Par Jean Geronimo

Structurellement, l’idéologie joue un rôle clé dans la société soviétique dans la mesure où elle justifie la domination du Parti-Etat et de son objectif suprême, hérité de la révolution d’Octobre 1917 : la construction du communisme, phase supérieure et ultime du développement social. Durant la phase de Guerre froide structurée par une conflictualité bipolaire américano-russe, paradoxalement stabilisatrice de l’ordre mondial en instaurant « l’équilibre de la terreur », l’objectif octobriste a une fonction idéologique essentielle. En effet, de la réalisation de cet objectif dépend la légitimité de long terme du régime soviétique et, donc, la survie politique de ses dirigeants.

Dans l’optique d’une progression rapide vers le communisme démontrant la supériorité du Parti et de son idéologie fondatrice, l’accélération de la croissance économique devient une nécessité politique. Il en découle une forme de concurrence géopolitique entre deux systèmes historiquement antagonistes et privilégiant le taux de croissance comme critère de supériorité idéologique. Depuis Staline, dans le cadre d’une lutte à mort idéologique, l’économie soviétique est contrainte de « rattraper » l’économie américaine. Soumise à une forte contrainte de croissance, l’Economie centralement planifiée (ECP) est née de cette exigence idéologique. Via le plan quinquennal, elle suppose une centralisation totale – politique et économique – pour concentrer les efforts du peuple soviétique sur les objectifs du Parti communiste et par ce biais, permettre une croissance accélérée – surtout, supérieure au concurrent américain. Selon un principe de subordination hiérarchique fondé sur la loyauté politique, le fonctionnement du système ECP s’appuie sur une pression constante du Parti sur les agents économiques – firmes, unions – formellement soumis à ses directives. Maximale sous la terreur stalinienne et déclinante à partir de la démocratisation khrouchtchévienne, cette pression politique est issue de l’activité de contrôle permanente des organes locaux du Parti (OLP) au cœur des entreprises : contrôle d’une part, de la fidélité des agents aux valeurs léninistes et d’autre part, de la réalisation des objectifs prioritaires du Parti imposés par le plan. En ECP de type soviétique, la régulation économique est donc solidement verrouillée par le Parti-central, via ses subdivisions inférieures au niveau local, les OLP. Justifié par la doctrine marxiste-léniniste, ce verrouillage du Parti est réalisé au nom de son monopole du pouvoir, exprimé par son « rôle dirigeant » inscrit dans la constitution soviétique. A la mort de Khrouchtchev, ce verrouillage politique sera considérablement fragilisé expliquant, en partie, la « stagnation brejnévienne ».

A partir des années 1970, la complexification de l’économie rend cette centralisation impossible car, dépassé par le volume d’informations à traiter, le Parti devient « aveugle » : le système lui échappe. En outre, en s’opposant à l’emprise du Parti et à toute réforme menaçant ses intérêts, l’hostilité du contre-pouvoir ministériel va aggraver la perte de contrôle de ce dernier sur les agents et, donc, sur le système ECP. Dès lors, l’économie soviétique n’est plus réellement guidée par le plan central et entre en trajectoire instable, idéologiquement dangereuse. A l’époque, l’URSS entre dans une phase de baisse tendancielle du taux de croissance rendant impossible la réalisation des objectifs planifiés – donc, le « rattrapage » – et, en conséquence, érodant la légitimité du Parti communiste. Cette délégitimation progressive du Parti provoque un affaiblissement du contrôle politique des OLP, traduit par une inefficacité croissante du plan et, donc, du système économique soviétique. Comme une terrible fatalité révélant l’impuissance du Parti, l’économie soviétique tend vers la croissance zéro. Amorce d’une crise finale.

En permettant une gestion mathématique optimale rendant possible une relance de la croissance soviétique, l’ordinateur semble alors la seule solution pour éviter la saturation informationnelle du système centralisé et sauver, ainsi, le plan de la « maudite échelle ». Or, en favorisant le pluralisme de l’information – donc des idées – et sa circulation horizontale, l’ordinateur menace le monopole du Parti fondé sur une circulation verticale de l’information en vue de relayer ses directives politiques. Par ailleurs, en développant la transparence de l’information, il remet en cause le pouvoir démesuré de certains responsables économiques – les ministères soviétiques – fondé sur l’opacité informationnelle et un fonctionnement « parallèle ». Enfin, en introduisant plus de rationalité dans la planification via le calcul économique, l’ordinateur peut révéler l’incompétence de certains dirigeants et donc, briser leur carrière politique. Cette configuration expliquera le frein politique au développement de l’ordinateur en URSS. Piégée par la technologie et incapable de gérer la complexité informationnelle liée au développement économique, l’idéologie rend la centralisation planifiée impossible. Soumis au verrou idéologique bloquant la révolution informatique des années 1980 et, donc, toute possibilité de rationalisation du système ECP par un meilleur traitement de l’information, le Parti semble trahi par l’ordinateur. Impasse idéologique, technologiquement suicidaire.

En brisant le pouvoir sclérosant des élites nomenklaturistes et des bureaucraties ministérielles accusées de violer les valeurs socialistes au profit de leurs seuls intérêts, l’ultime tentative réformatrice de Mikhail Gorbatchev – Perestroïka – de créer un « socialisme à visage humain » sera impuissante face à une mort programmée. Actée par la démission de Gorbatchev de la présidence de l’URSS, le 25 décembre 1991, cette mort politique d’une version historique du communisme a été vécue comme un traumatisme par le peuple soviétique regrettant la disparition d’une « grande puissance » respectée et redoutée sur la scène internationale – une véritable trahison. Fin d’un rêve, un peu fou.

Cette soif de puissance sera parfaitement entendue par le futur président de la fédération de Russie, héritière historique de l’URSS, Vladimir Poutine.

Jean Geronimo
Spécialiste de l’URSS et des questions russes

Livre :
URSS : de l’idéologie à la crise finale
Le socialisme soviétique, trahi par l’ordinateur ?
Ed. Sigest, Août 2021

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