s’accusent mutuellement de manœuvrer au service de leurs intérêts personnels et de pays musulmans influents comme l’Algérie, le Maroc et la Turquie.

En mars 2021, la Grande Mosquée de Paris, la Fédération française des associations islamiques d’Afrique, des Comores et des Antilles (FFAIACA), Musulmans de France (MF) et le Rassemblement des musulmans de France (RMF) avaient déjà quitté le CFCM pour créer une coordination et proposer leur propre projet de réforme sur la représentation du culte musulman en France, prévoyant « une gouvernance basée sur l’égalité entre les différentes sensibilités loin de toute visée hégémonique ».

Trois autres fédérations, le Comité de coordination des musulmans turcs de France (CCMTF), Millî Görüş (CIMG) et l’association Foi et Pratique, avaient refusé quant à elles de signer la « Charte des principes pour l’islam de France » proposée par le gouvernement, laquelle, entre autres, proscrit l’ingérence des États étrangers dans l’organisation du culte musulman en France.

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Face à ces divisions, le ministre de l’Intérieur a annoncé en décembre 2021 qu’il ne traiterait plus avec le CFCM, considérant que celui-ci est « mort » et ne constitue plus l’interlocuteur des pouvoirs publics. À la place, Gérald Darmanin mise sur une nouvelle organisation, qu’il voudrait plus proche des acteurs de terrain et capable de tourner définitivement la page de l’islam « consulaire ».

Le projet sera au menu d’un Forum de l’islam de France (FORIF) prévu ce 5 février à Paris.

Une centaine d’acteurs de l’islam local prendront part à cette rencontre. Ils ont été identifiés par les préfets lors des Assises territoriales de l’islam de France (ATIF) tenues notamment au printemps dernier.

Déjà au travail, ces personnalités ont été réparties (avec des fonctionnaires du bureau central des cultes du ministère de l’Intérieur) au sein de quatre ateliers de réflexion autour de questions comme le fonctionnement des aumôneries, la sécurisation des lieux de culte, la formation des imams et la mise en pratique de la loi confortant le respect des principes de la République (dite contre le séparatisme).

Leurs conclusions devront donner corps à la réforme de l’organisation du culte musulman en France voulue par le gouvernement.

Middle East Eye : Votre mandat à la direction du Conseil français du culte musulman a pris fin le 19 février dernier à minuit après deux ans d’exercice. Qui vous remplace ?

Mohammed Moussaoui : Le recteur de la Grande Mosquée de Paris, Chems-Eddine Hafiz, qui devait me succéder (conformément aux statuts et au processus électoral entériné par le procès-verbal du conseil d’administration en date du 19 janvier 2020) est démissionnaire du bureau exécutif depuis mars 2021.

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Anticipant la vacance du poste de président, le bureau s’est réuni à trois reprises les 11, 16 et 19 janvier pour mettre en place une direction collégiale, jusqu’à la tenue d’une assemblée générale extraordinaire le 19 février prochain.

Cette direction est assurée par les deux vice-présidents restants après le départ de M. Hafiz, c’est-à-dire moi-même et Ibrahim Alci [président du CCMTF]. Le bureau, qui a un mandat de six ans, continuera également à fonctionner pendant encore un mois.

MEE : Les membres du bureau ont exprimé, lors de la réunion tenue le 16 janvier, leur volonté de dissoudre le CFCM « pour permettre aux acteurs du culte musulman au niveau local de mettre en place une nouvelle forme de représentation démocratique du culte musulman ». Cette résolution sera-t-elle adoptée lors de l’assemblée générale prévue en février ?

MM : Cela me semble inéluctable. Le format actuel du CFCM n’est plus viable. J’avais proposé lors d’une assemblée générale, le 4 juillet dernier, un projet de réformes pour donner un nouveau souffle au Conseil et lui permettre d’acquérir une plus grande légitimité auprès des musulmans de France.

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Mais ce plan n’a pas abouti car une coordination de quatre fédérations qui avaient quitté le bureau exécutif s’y est opposée sans toutefois proposer d’alternative.

Pour ma part, j’ai considéré qu’il n’y avait pas d’autre choix possible. Si on ne peut pas reformer le CFCM de l’intérieur pour le rendre plus représentatif, alors il faut donner la parole à nouveau aux musulmans de France pour décider de la forme de représentation qu’ils souhaitent.

MEE : Chems-Eddine Hafiz vous accuse de manigances avec l’intention de liquider coûte que coûte le CFCM, en court-circuitant les fédérations. Comment réagissez-vous à ce genre de déclarations, qui par ailleurs nuisent davantage à l’image du Conseil, lequel semble de plus en plus divisé ?

MM : Le recteur de la Grande Mosquée de Paris a lui-même appelé à cette dissolution à de nombreuses reprises. Il avait affirmé le 6 janvier dernier notamment que la page du CFCM devait être tournée. La création, avec trois fédérations, d’une coordination dévoile également sa volonté de remplacer le CFCM par une nouvelle instance représentative de l’islam de France.

La mise du CFCM sous la tutelle de grandes fédérations qui, chacune, ont voulu garder une identité forte, explique effectivement sa faiblesse

Cette coordination, d’ailleurs, n’a pas cessé d’agir contre le CFCM. Elle a pris un certain nombre d’initiatives, comme l’annonce de la date du début et de la fin du Ramadan l’année dernière. Elle s’est par ailleurs appropriée le travail du CFCM sur le projet du CNI [Conseil national des imams, initié par le gouvernement].

La volonté du recteur de démolir le Conseil est évidente, surtout qu’il n’a pas été favorable à sa mise en place en 2003. M. Hafiz considérait peut-être que la Grande Mosquée de Paris était suffisamment représentative de l’ensemble des courants de l’islam de France, alors qu’elle n’en est qu’une composante.

MEE : Il est reproché à ces courants, aux grandes fédérations et à la Grande Mosquée de Paris leur affiliation à des pays musulmans. L’islam dit consulaire n’est-il pas finalement la cause de la mort du CFCM ?

MM : La mise du CFCM sous la tutelle de grandes fédérations qui, chacune, ont voulu garder une identité forte, explique effectivement sa faiblesse. La moitié de la composante de l’assemblée générale est désignée par les fédérations. Alors que l’autre moitié est issue d’élections au niveau local. Ce qui est insuffisant. La présence de membres désignés permet aux fédérations de détenir le pouvoir en s’opposant par exemple aux réformes.

MEE : Le CFCM est aussi accusé de pécher par son manque de représentativité au niveau local. Cela corrobore l’idée qu’il ne serait pas une instance très démocratique.

MM : Tout à fait. Lors des dernières élections en 2019, 1 000 mosquées sur 3 000 en France ont pris part au scrutin. Le CFCM ne représente qu’un tiers des mosquées en France et ne couvre pas l’ensemble de la surface cultuelle française.

Le CFCM ne représente qu’un tiers des mosquées en France et ne couvre pas l’ensemble de la surface cultuelle française

Aujourd’hui, le CFCM est décrié par les musulmans. Il y a une espèce de défiance à son égard et c’est compréhensible car il est aux mains des fédérations, qui l’ont transformé en champ de bataille. Elles l’utilisent aussi pour parler avec les pouvoirs publics, sans intention de mener des réformes et de le transformer en véritable institution.

C’est la raison pour laquelle je soutiens que les fédérations qui composent les instances exécutives du CFCM ne peuvent pas être représentatives de tous les musulmans de France. Nous devons donner la possibilité à ceux qui ne sont pas affiliés, et qui sont très nombreux, de s’impliquer dans l’organisation de leur culte.

MEE : La question du financement est également un maillon faible qui a empêché le CFCM de remplir son rôle. Pourquoi ?

MM : C’est une évidence. Comment une institution peut-elle agir si elle ne dispose pas de salariés et de compétences qui travaillent à plein temps et qu’elle peut mettre sur des dossiers ? Il n’est pas possible de fonctionner continuellement avec du bénévolat. Or le CFCM n’a pas de budget.

Il n’est pas possible de fonctionner continuellement avec du bénévolat. Or le CFCM n’a pas de budget. Aucune fédération n’a souhaité participer au financement de son fonctionnement

De mon côté, je pense qu’il est temps de donner aux musulmans la liberté de choisir une autre forme de représentation capable de répondre à leurs attentes, en concevant des moyens de financement par une participation large des fidèles.

Aucune fédération n’a souhaité participer au financement de son fonctionnement. Un secrétariat fonctionne au minima avec un salarié à mi-temps. Lors des mandats précédents, les cotisations ont été supprimées.

MEE : Comment l’avenir est-il envisagé ? Le FORIF sera-t-il le cadre d’émergence d’une nouvelle organisation de l’islam de France ?

MM : Le forum est conçu comme un espace de dialogue et de réflexion qui n’exclut pas l’idée d’un nouveau mode de représentation du culte musulman émanant des départements. Pour avoir toutes les chances d’aboutir, ce projet exige l’implication des acteurs de terrain et l’adhésion des musulmans de France, qui fourniront à toute nouvelle instance les moyens d’exister.

MEE : À l’occasion du FORIF, le gouvernement a demandé aux préfets de choisir une centaine de participants parmi des imams, responsables de mosquées et d’associations cultuelles musulmanes qui ont pris part et contribué activement aux Assisses territoriales de l’islam de France.

MM : Pour préparer le FORIF, des travaux préliminaires ont commencé depuis le 3 ou le 4 janvier derniers, dans quatre ateliers thématiques : aumônerie, actes antimusulmans et sécurisation des lieux de culte, formation et statut des imams, mise en œuvre de la loi sur le respect des valeurs de la République.

Des fidèles prient dans la mosquée Al-Madina al-Mounawara à Cannes, dans le sud de la France, le 12 janvier 2022, après l’annonce de sa fermeture par le ministre français de l’Intérieur (AFP/Valery Hache)

Ils sont animés par des personnes d’expérience du culte musulman, dont des responsables de grandes mosquées et des membres du bureau central des cultes, qui dépend du ministère de l’Intérieur. Leurs travaux seront restitués dans la plénière prévue en février.

MEE : Ne craignez-vous pas que le choix des participants par les pouvoirs publics ne décrédibilise le FORIF ? Beaucoup de représentants locaux du culte musulman pourraient se sentir exclus et développer de la méfiance vis-à-vis d’une nouvelle instance.

MM : J’en suis parfaitement conscient. C’est pour cela que j’ai clairement rappelé au ministre de l’Intérieur lors d’une entrevue le 5 janvier dernier que toute instance représentative du culte musulman doit émaner des acteurs du terrain. Sur le plan légal [loi de 1905 sur la séparation de l’État et de l’Église], les autorités ne peuvent pas organiser le culte.

Il faut évidemment sanctionner des imams ou des responsables d’association qui prônent un discours répréhensible par la loi à la hauteur de la parole qu’ils ont prononcée. Mais fermer un lieu de culte équivaut à une sanction de tous les fidèles et empiète sur leur droit d’exercice du culte

À la place, je suggère que les mosquées dans chaque département constituent leurs propres conseils. Ces conseils auront la charge d’élire des représentants qui se réuniront dans un cadre – soit une conférence, soit une coordination – et choisiront la forme qu’ils souhaitent donner à la représentation du culte musulman.

Ce procédé va conférer une plus grande légitimité à toute nouvelle organisation qui pourrait voir le jour. Autrement, toute initiative portée par le gouvernement sera vouée à l’échec. Celui-ci a un rôle d’accompagnement. Pas plus.

MEE : Le gouvernement a procédé à la fermeture d’un certain nombre de lieux de culte, accusés de radicalisme religieux. Ne pensez-vous pas que ce genre de décisions pourrait braquer davantage les musulmans de France et les rendre méfiants vis-à-vis de toute forme d’organisation de l’islam de France associant les pouvoirs publics ?

MM : J’ai rappelé au ministre de l’Intérieur que dans les lieux de culte, il y a les responsables et les fidèles, qui dans leur immense majorité pratiquent leur religion de manière sereine, paisible et sont de très bons citoyens.

Il faut évidemment sanctionner des imams ou des responsables d’association qui prônent un discours répréhensible par la loi à la hauteur de la parole qu’ils ont prononcée. Mais fermer un lieu de culte équivaut à une sanction de tous les fidèles et empiète sur leur droit d’exercice du culte.

Cela étant dit, les fidèles doivent aussi être attentifs à ce qui se passe dans leurs lieux de culte afin qu’il ne soit pas transformé en lieu de propagande.

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Publié le 5 février 2022 avec l’aimable autorisation de Middle East Eye

Source : MEE
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