Par Abdellali Merdaci

L’arrestation, à Constantine, dans la matinée du 27 décembre 2021 du journaliste Noureddine Nouri Nesrouche par les services de sécurité suivie de son audition par le procureur de la République et un juge d’instruction, en raison d’un éditorial – « La leçon chilienne » – publié dans l’édition du 23 décembre 2021 du « Quotidien indépendant », constituent-elles un cas d’école ? Comment dans ce type de situation trancher entre la responsabilité du journaliste, auteur de l’article incriminé, et celle du propriétaire de l’entreprise de presse, qui définit une ligne éditoriale et l’impose à sa rédaction ?

Un éditorial coupable ?

C’est Abderrazak Adel, activiste trotskyste et enseignant-chercheur en économie de l’Université de Khenchela, qui a vendu aux néo-hirakistes une comparaison entre un supposé « hirak chilien » et le « hirak algérien », déclarés à la même période, en 2019 (1). Dans « La leçon chilienne », Nouri Nesrouche affine cette analyse comparatiste, à l’enseigne d’un néo-hirakisme délégitimé.

Que Nouri Nesrouche célèbre en la personne de Gabriel Boric, candidat de la Gauche unie à la présidentielle chilienne du 19 décembre 2021, la victoire d’un Président, « jeune, beau, intelligent », importe peu. Il est libre de formuler ce jugement. Même si cette position peut être lue de manière contrastive et réunir des paradigmes opposés (Ex. : « jeune » VS « vieux », etc.). Est-ce l’intention du journaliste de tracer un tableau comparatif disqualifiant ? Ce qu’il écrit des péripéties historiques dysphoriques qu’a subies le peuple chilien est juste.  L’éditorialiste peut même couper l’herbe sous les pieds de l’activiste trotskyste Adel et tempérer son enthousiasme : « Ce triomphe [de Boric] n’est pas le résultat seulement de la dynamique enclenchée en 2019 ». Une rigoureuse analyse du mouvement politique chilien de 2019 lui donne raison : il n’y a pas de « hirak chilien ». Le seul point commun avec l’Algérie est un hasard de calendrier. 2019 a été une année de marcheurs.

Il reste, cependant, entre l’Algérie et le Chili, des marqueurs socio-historiques essentiels : l’Algérie a connu le martyre de la guerre civile islamiste des années 1990, la « décennie noire », au sinistre bilan de 200000 morts et disparus. Le Chili a certainement vécu le même drame de morts et de disparitions tragiques après le coup d’État du général Pinochet, appuyé par la CIA, renversant le président socialiste Salvador Allende, qui s’est suicidé, le 11 septembre 1973, pour ne pas tomber aux mains de ses ennemis. La seule différence entre l’Algérie et le Chili dans ces douleurs communes de leurs peuples est culturelle : chez eux, au Chili, et plus souvent à l’étranger, les Chiliens ont sublimé par l’art, la littérature (principalement), la musique et le cinéma, leur deuil. En Algérie, nos artistes, nos écrivains (il reste pourtant l’essai remarquable « Fils d la haine » (1994) de Rachid Boudjedra), nos musiciens, nos dramaturges, nos cinéastes, ont démissionné, sans honneur. Le malheur de l’Algérie est (presque) resté sans témoins et sans grande œuvre.

Mais l’histoire politique du Chili n’est pas celle de l’Algérie qui a longtemps vécu avec des pouvoirs autocentrés, jusqu’à la tentative irrésolue de démocratisation de la société, de ses champs politique et médiatique, après Octobre 1988. Cette expérience démocratique, de courte durée (1989-1990 ; 1995-1999) a été  contrariée par l’islamisme et par le long règne autocratique du clan Bouteflika (1999-2019). Les seules élections démocratiques qu’a connues l’Algérie sont celles du 16 novembre 1995, consacrant la candidature du général Liamine Zeroual, attendu par les Algériens, et du 12 décembre 2019, appelant, malgré une abstention importante, M. Tebboune à la magistrature suprême.

Reconnaissons à Nesrouche d’être nuancé face au succès chilien, qui n’a pas un caractère spontané comme l’a été le hirak algérien originel ; il écrit : « La lame de fond vient de loin, nourrie par la colère des populations à l’égard des populations ultralibérale partisane de la dictature d’Augusto Pinochet, et ensuite d’une transition démocratique adaptée aux besoin des riches. Elle est élaborée cependant par des traditions de lutte et d’organisation entretenue par les forces vives dans des foyers toujours en effervescence ». Bien vu. La « transition démocratique » en Algérie, si elle n’avait été arrêtée et effacée, aurait permis une évolution sociétale et politique, un horizon démocratique et l’avènement d’une Deuxième République.

Voilà ce que ne dit pas l’éditorialiste du « Quotidien indépendant ». Au Chili, les élections restent un débouché sûr de l’action politique, en Algérie, elles ont été refusées crânement par les ténors autoproclamés du hirak, puis du néo-hirak qui attendaient la chute de l’État sous les coups de boutoir des marcheurs. Au mois de juillet 2019, au cœur d’un hirak populaire encore apaisé, l’Algérie aurait pu donner une leçon de démocratie au monde et un candidat du hirak, même s’il n’est ni « jeune », ni  « beau », ni « intelligent », aurait pu ouvrir la voie au changement radical espéré. Mais le hirak et le néo-hirak ont manqué de maturité. Nouri Nesrouche s’inquiète, plutôt s’étonne, du succès des Chiliens : « Reste à méditer comment ils ont réussi à conclure ». Je ne me souviens pas que les commentateurs politiques et les contributeurs du « Quotidien indépendant » se soient préoccupés de forger  une recette de la réussite politique.

« Contre-révolution » et « caste antinationale »

Venons-en à ce qui, potentiellement, peut fâcher dans le texte de Nesrouche. Je comprends parfaitement que les propos de l’éditorialiste aient irrité les cercles du pouvoir, lorsqu’il aligne des contre-vérités : « […] en Algérie, la contre-révolution, aidée par l’épidémie, a réussi à mettre le mouvement populaire en sourdine… » Cette affirmation n’est ni objective, du point de vue de l’histoire présente de l’Algérie, ni  mesurée envers l’État enfermé dans le carcan de la « contre-révolution ».

Il est mordant, sous la plume de l’éditorialiste de camper l’État, son pouvoir et ses institutions dans une attitude de « contre-révolution ». Peut-on prêter à une association de groupuscules terroristes (Rachad, MAK), d’activistes pro-américains de la NED recrutant les bobos d’Alger, de partis de gauche (MDS, PST) et d’activistes de toutes obédiences du PAD et du RAJ-dissous un esprit révolutionnaire ? Ce rassemblement, qui ne répond d’aucune logique politique, n’a aucun caractère légal et le gouvernement est dans la nécessité de le combattre et de combattre ses soutiens dans les médias.

Nouri Nesrouche ajoute, sans aucun recul critique : « Comme les Algériens du hirak, les Chiliens se sont soulevés pour mettre fin à 48 ans d’une caste antinationale ». Quelle est donc cette « caste antinationale ? » Ce sont simplement des mots désobligeants. Il n’y a pas dans l’Algérie d’aujourd’hui de « caste antinationale » et l’idée de la nation algérienne et de son unité dans le continuum historique ont été défendues, ces derniers mois, par M. Tebboune affrontant son homologue français, qui n’a pas accepté que son peuple soit rabaissé et humilié. Il faut bien que les mots s’accordent à la réalité.

Je voudrais dire, à l’éditorialiste du « Quotidien indépendant » ce qu’est être « antinational » :

– Lorsqu’au lendemain de l’attentat islamiste meurtrier du 14 Juillet, à Nice, en 2016, l’écrivain Boualem Sansal, porte-parole du sionisme international, assimile dans les colonnes des médias parisiens, les héros martyrs et les survivants, de la « Bataille d’Alger », en 1957, à des « terroristes islamistes », il a mis en cause le combat des Algériens pour une Nation et une patrie libres ; il continuera à le faire en maintes circonstances.

– lorsque l’écrivain et chroniqueur Kamel Daoud invite les Algériens, à son exemple, à se naturaliser Français et à rendre leur pays à l’ancien colonisateur, il s’est engagé dans une démarche antinationale visant à briser l’unité du pays et des Algériens, en mettant en cause la Geste des Martyrs de la Guerre d’Indépendance ;

– lorsque des Algériens, formés par l’État algérien dans le pays et à l’étranger, décident, sans avoir préalablement payé leur dette, de rejoindre spécialement l’ancien colonisateur, au détriment de la nation qui les a aidés, ils sapent et piétinent l’idée nationale.

Ce sont-là des agressions avérées contre l’unité de la Nation et de sa pérennité. Voici, d’Alger à Paris et de Dunkerque à Tamanrasset, la « caste antinationale » agissant et agitant l’espoir d’un retour à une France d’Algérie. « Le Quotidien indépendant » ne leur a pas porté la contradiction. Bien au contraire, en maintes circonstances, il leur a ouvert ses colonnes.

S’il y a eu, en politique des représentants d’une « caste antinationale », à l’instar d’un dénommé Saïdani, promu secrétaire général du FLN, aujourd’hui réfugié au Maroc, et d’autres membres du clan Bouteflika, ils appartiennent, désormais, à un passé que les Algériens ont jugé et condamné. Nouri Nesrouche devrait être prudent et ne pas distribuer imprudemment à ses adversaires politiques des étiquettes malheureuses. Ne devrait-il pas, plutôt, regarder du côté de ses amis ? Le néo-hirak, qui n’est pas une « révolution », recueille dans ses rangs des forces antinationales. C’est bien Rachad qui veut en finir avec la RADP et le MAK qui veut briser l’unité du territoire et de la nation. Question : ces vocables – « contre-révolution », « caste antinationale » – appartiennent-ils au commentateur de presse, observateur neutre, ou à l’opposant politique ?

La responsabilité de l’éditeur ou du journaliste ?

L’interpellation par les services de sécurité et la présentation devant un tribunal du journaliste Nouri Nesrouche ne devrait-elle pas, en définitive, constituer un cas d’école pour les chercheurs en sciences de l’information et en droit des médias ? Ce qu’il faudrait discuter, ce ne sont pas des vocables maladroits (« contre-révolution », « caste antinationale ») que je relève pour ma part dans son éditorial, en ignorant ce que les magistrats ont trouvé de répréhensible dans leur lecture de « La leçon chilienne ».

Il est urgent aujourd’hui, non pas de condamner Nouri Nesrouche et des journalistes bravaches, mais de revenir aux fondamentaux juridiques de la presse privée et de sa conformité aux lois de l’État. De ce point de vue, Nouri Nesrouche est moins coupable que les associés de la SPA « Le Quotidien indépendant » qui ont fait de leur titre un journal politique, un journal d’opposition politique au service du néo-hirak. Les lois algériennes sur l’information n’ont jamais autorisé la parution de titres privés érigés en journaux d’opposition à l’État. Cela ne devrait pas être un objectif. La mission universelle de la presse est d’informer, d’enquêter, de commenter et d’expliquer.

J’ai déjà écrit à propos du « Quotidien indépendant » que c’est une perversion que le journaliste remplace le politique (2), qu’il paye, comme c’est le cas, aujourd’hui pour Nouri Nesrouche, la lâcheté des partis politiques d’opposition au gouvernement. Je ressens ce qu’il y a d’injustice à voir un journaliste se dépêtrer, souvent seul et dans l’isolement, dans des affaires de justice qui ne résultent que des seuls responsabilités et engagements des propriétaires des titres de presse. M. Mohamed-Tahar Messaoudi, associé de la SPA propriétaire du titre et son directeur, seraient lui et ses pairs dans leur rôle d’assumer les choix politico-idéologiques du « Quotidien indépendant » au lieu d’y pousser des journalistes salariés, qui n’ont pas et ne devraient pas avoir vocation à remplacer une opposition et des acteurs politiques défaillants.

Contractuellement, un journaliste peut dans la position d’éditorialiste (qui est un grade professionnel, tout comme celui de rédacteur en chef et de directeur de la rédaction), accompagner la compréhension des événements politiques, sociaux, économiques et culturels nationaux ou internationaux en apportant aux lecteurs des éclairages indispensables. Il y a, toutefois, une exception : lorsqu’il se mue en acteur politique, à la demande des propriétaires d’un titre de presse ou de leurs mandants ou par volonté personnelle, il excède les limites de son statut professionnel. Le journaliste, requis pour le traitement impartial et distant des événements, peut-il revêtir l’habit de l’opposant politique, du néo-hirakiste ?

Dans une déclaration au journal de M. Outoudert, le lendemain de son audition par la justice, Nouri Nesrouche a déclaré : « Nous exerçons un métier difficile et à risques. Et dans le contexte actuel de répression générale contre les libertés, les journalistes sont évidemment pris pour cible. Je m’y attendais. » Et de poursuivre : « Je reste serein. Je continuerais à écrire comme je le fais, sur le même ton » (3). Surenchère malaisée ? Fanfaronnade ?

Nouri Nesrouche ne révèle pas les passages et les formulations de son éditorial pointés par les enquêteurs et les magistrats qui sont susceptibles de constituer un « délit de presse ». Ce qu’il faut bien appeler « l’affaire Nouri Nesrouche » et les suites que lui donneront les juges rabat les cartes dans la profession de journaliste. Elle pose d’emblée la question de la responsabilité du journaliste face aux  sentiers escarpés de la politique.

Notes

  1. Abderrezak Adel, Blog, Radio M, 21 décembre 2021.
  2. Abdellali Merdaci, « Médias. Vraiment, la mise à mort du ‘‘Quotidien indépendant’’ ? », « Algérie 54 », 10 août 2021.
  3. Cf. Karim Benamar, « Noureddine Nesrouche accusé d’‘‘atteinte à la sûreté de l’État’’ », 29 décembre 2021.

Source : Algérie54
https://algerie54.dz/…