Par Régis de Castelnau

La campagne présidentielle a fait venir au premier plan la question de l’État de droit. Ce concept finalement assez flou a été manié et invoqué à tort et à travers essentiellement pour défendre un statu quo politique face à une mise en cause de la place du droit et du pouvoir des juges dans le fonctionnement de la société française. Cette mise en cause est venue essentiellement des candidats de droite, mais pas seulement. En effet si ce thème est ancien pour Eric Zemmour, assez net chez Marine Le Pen, ce fut une surprise de voir tous les candidats à la primaire LR s’en emparer, avec l’exemple à la limite caricatural de Michel Barnier. À leur façon, Jean-Luc Mélenchon et Fabien Roussel sont également venus sur ce terrain. Mais il est en fait normal qu’il en soit ainsi, puisque cette question est fondamentalement politique, c’est le contraire qui serait préoccupant.

La démocratie sans le démos

Le moment électoral et en particulier celui de la présidentielle sous la Ve République voit se dérouler le débat démocratique avec l’affrontement des personnes et des programmes. C’est par conséquent celui de la prise en charge par le peuple de l’exercice de sa souveraineté. Or celle-ci est désormais bridée, limitée, voire anéantie et les candidats qui souhaitent proposer un programme à partir de leur analyse des besoins de la Nation sont immédiatement confrontés au fait que la France ne disposant plus de la liberté souveraine nécessaire ne pourra pas le mettre en œuvre.

On sait déjà qu’une partie de cette souveraineté relève désormais de l’UE à qui elle a été déléguée, mais également, et il ne faut pas l’oublier, parce qu’un fonctionnement institutionnel interne l’a confisqué au profit de structures non élues. Qui remplissent ainsi une double fonction : d’une part produire des normes à la place du législateur, comme le font les quatre cours suprêmes de notre pays : Conseil constitutionnel, Conseil d’État, Cour de cassation, et Cour des Comptes. Et ensuite de veiller au respect intangible de celles-ci. L’objectif est très clair, priver l’espace pertinent de la délibération démocratique qu’est la Nation de son pouvoir en empêchant finalement toute alternance démocratique. Le bloc élitaire veut bien une démocratie, mais à condition que ce soit sans le peuple et malheureusement avec la complicité des élites, il s’en est donné les moyens. Luc Ferry, le philosophe qui voulait que l’armée tire sur les Gilets jaunes, en a fourni une belle illustration en affirmant sans barguigner : « Prétendre, comme le dit Zemmour, que c’est la souveraineté populaire qui doit l’emporter sur les principes généraux du droit, en effet, c’est la définition même du totalitarisme. » Bigre, si l’on comprend bien, le partenaire télévisuel de Cohn-Bendit, appliquant l’inversion orwellienne, nous assène que la souveraineté du peuple – qui est pourtant le fondement de la démocratie -, c’est l’arbitraire ! En se gardant bien de définir ce concept de principe général du droit, dont on peut imaginer qu’il en a une vision à géométrie variable, en fonction des impératifs du système de domination qui lui convient. On a là l’illustration de l’utilisation médiatique et intellectuellement frauduleuse du concept « d’État de droit ». Mais il est intéressant de se pencher sur la façon dont il est utilisé sur le plan pratique. Le plus bel exemple étant fourni par le Conseil constitutionnel.

Le contrôle de constitutionnalité dans la Ve République

Le contrôle de constitutionnalité prévu pour la première fois dans le texte de la Constitution adoptée le 4 octobre 1958 sur la proposition du général de Gaulle a été complètement dévoyé. L’amiral Philippe de Gaulle le « premier Compagnon du Libérateur » a répondu à une interview le 7 janvier dernier et, interrogé sur la « judiciarisation » de la vie politique et notamment sur le rôle du Conseil constitutionnel, a déclaré ceci : « Juger les lois à l’aune des préambules de la Constitution, cela n’a jamais été l’esprit de la Ve République. Mon père avait vu le danger. Il a été furieux de découvrir que les rédacteurs du projet de 1958 avaient adjoint les préambules des constitutions antérieures, avec leurs déclarations des droits de l’homme, mais il n’est pas intervenu pour les ôter. « Les démagogues qui sont les inspirateurs de ces additions vont pouvoir bêtifier sur les droits de l’homme pour rendre l’internationalisme, le cosmopolitisme et l’apatridisme opposables aux droits du citoyen », m’avait-il dit. » De Gaulle ne se trompait pas, mais le dévoiement a été le fruit d’une évolution qu’il était difficile de soupçonner au départ. Dans l’esprit du fondateur de la Ve République, le contrôle de la constitutionnalité des lois avant leur promulgation était un contrôle de « conformité » avec le texte suprême adopté par le peuple. Les lois votées par le Parlement doivent entretenir un rapport de non-contrariété, avec la partie normative de la Constitution, avec le contenu qui organise le fonctionnement de la République. Il n’est pas abusif de considérer qu’aujourd’hui le Conseil constitutionnel se livre à un contrôle de « compatibilité » ce qui lui donne des marges d’interprétation tout à fait considérables qu’il est le seul à maîtriser. Comment s’est opéré le renversement ?

Histoire d’un dévoiement

Tout commence avec une décision du 16 juillet 1971 annulant une loi qui, réformant celle de 1901, soumettait la création des associations à un contrôle préalable de l’autorité administrative. Avec la motivation suivante : « Considérant qu’au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et solennellement réaffirmés par le préambule de la Constitution, il y a lieu de ranger le principe de la liberté d’association». Était ainsi créée par une singulière inversion, la notion de « principe fondamental reconnu par les lois de la République » qui s’imposait au législateur dans son élaboration souveraine de la loi ! Certes la « réaffirmation solennelle » par le préambule de la Constitution de 1946 repris par celle de 1958 était nécessaire, mais sa simple lecture démontre que c’est un singulier fourre-tout proclamatoire sans réelle valeur normative. En dehors bien sûr de la référence à la déclaration des droits de l’homme de 1789. C’est ainsi qu’a fait irruption dans notre droit constitutionnel un « principe fondamental » nouveau, supérieur au texte même de la Constitution. La boîte de pandore était ouverte.

C’est ainsi que le Conseil s’est arrogé la possibilité de considérer que la conformité de la loi avec la Constitution devait s’apprécier non à partir des 90 articles de celle-ci mais d’un ensemble nommé « bloc de constitutionnalité » dont la composition relevant de la seule décision du Conseil s’est révélée éminemment variable, voire arbitraire ou carrément ridicule. Rappelons que cette juridiction est composée de personnalités choisies par affinités politiques, et dirigée techniquement par des conseillers d’État sociologiquement très homogènes, et élus par personne. Ils y font bien sûr la pluie et le beau temps.

Initialement, seul le Président de la République et les présidents des deux chambres du Parlement pouvaient déférer une loi votée au Conseil constitutionnel avant sa promulgation. Valéry Giscard d’Estaing fit adopter en 1974 une réforme ouvrant la possibilité d’un recours signé par 75 parlementaires. Dans le domaine du contrôle de la conformité des lois, avant promulgation et alors que le Conseil rendait une moyenne d’environ deux décisions par an avant cette date, le bilan est aujourd’hui de plus de 800 décisions pour la période qui a suivi ! Sa jurisprudence est donc considérable et constitue aujourd’hui une source majeure du droit.

Comment a-t-il opéré ? Tout d’abord en dressant de sa propre autorité la liste des textes qui composent le bloc de constitutionnalité : à savoir l’intégralité de la Constitution du 4 octobre 1958 auquel il a ajouté son préambule propre. Ensuite l’intégralité de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Ensuite toujours le Préambule de la Constitution de 1946, et enfin la Charte de l’environnement de 2004. En développant ensuite une abondante jurisprudence donnant à un certain nombre d’autres textes et principes une valeur constitutionnelle égale à celle de la Constitution ! Il y a « les principes particulièrement nécessaires à notre temps » (PPNNT), Il s’agit entre autres du droit de grève, du droit d’asile ou du droit à la protection de la santé des enfants. Puis les « principes fondamentaux reconnus par les lois de la République » (PFRLR) choisis par le Conseil comme la liberté d’association, liberté de l’enseignement, indépendance de la juridiction administrative (tiens tiens…). Ajoutons-y pour faire bon poids « les principes à valeur constitutionnelle » (PVC) dont font partie la continuité de l’État et des services publics ou la sauvegarde de la dignité de la personne humaine. N’en jetez plus, la Cour (suprême) est pleine ! La simple lecture de ce catalogue démontre à quel point la souveraineté du Parlement français est désormais complètement corsetée.

Et malheureusement, d’autant plus qu’histoire d’aggraver cette dérive, Nicolas Sarkozy eut l’idée saugrenue de bouleverser le système français d’un contrôle a priori de la constitutionnalité de la loi intervenant entre son adoption par le Parlement et sa promulgation par le Président de la République. Ce fut à l’occasion d’une réforme constitutionnelle, la création « d’un contrôle a posteriori » à la française par le biais de la calamiteuse Question Prioritaire de Constitutionnalité (QPC). Elle permet à un justiciable de solliciter à l’occasion d’une procédure judiciaire qui le concerne, l’avis du Conseil constitutionnel sur la valeur constitutionnelle d’une loi pourtant promulguée et appliquée. Bien sûr, un certain nombre de conditions doivent être remplies et ce sont la Cour de cassation et le Conseil d’État qui décident de transmettre les QPC dont ils ont été saisis par les justiciables. L’insécurité juridique est donc aujourd’hui totale, puisque des textes utilisés parfois depuis fort longtemps sont à la merci d’une procédure visant à les déclarer inconstitutionnels et par conséquent brutalement inapplicables.

Mais pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Le Conseil constitutionnel a en plus décidé d’utiliser la notion jurisprudentielle de droit public « d’incompétence négative ». En simplifiant, on peut dire qu’il peut constater que l’autorité publique, en l’occurrence le législateur n’a pas utilisé comme il l’aurait dû sa compétence. C’est-à-dire que le contrôle ne porte pas sur la conformité du texte adopté avec la Constitution mais sur la façon dont le législateur s’est servi de son pouvoir et soyons clair, sur ce que la loi aurait dû contenir. Il peut ainsi pour l’interprétation de la loi par les tribunaux, ajouter des choses qui n’ont pas été décidées par le législateur. Le pouvoir législatif du peuple s’exerçant par l’intermédiaire de ses représentants dûment élus disposait normalement du pouvoir de changer les lois anciennes, de les abroger, de les compléter ou de les supprimer. Le Conseil constitutionnel se l’est désormais arrogé.

Quand le ridicule n’est plus un obstacle

Il ne fallait pas être grand clerc pour imaginer le flot qui allait s’engouffrer dans cette brèche. Plus de 800 décisions sur saisine par QPC ont été rendues en 10 ans soit une moyenne de 80 par an ! L’exemple le plus spectaculaire de ce qui constitue une dérive institutionnelle particulièrement grave est celui de la fameuse affaire du mot de « fraternité » dans la devise républicaine.

Cédric Herrou militant politique très engagé, et très populaire chez les lecteurs de Télérama, s’est fait une spécialité d’aider les migrants à passer illégalement les frontières entre la France et l’Italie. Il a été poursuivi en application des articles L.622 et suivants du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Texte adopté souverainement par le Parlement français et promulgué en son temps par le Président de la République. Saisi par le Herrou d’une QPC, et pour faire un cadeau aux belles âmes, le Conseil constitutionnel a trouvé une astuce. Rien dans la Constitution ne pouvait prohiber la création législative du « délit de solidarité » en tant que tel. Alors, dans les couloirs de la Cour suprême, on a eu une super idée. L’article 2 de la Constitution proclame tout un tas de jolies choses et rappelle que : « La devise de la République est « Liberté, Egalité, Fraternité ». » Eh bien, sous la signature de Laurent Fabius on a conféré au terme « fraternité » une valeur constitutionnelle ! Tout ce qui, dans la loi, pourrait être contraire à la fraternité doit donc être prohibé et l’article L.622 a été déclaré contraire à la Constitution. La grossièreté de la manipulation saute aux yeux. Quelle définition de la fraternité, quel contenu ? Est-elle réservée, ce qui serait logique, aux citoyens français ? Une fraternité universelle ne constituerait-elle pas un bel oxymore ? Quand et comment porte-t-on atteinte à la fraternité ? Tout ceci serait au plus ridicule si cette démarche du Conseil constitutionnel n’était dangereuse pour la démocratie. Et constituait de la part de celui qui en est un des gardiens, une violation de notre texte fondamental et notamment son article trois « La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ».

Car l’enjeu est bien celui-là, ce que vous nous venons de décrire, c’est tout simplement la confiscation par le Conseil constitutionnel d’une compétence souveraine qui ne devrait appartenir qu’aux représentants que le peuple s’est choisis. Et cette description démontre s’il en était besoin le caractère délibéré et construit de cette confiscation. Ce que reflètent évidemment les propos affolés de Luc Ferry pour lequel l’exercice de la souveraineté populaire conduit au nazisme. Mais on trouve également des signes de la profondeur du mal avec l’intervention récente du député LR Guillaume Larrivé à l’assemblée au moment du débat sur le passe vaccinal. « Je suis favorable au principe du passe vaccinal, je voterai pour le projet de loi, mais il est important que nous dialoguions avec le Conseil constitutionnel à ce sujet, au. regard de la protection des libertés : c’est pourquoi les députés républicains le saisiront ». Pardon ? Déclaration extraordinaire d’un parlementaire qui annonce tranquillement qu’il va voter la loi sous condition de l’autorisation préalable de Laurent Fabius ! Guillaume Larrivé est énarque, membre du Conseil d’État et actuellement avocat. Par conséquent probablement juriste. Comment se fait-il qu’il soit à ce point soumis et pas capable de faire une chose très simple, analyser le texte et si celui-ci porte atteinte aux libertés, voter contre ?

Les inquiétudes de Laurent Fabius

Pourtant, comme Luc Ferry, Laurent Fabius est inquiet. Présentant les traditionnels vœux du Conseil constitutionnel à Emmanuel Macron, il a exprimé ses « quelques motifs d’étonnement, voire d’inquiétude quant au tour pris par le débat public sur la notion d’État de droit. Il n’est plus rare désormais que, en France comme dans d’autres démocraties considérées comme avancées, des doutes et des critiques s’expriment sur l’État de droit ». Fustigeant également sans les nommer, ceux qui au sein même de nos frontières, « laissent planer le doute sur la nécessité de respecter les décisions du Conseil constitutionnel, voire l’existence de celui-ci. »

On verra Monsieur Fabius, on verra. Mais on vous confirme clairement que la question de la récupération par les Français de leur souveraineté législative est une question essentielle. Le débat sur ce fameux « État de droit » est indispensable et il est d’ailleurs largement lancé. Vos inquiétudes sont fondées, car pour beaucoup il est indispensable que la juridiction que vous présidez actuellement revienne à ce qu’est réellement sa mission telle qu’elle était prévue par le général de Gaulle et les constituants de 1958.

Source : Vu du Droit
https://www.vududroit.com/…